Laurent Ballery – Douleurs chroniques : un réel en souffrance ?

Journées de Clinique, Alicante. November 20017

Les douleurs dites du « membre fantôme » des amputés sont paradigmatiques de la douleur chronique. Paradoxales, sans explications apparentes, elles font souvent échec au savoir du médecin et valent au patient des propos du type : « je ne peux plus rien faire pour vous, c’est dans la tête. ». Le diagnostic de douleur « psychogène » est alors posé.  Le patient, dont la douleur invisible est pourtant indubitable se sent incompris, renvoyé à son imaginaire, rejeté, voire abandonné. Tels sont les patients que l’on peut rencontrer dans les consultations douleurs chroniques, après avoir été ainsi éconduits par les autres services de médecine.

Le terme de psychogène sonne donc comme un diagnostic d’élimination défini à partir du discours médical. Il évacue de la douleur la dimension de la souffrance car il forclot le sujet comme l’a très bien montré Clavreul1. En effet, au sein de ce discours, la douleur fait signe, c’est-à-dire qu’elle repésente quelque chose pour le médecin. Dans le discours de l’analyste en revanche la douleur peut-être entendue comme un signifiant représentant le sujet pour un autre signifiant. Le psychologue travaillant dans ces services, reprenant à son compte le terme de « psychogène » se verrait donc de facto paramédicalisé.

Certes le patient peut trouver son compte à se réfugier derrière le symptôme de la douleur pour rester à l’abri de sa subjectivité, et sa demande de guérir masque souvent le désir que rien ne change. D’ailleurs souvent, aucun traitement ne marche. Mais il arrive aussi fréquemment que ces patients, venus à la consulation pour la douleur, ne l’évoquent paradoxalement que très peu au profit du récit de leur histoire souvent traumatique. Ainsi cette femme, souffrant de douleurs rebelles à une opération de son endométriose, évoque un viol subi durant l’adolescence. Ses parents, dépourvus d’empathie et d’attention à son égard, n’y avaient jamais cru et l’accusaient de fabulation. Ce sont ces mêmes termes qui lui sont désormais renvoyés quand elle évoque sa douleur physique, qui aurait dû disparaître puisqu’elle avait été opérée. Le traumatisme du viol s’est déplacé sur la douleur qui reste ainsi en souffrance d’une adresse et d’un dire.

L’on remarque que tant que la souffrance reste prise dans la douleur, sans écart, tant qu’elle n’est pas entendue, quelque chose fait obstacle au traitement, quelle qu’en soit la cause. Pour le médecin donc, la douleur se localise dans l’organisme, là où pour l’analyste, la souffrance concerne le corps en tant qu’il est parlant. Mais il reste important de distinguer les deux plans pour traiter la douleur. Car le corps et l’organisme ne sont pas des notions qui se recoupent totalement, ce qui pourrait expliquer que le patient puisse continuer de souffrir corporellement bien que le médecin ne trouve pas de causes organiques.

La psychanalyse ne prétend pas pouvoir éclairer plus que la médecine les relations de l’esprit et du corps selon une causalité psycho-somatique car la dimension de la pulsion et du langage la rendent étrangère à cette conception. Le corps a en effet peu à voir avec l’organisme biologique, puisque, comme l’a montré Lacan il se confond avec le moi auquel l’enfant n’a accès que par l’image spéculaire. C’est pourquoi le corps est d’une certaine manière vécu comme quelque chose qui nous est extérieur, ce qui se traduit dans le langage par le fait que nous disons que nous « avons un corps », plutôt que nous « sommes » un corps. Et cette image nous inscrit en même temps dans un véritable rapport de méconnaissance de ce que nous sommes puisque, même si l’image se présente comme complète, il y manque celle du désir à l’origine de cette aliénation. Ainsi le phallus, véritable vecteur de l’aliénation dans l’image n’y apparaît que comme moins phi, car il n’y a pas d’image du manque, produisant ce reste non spécularisable qu’est l’objet « a ». C’est ce qui explique qu’en permanence, quelque chose du corps nous échappe. Il y a une perte qui agit comme cause et met le sujet en quête de retrouver l’objet perdu, ce dont on peut entendre un écho chez ces patients douloureux qui multiplient – vainement – les examens médicaux pour trouver la cause de ce dont ils souffrent. Si donc causalité il y a, elle n’est pas à situer entre l’esprit et le corps mais entre le corps et le signifiant : la nomination de l’enfant par le grand Autre face au miroir, en le faisant entrer dans l’ordre symbolique, le sépare ainsi du corps de l’Autre dont il n’était que la métonymie. L’enfant prend corps sur fond d’une perte irrémédiable de la jouissance première du corps à corps avec la mère. Il devient corps parlé par la mère, d’où notre attention aux signifiants de la douleur qui viennent aux patients quand ils se racontent.

Pour autant, le corps pris dans le langage et les pulsions n’est pas dans un rapport d’étanchéité avec l’organisme vivant, objet de la médecine. Il y a un réel du corps irréductible à la pulsion. Freud reconnaît qu’il existe, même pour le psychique, « d’autres excitations que les excitations pulsionnelles, celles qui se rapprochent davantage des excitations physiologiques »2 Ainsi, dans les douleurs neuropathiques, il peut y avoir des lésions réelles des fibres nerveuses. Il pourrait donc y avoir quelque chose d’abusif à voir dans le phénomène de la douleur l’expression d’une jouissance, s’il ne s’agissait ici de douleurs chroniques. Cette chronicité est sans doute à la médecine, ce que la répétition est à la psychanalyse et fait donc intervenir le pulsionnel. L’excitation physiologique peut-elle en effet échapper au circuit pulsionnel du corps parlant ?

Au sujet du masochisme secondaire, Freud écrit que « douleur et déplaisir ne sont plus des avertissements mais des buts pulsionnels », de sorte que l’on puisse « consentir au plaisir de la douleur »3. Dans ce cas, « on jouit, non de la douleur elle-même, mais de l’excitation sexuelle qui l’accompagne »4. Pour reprendre la lecture lacanienne de ce développement, ce but n’est cependant atteint qu’au troisième temps, celui du « se faire » – et pourquoi pas sous le mode du « se faire battre » dont certains patients parlent quand ils décrivent leur douleur – convoquant l’émergence de la figure de l’Autre après que la pulsion, partant d’un bord érogène y fasse retour décrivant ainsi le contour de l’objet « a ». Lacan d’en conclure que « la douleur entre en jeu en tant que le sujet l’éprouve de l’Autre. »5

On peut cependant se demander si toute douleur chronique relève de ce consentement à la douleur ? Jouissance et masochisme se recouvrent-ils toujours ? Chez certains patients je n’entends rien de l’auto-punition ou du masochisme secondaire. La chronicité – la répétition – trouve plutôt son éclairage dans le concept de pulsion de mort. Si toutes les pulsions sont conservatrices en tant qu’elles tendent à restaurer un état antérieur, la pulsion de mort est à cet égard radicale puisqu’elle tend au retour vers l’anorganique, l’inanimé6. Sans doute en entend-on un écho chez les patients se plaignant en permanence de fatigue insurmontable les condamnant à l’inertie au fond de leur lit ou ceux qui systématiquement, et non sans complaisance, se plaignent que « rien ne change », que « c’est toujours pareil » sur le plan de leur douleur. Les pulsions de mort sont alors assimilables aux pulsions d’auto-conservation puisqu’elles écartent de l’organisme toutes les sources de perturbation externes qui entraveraient la voie suivie par l’organisme vers la mort. Ainsi « l’organisme ne veut  mourir qu’à sa manière »7, dit Freud. On n’est donc plus dans le cas du masochisme secondaire consistant dans le retournement de la pulsion contre le moi. Il s’agit ici d’un masochisme originaire où le sadisme ne peut plus être déduit à partir de la pulsion sexuelle8. Il est l’expression des pulsions de mort dans le moi, poussant à sa désagrégation, et dont ce dernier se protège par l’action des pulsions narcissiques unificatrices, en les expulsant vers l’extérieur via les muscles. La fibromyalgie et sa douleur caractéristique d’excitabilité des fibres musculaires, pourraient-elle s’expliquer par cette dynamique d’expulsion de la pulsion de mort hors du moi via les muscles, expulsion inefficace qui semble se fixer, au sens pulsionnel, à mi-chemin, sans véritablement pouvoir être extériorisée ?

Dans ce contexte, la douleur est-elle du côté de la pulsion de vie et de l’excitation faisant échec à la tendance de la vie psychique à réduire les tensions au maximum ou, au contaire, va-t-elle dans le sens de la pulsion de mort puisqu’elle produit de la fatigue, un retrait narcissique de l’investissement libidinal du monde extérieur ?

C‘est donc cet enchâssement de l’excitation dans le circuit pulsionnel qui rend compte du fait que la description que les patients donnent de leur douleur cadre moins avec les critères de la douleur organique qu’avec les caractéristiques mêmes de la pulsion : effraction traumatique du pare-excitation, fixation, poussée constante de la douleur qui ne peut être fuie, décharge. A l’image de l’objet « a » dont la pulsion ne peut faire que le tour, la douleur est insituable, inexprimable. Insaisissable elle confronte de façon obsédante les patients à la recherche d’une cause qui l’expliquerait. Leur vie, comme le réel, est « impossible », mettant le médecin auxquelles ils s’adressent dans l’incapacité de répondre à leur demande : les retrouvailles avec l’objet perdu, la jouissance perdue de leur corps d’avant. Ainsi le but pulsionnel peut-il être atteint même quand le patient se plaint du contraire et que la souffrance confine à la jouissance9.

La prévalence d’une expression somatique des symptômes dans le cas de la douleur chronique pourrait témoigner en faveur d’une difficulté au niveau de la séparation – incomplète ou impossible – avec le corps de l’Autre. La question du narcissisme est alors au premier plan, supposant un échec du refoulement : le fait que nous soyons très souvent en présence des deux premiers destins pulsionnels que sont le retournement sur le moi propre (sujet-objet) et le renversement dans son contraire (activité-passivité), irait dans ce sens car, comme le dit Freud, ils dépendent de l’organisation narcissique du moi10.

Le refoulement coïncide avec le passage du moi idéal – image réelle – à l’idéal du moi -image virtuelle -. En authentifiant symboliquement qu’il s’agit bien de l’enfant dans l’image que le miroir lui renvoie, ce dernier peut désormais se voir comme aimable dans le regard de l’Autre. Cette opération coïncide donc avec celle du refoulement de l’image réelle sous-tendue par les pulsions partielles et prises dans l’imaginaire déréalisant du rapport de rivalité. On voit donc que la perte de la jouissance liée à cette première image du corps dépend de la possibilité que l’Autre reconnaisse le corps de l’enfant comme séparé du sien, c’est-à-dire qu’il reconnaisse sa propre castration. La douleur mettant à mal le narcissisme du patient peut alors être rapportée à une « difficulté pour inscrire le manque dans le miroir de sorte que l’objet « a » ne se sépare pas vraiment de l’image i'(a) » comme le souligne Maria-Cruz Estada11. Le manque n’y étant pas repérable, quelque chose du rapport à l’image reste troublé, maintenant le corps sur le versant d’un réel. On pourrait avancer que la douleur est alors, sur le plan physique, un analogon de l’angoisse sur le plan psychique. Car la douleur, comme l’angoisse, ne trompent pas, on ne peut en douter. Il y a en effet l’éprouvé d’un plein et non d’un manque dans la douleur et donc quelque chose qui, à l’instar de l’angoisse surgit là où il devrait manquer quelque chose : l’image réelle vient doubler l’image virtuelle là ou l’identification symbolique polarisée par le (– φ ) permet de la refouler. Ainsi, faute de représenter pour sa mère le phallus manquant, quelque chose de son corps ne peut être coupé de celui de sa mère et le laisse collé à sa jouissance.

Ecouter un patient parler de sa douleur revient donc à entendre sa fragilité narcissique interrogeant la constitution du sujet et son ancrage dans l’identification primordiale. Ainsi n’est-il pas rare de rencontrer chez les patients douloureux des propos du type : « j’ai mal partout », « je suis pleine  de douleurs », « j’ai mal tout le temps ». La douleur n’est en effet pas localisée à un endroit particulier du corps. Le signifiant « tout » me semble ici recouper deux fonctions.

Chez les patients dont l’histoire – et c’est souvent le cas – témoigne d’un manque de soins, d’attention, de maltraitance de la part de leurs parents, de propos humilant, attestant de la faible valeur phallique qu’ils pouvaient représenter pour ces derniers, le caractère total de la douleur vient faire comme suppléance à la constitution d’une image du corps. La douleur, en s’éprouvant « partout » unifie le ressenti du corps comme forme totale, tentant ainsi de nouer de façon quasi sinthomatique des registres mal raccordés faute d’une dimension symbolique suffisamment présente. Cette authentification par l’Autre, recherchée désespérément chez leurs parents, est alors recherchée dans le regard et les mots du médecin ou du psychologue.

Ce signifiant « tout » résonne aussi comme une négation de l’incomplétude et du manque et constitue comme une tentative de récupérer ce qui est perdu dans l’image spéculaire. Une patiente raconte par exemple que, durant la nuit, la douleur ne « la lâche pas » et la tient constamment éveillée. Elle pourra évoquer alors que le besoin de rester constamment vigilante – ce que la douleur permet – est lié aux angoisses qu’elle avait que ses enfants, petits, puissent mourir subitement, s’étouffer. La douleur ne lâche pas le sujet car le sujet ne veut pas lui-même lâcher quelque chose, consentir à la perte. La douleur est alors comme une retrouvaille avec l’objet perdu. D’ailleurs les patients peuvent se sentir inquiets quand une douleur disparaît momentanément.

Je rencontre aussi souvent la douleur chronique dans des problématiques où le sujet veut être tout pour l’autre : il s’agit, la plupart du temps de mères qui sont sur le dos de leur enfant, disent qu’elles « sont à la fois le père et la mère » et ne peuvent être manquantes. La crainte de la perte d’autonomie, du handicap, dont elles se plaignent a pour envers le refus de l’incomplétude. C’est d’ailleurs de cette façon-là qu’elles s’offrent littéralement dans le transfert : elles nous comblent de douleurs, massives, occupant absolument toute leur énonciation et ne laissant place à aucune association.

Mais dans ce cas précis, la douleur peut aussi se présenter comme une tentative de remettre de l’écart avec l’autre et de faire obstacle à sa demande vécue comme impérative ou vampirisante, en offrant un pretexte sérieux et reconnu médicalement de ne pouvoir y répondre et, d’ailleurs, non sans culpabilité. Ainsi, si la douleur ainsi entendue peut constituer une tentative d’annulation de la division du sujet – douleur sans faille, pleine et permanente – elle est aussi un biais par lequel renouer avec la question de la perte. Cela se manifeste particulièrement quand la douleur donne lieu à une interrogation sur sa cause et où chaque nouvel examen médical repousse sans cesse les limites de cette recherche, car on ne la trouve pas. Cependant le caractère insaisissable de la cause est peut-être aussi à entendre du côté du désir et de ce qui pourrait faire écart avec la jouissance plutôt que de témoigner d’une volonté de retrouvaille avec l’objet perdu et d’une jouissance insupportable d’avant la division du sujet.

La douleur chronique, à des degrés divers, peut ainsi témoigner d’une fragilité de la fontion symbolique et des avatars de l’accès à la dimension du manque. Ce qui n’est pas symbolisé revient dans le réel, dit Lacan. Faute de pouvoir refouler la jouissance liée aux pulsions patielles du corps, l’aliénation dans l’image spéculaire est incertaine, condition qui, seule peut faire dire au sujet qu’il n’est pas un corps mais qu’il a un corps. La douleur revêt alors une valeur imaginaire de consistance ontologique : le patient peut dire qu’il a mal, mais en fait il n’est qu’une douleur. La douleur exprime peut être ainsi, dans le réel, la difficulté de passer de l’être à l’avoir. Faute de pouvoir ainsi localiser quelque part la perte dans son image spéculaire, le patient a mal partout, tout le temps. Mais si la douleur est du point de vue du symptôme, du côté de la métonymie, ne pourrait-elle aussi être considérée, comme un sintHome, une tentative de faire tenir autrement le symbolique, l’imaginaire et le réel ?

Laurent Ballery

Analyse Freudienne

Journées cliniques d’Alicante, 25-26 novembre 2017

1Clavreul, L’ordre médical, Ed. Seuil, 1978, pp. 151-152.

2Freud, « Pulsions et destins des pulsions », in Métapsychologie, Gallimard, Folio essais, 1987, p. 13.

3Ibid., p. 27.

4Ibid., p. 28.

5Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Ed. Seuil, 1973, leçn XIV,p. 167.

6Freud, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, 1995, ch. 5.

7Ibid., p. 83.

8Freud, « Le problème économique du masochisme », in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1988, p. 291.

9Cf. Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., leçon XIII , pp. 151-152.

10Freud, Pulsions et destins des pulsions, op., cit, p. 32.

11Maria-Cruz Estada, « Le corps comme dernier bastion ».

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