Robert Lévy "Le pére est toujours d'époque, sa fonction jamais."

« La paternité est une fiction légale »

« Ulysse « James Joyce

On construit sa vie d’adulte sur une différence générationnelle en s’émancipant de ses parents ; mais à soixante ans certains pères de notre époque rattrapent leurs enfants devenus adultes.

Ils font irruption dans leur vie et les empêchent parfois de prendre leur place ; la sexualité du père s’impose alors par effraction. De nouvelles rivalités émergent : père /fils, belle-mère / belle-fille, etc.

 

Le néolibéralisme transformerait-il l’organisation traditionnelle de la société en redéfinissant les règles de l’économie ?

Les tenants de l’idée d’un « affaiblissement de l’idéal porté par les institutions communes pensent que cela donnerait naissance à une dé- symbolisation générale. La logique néolibérale détruirait les interdits qui structurent le sujet .Elle générerait une crise des voies normatives et des transcendances régulatrices »[1].

La pyramide des âges des nouveaux parents s’est considérablement modifiée et tout particulièrement en ce qui concerne les hommes qui peuvent maintenant , dans une même vie , être père sur plusieurs générations.

Il est vrai que les familles sont aujourd’hui composées, décomposées, recomposées, homo- ou monoparentales, ce qui devrait alors entraîner la fin du père comme résultat d’une communautarisation des singularités menant à la destruction d’un monde commun passé.

Le néolibéralisme permettrait-il que les individus, moins assujettis à la loi commune, profitent ainsi d’une possibilité plus grande de vivre la vie qu’ils veulent ? Serait-ce alors la fin du père comme fin du monde ?

Ne serait-ce pas plus tôt l’idéalisation du père qui en aurait pris un coup ?

Pourtant de nouveaux contrats, droits contractuels sont reconnus en France sans que les normes de la parenté puissent être remises en question, comme semble s’en plaindre Judith Butler [2] .

Accordons-lui en effet qu’une parentalité gay ou lesbienne ne fait pas encore l’unanimité et reste susceptible pour certains de laisser penser à de graves troubles des enfants concernés et que « l’extraordinaire soutien dont a bénéficié le PACS auprès des républicains français a été d’emblée tributaire du fait qu’il restait séparé de tout droit à l’adoption ou à des structures de parentalité situées en dehors de la norme hétérosexuelle »[3].

Le père biologique demeure le représentant de notre culture nationale dans la mesure où le mariage hétérosexuel maintient son monopole sur la reproduction et de ce fait, les principes de la patrilinéarité sont garantis dans le code civil en France par les droits de filiation.

Ce qui nous vient sans doute du droit Romain où le ‘pater’ est bien celui qui donne la vie, ou la mort d’ailleurs . Mais un père c’est aussi, jusqu’aux très récents développements de la génétique, la volonté d’un homme de se constituer père.

Il n’y a néanmoins rien de très original dans ces mutations récentes de l’idée du père puisque la parenté en général et la paternité en particulier ont présenté, suivant les époques et les cultures, des modalités diverses et variées .Ainsi , toute société a un système de parenté qui varie considérablement suivant les cultures et les époques .Pourtant , même dans les systèmes matrilinéaires, la place du père reste exclusivement attribuée aux hommes et c’est sans doute ce point que les familles homoparentales mettent en question actuellement, à savoir que l’institution paternelle serait la seule ou le principal instrument de la reproduction de la masculinité.

C’est ce que Judith Butler conteste explicitement en s’appuyant sur l’idée suivante : « Tout enfant a accès à une palette de masculinités transmises et incarnées par divers moyens culturels » et « après tout, pourquoi admettre l’idée que, sans un référent incarné singulier de la masculinité, il ne peut y avoir d’orientation culturelle comme telle ? Une telle position fait de la masculinité singulière du père la condition transcendantale de la culture, au lieu de repenser la masculinité et la paternité comme un ensemble de pratiques culturelles variables non solidaires et d’importances diverses »[4].

Admettons en tout cas que dans nos sociétés occidentales le père ou celui qui le représente est toujours chargé d’une fonction qui serait liée à son sexe ; pourtant les figures du père ou les paternités sont multiples et variées et ne cessent d’être en mutation . Tenons-en pour preuve le fait sans précédent que, depuis moins d’une semaine, un juge en France a attribué l’autorité parentale à deux femmes pacsées dont une est la mère biologique …

Le père existe-t-il alors au-delà de la place attribuée au papa, au géniteur, au chef de famille et par conséquent, au-delà de l’homme en tant que masculin ? Nous nous apercevons que ce débat vire très vite à la réduction du père à son représentant : le sperme.

D’ailleurs en plus des bouleversements actuels, le père se réduit à sa validation génétique ; peut-il alors maintenir un statut particulier quant à sa fonction si le lien biologique seul est revendiqué pour le faire père ?

Ultime stade donc, celui où le progrès de la science aura permis de procréer sans les hommes, lorsque le spermatozoïde ne sera plus qu’un pur produit de synthèse .L’identification paternelle n’est même plus réduite au biologique ; alors quid de sa fonction ?

Nous voyons qu’à prendre le père par d’autres définitions que celles de sa fonction, nous nous perdons très vite dans le dédale de ses mutations, encore que nous devions envisager deux éléments déterminants dans sa définition : tout d’abord sa remise en question dans un premier temps par les effets produits par la contraception et, dans un second temps forcément lié au premier, le fait que la maîtrise de l’ADN ait permis de lever l’incertitude liée au géniteur .

Par conséquent un père, maintenant, n’est plus seulement celui que la mère définit comme tel pour son enfant , mais il peut être un père certain, argument que j’emprunte volontiers à mon ami Jean-Pierre Lebrun.

« Que vient changer le fait que la science, avec la rigueur qui est la sienne, vienne dire aujourd’hui qui est le père, là où hier c’était la tâche de dieu de soutenir la vérité du propos ? Nous ne pouvons pas dire qu’il s’agit seulement d’une affaire de croyance.

La formule séculaire « mater certissima, pater semper incertus est » indique bien la mutation à laquelle nous assistons : cet adage témoigne de ce que la reconnaissance de paternité n’est pas seulement une affaire de faits, mais d’institution de la filiation. Elle a la charge de soutenir à partir d’une incertitude une certitude ; cette dimension de la certitude fondée sur l’incertitude fait dès lors partie de notre lot humain »[5]. Les conséquences sont donc que :

Voilà qu’un réel est introduit là où la catégorie du désir, celui de la mère en l’occurrence, laissait auparavant la place d’un impossible qu’à toute vérité corresponde son savoir, c’est-à-dire le démontrable de ce en quoi elle est vraie ».

Ainsi le père réel c’est le réel du père, soit ce que l’on atteint quelque peu comme de l’impossible à savoir, concernant le vrai de la paternité »[6].

Or justement c’est bien cela le changement, à savoir que là où le biologique défaillait à démontrer la certitude de la paternité, cela introduisait une vérité côté discours du désir, un dire vrai donc : qu’en est-il aujourd’hui puisque ce dire vrai du désir peut trouver sa preuve ou son invalidation grâce au test ADN ?

Exit , donc la preuve par la parole, et par conséquent n’est-ce pas le père en tant qu’il est le représentant des lois de la parole et du langage qui s’en trouve remis en question, non pas en tant que personne mais dans sa fonction-même ?

Ce n’est peut être pas aussi simple car plusieurs registres sont toujours à l’œuvre puisqu’en France un père est encore celui qui déclare en mairie, par anticipation, sa paternité sur l’enfant à venir …..On peut également relativiser la question de la preuve par l’ADN et de ses effets par le fait que nul père n’est dans la réalité détenteur, et à fortiori fondateur, de la fonction symbolique qu’il représente. Il en est le vecteur, ce qui institue par cette distinction l’écart entre paternité et filiation ….

Disons pour en venir au deuxième point de cet exposé, que ce qui compte pour un enfant, quelles que soient les fluctuations de l’époque, ce n’est pas le père mais sa fonction.

Donc, inutile d’entretenir une quelconque nostalgie à l’égard du patriarche déchu, pas plus qu’à l’égard de l’idéalisation d’un père mythique et encore moins sur la certitude introduite par le test ADN.

Ce qui rend nécessaire à la constitution du symbolique, voire même qui constitue le symbolique comme tel pour un enfant, c’est la fonction qui garantit la transmission de la loi qui ne s’introduit que dans et par l’ordre du désir ; fonction qui ne pourra s’exercer pour l’enfant que si elle est d’abord représentée par quelqu’un dans le désir de la mère, désir sur lequel je souhaite insister particulièrement maintenant.

En effet, ce qu’instaure pour l’enfant ce « désir d’autre chose » pour la mère, c’est son absence, il est fondamental qu’elle ne puisse pas être ‘toute’ pour lui.

Mais attention, son absence ne se suffit pas, à être une absence pour cause de travail, de mélancolie ou autre raison qui ne serait pas de nature sexuelle.

Il faut que l’absence de la mère ait une cause sexuelle, seule capable d’inscrire que la nécessaire perte de jouissance de la mère ne relève pas de l’enfant mais qu’en revanche, il en est issu et n’en est que le produit ; c’est l’instauration par cette fonction d’un tiers logique et non plus d’un tiers substantiel.

Cette absence est donc corrélée au fait du langage qui contraint à une perte de jouissance des deux côtés, je dirai même des trois côtés.

En effet il y a perte de jouissance pour l’enfant qui constate qu’il n’est pas tout pour le désir de sa mère , perte de jouissance du côté mère qui désire ,au-delà de son enfant qui ne peut la satisfaire pleinement mais aussi, et on l’oublie souvent, perte de jouissance pour le tiers qui , s’ il incarne cette place , doit renoncer pour un temps à l’amour de son enfant et de sa femme pour assumer sa fonction de tiers : dans une absolue solitude face au renoncement à toute complicité imaginaire avec l’un ou l’autre des protagonistes pour pouvoir ‘dire que non’.

Cette fonction est par conséquent instaurée par une perte de jouissance à trois niveaux qui, chacun pour lui-même, métaphorise cette béance qu’implique le langage.

Le père ou ses représentants n’est plus dès lors que l’exception qui, en faisant de sa partenaire l’objet qui cause son désir, transmet à son enfant l’irréductibilité de cette béance dans la mesure où il est en mesure de renoncer pour un temps à son amour, pour dire , seul à cette place-là , un « Non » , transmettant ainsi l’irréductibilité de cette béance du désir tout en instaurant une praticabilité de sa fonction.

Les effets produits par cette occurrence sont tels que si le sujet n’a pas rencontré à cet endroit quelqu’un en mesure de soutenir une parole sans l’accord de la mère, il ne pourra pas faire de cette parole, de ce « Non » un point de capiton et n’inscrira donc pas de tiercéité.

Par conséquent, si cette parole ne tient pas à cet endroit et si quelqu’un ne peut pas se lever pour en témoigner, on peut alors situer ici les conséquences de ce qu’on appelle l’hyperactivité.

De ce fait et Lacan le montre bien, ce qu’instaure cette fonction paternelle c’est qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, c’est cela la fonction Père qui ouvre ainsi à l’enfant le champ d’une vie possible sans cette garantie.

L’interdit du père n’est rien d’autre que ce qui a pour conséquence que le père étant là à s’occuper sexuellement de la mère, fait obstacle à ce que l’enfant puisse continuer à se penser comme étant ce qui comble sa mère .

Par conséquent, il interdit la mère et de ce fait entame la toute-puissance de l’enfant qui, de cette entame, constituera une amarre à son désir.

C’est toute la question de l’exception qui se trouve posée par cette fonction ; statut de l’exception qui de nos jours est le plus souvent vécu comme abusif puisque perçu comme le vestige d’un abus de pouvoir du père , d’un patriarcat déchu.

C’est sans doute sur ce point que tiers singulier et tiers social se rejoignent, l’un fondant l’autre, de par la soustraction de jouissance qu’il instaure.

C’est par cette même opération de soustraction de jouissance que s’instaure aussi bien la singularité du sujet que le lieu du collectif.

C’est une question de structure et de sa contrainte qui implique que la perte est toujours nécessaire pour que du singulier mais également du collectif existe.

L’enjeu du néolibéralisme est celui qui consiste à faire passer d’un « tous » se soutenant de l’exception à un « tous » sans place de l’exception.

C’est pourquoi on peut se demander si la fonction paternelle, la tiercéité donc, n’est pas en difficulté à ne plus pouvoir se soutenir d’un grand tiers puisque ce qui ne fonctionne plus aujourd’hui ce sont les patriarcats ?

En conclusion, si l’introduction au symbolique se définit par une loi dont nous sommes les représentants tout en incluant que chacun de nous y soit soumis, alors que devient cette définition si le grand tiers de l’exception disparaît ?

[1] Le Monde du 25/SEP/2011, article de Geoffroy de Lagasnerie : « Vive L’individu Dissident ». P.17

[2] Revue Ravages N°6 , MAUVAIS GENRE, « L’État remplace le père absent », Judith Butler P.37-42

[3] Ibidem, p. 38

[4] Ibid ., p. 39

[5] Jean-Pierre Lebrun, « Le père une mutation sans précédent », p .117, In : Le Père, les paternités et le patriarcat », Laurence Croix ED. De Boeck, Mai 2011

[6] Philippe Julien, Titre de l’ouvrage ?, 1991, P. 41-42

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