Laurent Ballery "Psychanalyse et cité"

Journée institutionnelle.Octobre 2013

IIl ne peut y avoir de psychanalyse sans une cité qui l’héberge ou la tolère, même de manière ambivalente. Souvent elle se sent menacée : réglementation de l’usage du titre de psychothérapeute, promotion d’un sujet non divisé tel que le conçoit le DSM, disparition des concepts psychanalytiques au profit de la langue médico-sociale. Et la tentation est alors grande de se réfugier derrière la proclamation d’une extra-territorialité ou de se draper dans un idéal de pureté ne souffrant aucune compromission. Mais la psychanalyse n’est pas dans un rapport tel à la Cité qu’elle y serait logée comme un empire dans un empire.

A-t-elle donc à se tenir sur une position défensive ? Ne se sent-elle pas menacée dans la mesure même où elle laisse planer une ombre menaçante sur la Cité et ce, dès se débuts : mise à jour d’une sexualité infantile ; moi délogé de la place de maître qu’il croyait occuper dans la vie psychique ; autant de formes du bacille de la peste que Freud, débarquant sur le continent Nord-Américain, s’imaginait propager, infectant de manière funeste ses idéaux de bonheur et de consommation.

Sans doute le notion proposée par Lacan d’un « envers de la psychanalyse », plutôt que d’un « dehors », permet-elle de ne pas tomber dans l’écueil d’une confrontation en miroir avec la Cité.

Mais se demander ainsi à quel titre la psychanalyse peut, doit et a quelque chose à dire de la Cité, en même temps que cela questionne son discours, revient à questionner la politique elle-même à l’aune de ce que la psychanalyse nous apprend et soutient de la conception d’un sujet divisé. Cela signifie-t-il que l’on puisse inférer de la psychanalyse une politique ? Cela paraîtrait d’autant plus paradoxal que l’inconscient est a-social et que le discours de l’analyste participe de l’après-coup et non de la prescription. Qu’a donc voulu dire Lacan lorsqu’il énonce : « l’inconscient, c’est la politique? »1

Serait-ce que la psychanalyse se confronte aux mêmes points de réel qu’elle, à commencer par la pluralité humaine ? Comme l’a très bien montré Hannah Arendt2, si la philosophie n’a jamais pu donner une réponse valable à la question « qu’est-ce-que la politique ? », c’est qu’elle n’a jamais pris en considération, qu’en la matière, seuls les hommes existaient et non l’homme dont elle s’évertue à chercher indéfiniment l’essence. Cette pluralité humaine est elle-même fondée sur la singularité qui s’exprime par la parole et l’acte, autant de réels irréductibles en définitive au traitement statistique.

Pour autant, traite-t-elle du réel de la même manière ? Car dire de l’inconscient que c’est la politique ne signifie pas qu’il en est la visée ou l’essence : on voit bien à quelles menaces la politique conduit lorsque l’Etat entend régenter quoi que ce soit dans le domaine de la psychanalyse. Son discours serait alors normatif. En revanche la psychanalyse permettrait de juger, voire d’évaluer le cas que la politique fait de la parole, quel souci elle a du désir. Cela peut paraître à la fois abstrait et utopique, mais c’est très tangible quand un discours politique managérial envahit les lieux de soins. A moins qu’elle puisse être entendue dans le sens où le vivre ensemble puisse être réductible à une analyse des processus inconscients qui le régissent : je pense à l’identification dans Psychologie des foules et analyse du moi3, en ce qu’elle remet en question la séparation abstraite entre psychologie individuelle et collective ; ou encore à Eros et Thanatos comme force de cohésion ou de dissolution du corps social4.

Pour autant, dans Malaise dans la civilisation, Freud met en garde contre une extension des concepts psychanalytiques à l’analyse des sociétés. Ainsi ce n’est que par analogie que l’on pourrait qualifier une civilisation de « névrosée » – et peut être aujourd’hui de « perverse » -. Comment juger en effet de la normalité d’une civilisation ? Et quand bien même l’analyste se doublerait d’un politicien, la psychanalyse lui donnerait-elle l’autorité suffisante pour « imposer à la collectivité la thérapeutique voulue ? »5 Le tenter reviendrait à « s’enhardir »6. Le hiatus donc entre inconscient et politique ne réside donc pas seulement dans l’hétérogénéité épistémologique de leur champ, mais dans la question pratique du pouvoir. L’analyste, la psychanalyse, sont à cet égard sans pouvoir.

La psychanalyse n’est en effet pas une weltanschauung permettant de consoler l’homme de ses désillusions. Freud en appelait donc à une certaine « prudence »7 dans les jugements que l’analyste croit pouvoir porter, au nom de la psychanalyse, à commencer par ceux qui, subrepticement, peuvent vite s’apparenter à des jugements de valeur. La question du jugement est psychanalytique à part entière. Freud fait de cette faculté – comme on le sait – l’héritière d’un jeu pulsionnel d’inclusion et d’expulsion du moi, contemporain de l’opération du refoulement8. La condamnation est un rejeton du refoulement, la forme intellectuelle et déguisée qu’il peut revêtir9. Chaque fois donc qu’au nom de la psychanalyse, on juge la cité, l’on devrait chercher à analyser ce que l’on cherche à refouler (condamnation du mariage gay, dénonciation de telle association psychanalytique dans ses prises de position). Partir du jugement, pour remonter à ce qu’il refoule ouvre à nouveau le questionnement en direction du réel. Cela revient à considérer ce qui est à l’origine d’un parti pris, d’une décision, c’est-à-dire d’un acte, cœur même – s’il en est – de la politique. C’est peut être dans la conjonction de ces différentes dimensions que l’on peut comprendre l’inconscient, c’est la politique.

Dans ma tentative d’élucidation de cet aphorisme, le propos de Jean-Claude Milner m’a particulièrement été d’un grand secours. Selon lui en effet – dans Clarté de tout10 – on reconnaît qu’une cause est politique au fait que le nom qu’on lui donne (« prolétariat », « révolution », « juif », et on pourrait ajouter aujourd’hui « mariage pour tous » ou encore « psychanalyse » – que l’on songe aux débats passionnés sur l’autisme et aux recommandations de l’HAS -), est diviseur : « autour de ces noms, les êtres parlants se sont rassemblés, opposés, combattus. Chaque être parlant était appelé, s’il voulait parler politique, à se situer par rapport à ces noms.11 » En la matière donc, rien n’est plus funeste à la politique que ce qui tente d’annuler, cette division : le consensus.

Le débat et l’action politique sont voués à la stérilité et à l’inanité, tant que les êtres parlants ne retrouvent pas une parole politique, celle qui à la fois préserve la division et s’en nourrit. Cette parole se noie alors dans la discussion politique, fondée sur la négation ou le déni de la division, celle qui consiste dans la distance irréductible entre le peuple et le Prince, entre ceux qui décident et ceux qui ne décident pas. Je ne peux entrer ici dans le détail de l’argumentation riche et complexe de Milner. Mais en substance, il explique que l’avènement de la forme « discussion » dans le domaine politique est contemporain de la Révolution Française qui, en instaurant la possibilité de prendre par la force la place de celui qui décide12, introduit la dimension mimétique : faire comme si, même si l’on ne gouverne pas, l’on pouvait parler à l’image de celui qui prend les décisions politiques. Or là est l’imposture, car la décision, véritable objet de la politique selon Milner (qui argumente ici Descartes contre Machiavel), voue le décideur – tel l’analyste face à son acte – à une solitude absolue et non partageable. C’est pourquoi toute idée de symétrie des places entre le peuple et le Prince, qui rend possible la discussion politique, est un leurre d’ordre imaginaire. La discussion po
litique fondée sur elle ne peut alors engendrer que résignation et extinction du vouloir , voire la destruction : « dévoré par le faire semblant, le sujet veut de moins en moins ; puis il ne veut rien ; puis il veut le rien13. »

Pour sortir de la discussion et retrouver une parole politique, il faut donc sortir de la mimétique. Milner donne à cela le nom de « politique du fragment » : fragment qu’est la division entre ceux qui décident et ceux qui ne décident pas et sur laquelle s’appuie celui qui, n’ayant pas le pouvoir, prend néanmoins la parole ; fragmentation de l’idée de la politique comme un tout (tout est politique) au profit d’une action d’autant plus efficace qu’elle renonce à l’idée illusoire et mégalomaniaque qu’il faut par conséquent tout changer, se limitant désormais vers des buts plus précis et délimités, en imposant sa volonté. Fragmentation enfin, parce que la division entre ceux qui décident et ceux qui ne décident pas, renvoie à la division même du sujet dont elle laisse ainsi ouverte la béance.

Si l’inconscient, c’est la politique, c’est au titre d’un effort permanent de laisser ouverte cette division. Non une division qui, tant qu’elle est pensée sur le registre imaginaire, affaiblit, mais une division qui fasse tiers. Dans cette réflexion sur la psychanalyse et la Cité, et pour terminer, je pense plus précisément à la question du positionnement des associations de psychanalyse face aux différentes initiatives législatives de l’Etat en France concernant la réglementation de l’usage du titre de psychothérapeute. Une association pour la psychanalyse peut-elle se contenter d’adopter la position de ne rien vouloir en savoir en se prévalant d’une pureté éthique et condamnant à ce titre celle qui, prenant par là-même en compte l’autre politique, prend alors le risque de le rencontrer ? Cette première position ne participerait-elle pas justement de cette conception mimétique de la politique dont Milner nous invite à nous déprendre ? N’est-ce pas en effet en prenant acte du fait que les psychanalystes n’ont pas le pouvoir qu’ils peuvent ne pas s’en laisser compter et résister ?

Il serait pour le moins paradoxal qu’au moment même où la psychanalyse est attaquée pour son abord de l’autisme, elle se mette à confondre position autistique et extra-territorialité.

Dans la même veine, je pense à l’intervention de Catherine Delarue lors d’une matinée d’étude d’Analyse Freudienne14, qui s’interrogeait dans ce contexte sur le risque – au regard de la transmission de la psychanalyse – du repli sur elles-mêmes des associations de psychanalystes qui refuseraient par principe de prendre en considération la question de la formation des futurs psychothérapeutes. A vouloir par principe en laisser la responsabilité à d’autres, où ceux qui se destinent à la psychothérapie pourraient-ils dès lors bien avoir une chance de rencontrer le discours psychanalytique ? Et cela prémunit-il ces associations de voir alors un jour débarquer des psychothérapeutes se prévalant d’un titre de psychanalyste, pratique à laquelle ils n’auront jamais eu la possibilité de se former ?

Comment transmettre sans se compromettre ? Travail de funambule diront certains. Mais n’est-ce pas se tenir sur cette ligne de crête, de division si constitutive du champ de la psychanalyse ? Le débat est ouvert.

Laurent Ballery

1Jacques Lacan, Le séminaire, « La logique du fantasme », 17 mai 1967.

2Hannah Arendt, Qu’est-ce-que la politique ?, Seuil, Coll. Essais, 2001, p. 39.

3Freud, Psychologie des foules et analyse du moi (1921), Petite Bibliothèque Payot, 1995 ;

4Freud, Malaise dans la civilisation, (1929) PUF, 1989.

5Ibid., p. 106.

6Ibid.

7Ibid.

8Cf. Freud, « La négation », in Résultats, idées, problèmes, T. II. PUF, pp. 137- 138.

9Freud, « Le refoulement », in Métapyschologie, Gallimard, Coll. Folio Essais, 1987, p. 48.

10Jean-Claude Milner, Clarté de tout, de Lacan à Marx, d’Aristote à Mao, verdier, 2011.

11Ibid., p. 173.

12Jean-Claude Milner, Pour une politique des êtres parlants, court traité politique 2, Verdier 2011, p. 74.

13Ibid.

14Il s’agissait d’une matinée d’étude ayant eu lieu le 14 mars 2009, intitulée « A quoi s’identifient les psychanalystes d’Analyse Freudienne aujourd’hui ? »

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