Laurent Ballery "La chose publique est-elle encore de son temps?"

CARTEL PSYCHANALYSE DANS LA CITÉ

Il en va de la psychanalyse comme de la chose publique (Res Publica) dont ont peut se demander si elles sont encore de ou dans leur temps. Les pratiques néolibérales font du monde l’objet d’une appropriation privée, et sature  l’espace privé  lui-même par la production sans limite de marchandises. La dette publique est d’autant plus dénoncée et martelée que, pour reprendre les termes du dernier traité économique européen, le domaine public, fausse de manière déloyale la libre concurrence. Mais l’on songe moins à parler de la dette privée à l’égard du public, celle que tout acteur économique contracte à l’égard du bien le plus public qui soit, la langue, sans laquelle les seuls rapports de force règneraient, compromettant toute possibilité d’un marché.

Or sans espace public, pas de monde commun possible. Commun au sens où, dans l ‘espace ces objets appartiennent à tous, comme les œuvres culturelles par exemple, et que dans le temps, ils peuvent être transmis et relier ainsi les générations.  Ces objets nous relient et nous séparent donc tout à la fois.  Le domaine public se situe donc du côté du tiers symbolique. Mais cela ne suffit pas à le définir.

Il est essentiellement constitué par la parole et l’acte qui tous deux ne peuvent se produire dans l’isolement, mais exigent de ce fait, tout autant qu’ils le créent, un public. Ce n’est que devant un public, en prenant le risque de la parole ou en posant un acte, que le sujet manifeste qui il est,  cette singularité dont il n’est pas maître, comme le disait Hannah Arendt.  N’est-ce pas ainsi que peut être entendu l’aphorisme de Lacan : « l’inconscient, c’est la politique ».

Car l’acte et la parole, s’ils produisent la singularité du sujet, produisent de fait aussi la pluralité humaine. Cette dernière rend public et objectif le monde dans le sens où une foule d’individus ayant une vision identique du monde ne constituerait pour ainsi dire qu’une sorte d’immense point de vue subjectif, privé en ce sens : c’est la pensée unique dépourvue de toute dimension d’altérité.  C’est pourquoi la pluralité ne se confond ni avec l’altérité – la pensée dite alter-mondialiste peut très bien coïncider avec une autre pensée unique en opposition en miroir avec le discours capitaliste -, ni avec la multiplicité – qui peut n’être qu’une apparence de pluralité masquant la répétition à l’identique du même point de vue.

L’espace public est un effet de l’acte et de la parole et n’existe en ce sens qu’aussi longtemps que ceux qui l’animent, parlent et agissent, à la différence des objets fabriqués qui survivent au processus qui les a produits, pouvant ainsi être consommés, vendus, transmis. On pourrait parler à ce sujet d’un effet-public, comme l’on parle d’un effet sujet. Les êtres parlants ainsi réunis forment un réseau. La notion élaborée par Arendt paraît précieuse pour penser les rapports des sujets parlants réunis en réseaux– fussent-ils sous la forme d’association d’analyste – avec le pouvoir politique, voire la violence d’Etat. Car on ne peut venir à bout d’un réseau, sa puissance, que par la force ou la violence, avouant par là-même son impuissance à le détruire autrement.

 

En se présentant comme seul discours réaliste et pragmatique, s’adossant au  discours de la science, le capitalisme peut nier la pluralité humaine et proclamer qu’il n’y a pas d’autre monde possible. On peut à cet égard parler d’un effet forclusif du capitalisme sur le domaine public.  C’est pourquoi, à la différence des quatre discours, celui du capitalisme ne peut non seulement pas fonder un lien social, mais plutôt produire sa dissolution. Comme l’avait très bien mis en évidence Radjou Soudaramourty, dans le discours capitaliste, l’objet « a », la production est récupérée par le sujet. Il n’y a donc pas d’  « im-possible », mais au contraire un « un-possible ». Ainsi l’objet n’est plus du côté du non spécularisable mais est perverti en objet de consommation. Le sujet lui-même peut être assimilé à une marchandise, un objet vérifiable (surveillance), évaluable (neo-management) et mesurable (discours de la science), au mépris -notamment dans les lieux publics de soin – de toute dimension d’intimité, de confidentialité nécessaire au déploiement de la parole.

 

Toute la question est alors de préserver cet impossible face à la tentation toujours présente d’en boucher le trou par différents idéaux politiques ou religieux et, le cas échéant, de se réapproprier l’espace public, voire de le conquérir, ou plutôt de l’ouvrir en le créant tout à la fois, étant entendu qu’aucun espace public ne préexiste à l’acte et à la parole. Sur ce point, coïncide le désir d’analyste dans sa tentative d’ouvrir en permanence l’espace du sujet – c’est-à-dire l’efficace propre de son acte – avec la dimension politique, car à quoi oeuvrent les analystes sinon à l’émergence du singulier, de la subjectivité ?

Il est vrai que l’analyste opère dans l’intime de la parole qui requiert un espace privé, à l’abri de toute lumière publique. Mais plutôt que dans une opposition entre un intérieur (le cabinet privé) et un extérieur (l’espace public de l’agora), le recours à la topologie en l’espèce de la bande de Moebius, permet non seulement de mettre en évidence le voisinage intime mais aussi  le passage entre l’émergence d’une parole singulière et la dimension politique que cette singularité – constitutive de la pluralité – produit.

 

S’il n’est pas en effet d’espace public sans espace de parole, c’est qu’espace et parole peuvent être articulés de sorte que l’on puisse concevoir qu’existe une coïncidence entre « l’ouvrir », au sens de parler, et créer de l’espace.

 

Le propos de Guy Dana dans son livre Quelle politique pour la folie ? nous permet de penser cette question d’ouvrir/créer un espace. Réfléchissant sur la psychose et la politique de la folie à l’hôpital, la notion d’espace lui semble pouvoir établir une jonction entre politique et psychanalyse qui tous deux ont à voir avec la question de la place vide, de l’écart, de l’im-possible : espace psychique du psychotique envahi par le discours de l’Autre ; espace social saturé par le discours du capitaliste.

La notion d’ « ouvert » qu’il avance, suppose, à la suite de Lacan la conception d’un couple espace-langage. Métonymie et métaphore, contiguïté, déplacement, substitution des signifiants nous font toucher du doigt leur dimension spatiale. De fait le lent travail de subjectivation consiste à se déprendre de la lalangue, dans l’écart créateur d’un nouvel espace entre langue et parole. Le dispositif analytique – association libre et écoute flottante – permet de faire de la place à la contingence, à l’imprévu, à l’hétérogène, constituant un gain d’espace psychique. C’est ainsi que je comprends la phrase de Freud : «
Wo es war, soll ich werden », où le wo, le où, désignent non seulement l’espace, mais aussi l’idée d’une orientation sans laquelle l’espace ne saurait être subjectivé comme tel. Sans doute est-ce le phallus qui permet de s’orienter dans cet espace, ce Wo, lui qui vectorise le renvoie autrement indéfini des signifiants les uns aux autres en leur mettant un point d’arrêt.

 

Ainsi peut-on concevoir l’articulation entre acte analytique et politique : permettre au sujet de l’ouvrir et fendre ainsi la foule pour créer une pluralité. La politique, comme la psychanalyse ne sont laïques qu’à la condition d’admettre et de préserver cette dimension de l’impossible.

A première vue, préserver la place vide de cet impossible semble relever d’une utopie. J’accepte ce mot, mais à condition de le prendre non au sens imaginaire d’une illusion consolatrice, mais au sens propre du néologisme : quelque chose qui se situe nulle-part (u-topie), comme le wo du wo es war. Autrement dit comme une fiction au sens de « rallonge symbolique » permettant d’élaborer quelque chose de cette place vide, sans l’obturer ni l’occuper, de cet impossible du réel. L’u-topie désigne un lien qui n’existe nul part au sens où l’espace auquel elle renvoie n’est pas de l’ordre de ce qui peut être situé, comme pour l’objet a, avec lequel il se confond alors, ni localisable, ni spécularisable.

 

Dans cette idée, je me demande si on ne pourrait pas considérer le dispositif analytique du cartel, comme une utopie politique en acte. Son nom évoque l’écartèlement, non au sens du déchirement, mais de ce qui écarte, divise, ouvre un espace. Le « +1 » inscrit au cœur de ce dispositif marque la présence de cet impossible et présentifie ainsi l’u-topie, faisant obstacle à la privatisation d’un groupe enfermé narcissiquement dans son particularisme. Le « +1 » fait obstacle à la constitution d’un Un et fonde la pluralité.

Il en résulte une dimension publique de ce qui est produit au un-par-un. Le public n’est pas tout le monde, mais quelques autres, puisque ce n’est pas le nombre qui fait le public. Public donc, non au sens de ce qui est commun à tout le monde, mais au sens de ce qui peut être transmis aux quelques autres.

 

 

Peut-on voir, doit-on voir dans la résistance manifestée par ses participants à se maintenir dans un groupe de travail au profit de la constitution d’un cartel sur la psychanalyse et la cité – et précisément parce qu’il s’agissait de la question politique – de se constituer selon une structure propre à maintenir la question de la place vide et permettre ainsi l’émergence d’une parole singulière au un-par-un ? Les dispositifs de cartel dans une association psychanalytique – ne se révèlent-ils pas seuls aptes – dans la perspective de réfléchir à la dimension politique de la psychanalyse – à maintenir l’écart nécessaire (écart à concevoir à la fois comme séparation et liaison) avec toute demande de l’association, castration institutionnelle garante même de sa pluralité et sa dimension publique ?

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