Le roi Lion, le voeux de Simba. Alison Barry. 20/03/2017
Pour le thérapeute en formation, passer de la théorie, en particulier lacanienne, à la pratique clinique peut représenter un saut difficile. Les concepts peuvent sembler abstraits et dépourvus de tout aspect clinique. L’objet de cette étude de cas est de réfléchir à la façon de concilier théorie et clinique. Ce qui me paraît le plus intéressant lors du travail avec l’enfant est la façon dont l’inconscient se manifeste à travers ce jeu. Je présente ici le cas de Dylan, un petit garçon de six ans, qui se prête tout particulièrement à l’exercice qui consiste à rapprocher la théorie et la clinique.
Lors de l’évaluation initiale[1], la mère de Dylan m’a expliqué qu’elle avait pris la décision de l’emmener consulter parce qu’elle s’inquiétait des changements de comportement chez son fils après la récente séparation des parents. À ce moment-là, la maman et son ex-conjoint étaient séparés depuis très peu de temps. La mère me disait de Dylan qu’il était très coléreux. Elle m’a raconté qu’il déchargeait régulièrement sur elle sa colère, qui prenait la forme de crises. Selon elle, il criait, hurlait, insultait, crachait et lui donnait des coups de poing. Et après l’avoir frappée, il s’isolait dans sa chambre où il mettait tout sens dessus dessous. Ce coup de sang le menait ensuite dans son lit où il s’effondrait en pleurs, absolument inconsolable. Sa mère disait qu’il lui arrivait de pleurer pendant des heures et que, lorsqu’il s’arrêtait enfin, il s’en voulait d’avoir agi de la sorte et s’en sentait terriblement coupable. Elle a ajouté qu’il s’était remis à faire pipi au lit, alors qu’il ne le faisait plus depuis plusieurs années.
Lorsque sa mère est venue me rencontrer avec Dylan[2], le garçon avait six ans. J’ai fait la connaissance de Dylan dans la salle d’attente, une grande pièce équipée de nombreux fauteuils et canapés. Il n’y avait personne d’autre que le garçon et sa mère dans la pièce, mais Dylan avait choisi de s’assoir sur les genoux de sa maman, blotti contre sa poitrine comme le ferait un enfant en bas âge ou un bébé. Il s’est redressé et m’a regardée, avant de se réfugier à nouveau dans la poitrine de sa mère. La mère étant une dame plutôt forte, le garçon donnait l’impression de s’être pelotonné très confortablement dans les plis de sa Mère. Lorsqu’elle m’a vu arriver, la mère a demandé à Dylan de se redresser et a tenté de le faire descendre. Il lui a fallu insister un peu jusqu’à ce que l’enfant se décolle enfin. Nous sommes entrés dans la salle d’évaluation où j’ai échangé brièvement avec la mère et l’enfant. Après avoir réalisé les formalités, j’ai demandé à Dylan s’il voulait bien m’accompagner pour voir la salle où nous ferions notre travail. Il était d’accord. Nous avons donc dit au-revoir à maman et sommes entrés dans la salle.
De mon expérience professionnelle avec les enfants, j’ai recensé un certain nombre de réactions lorsqu’ils viennent pour la première fois pour ce genre de travail.
Tous semblent réaliser que le travail dans cette salle est différent de tout type de travail qu’ils connaissent. Ils comprennent que ce n’est ni l’école, ni la maison, ni les amis, ni la famille, mais quelque chose de très différent. Et la réaction qui est la leur à ce moment a une grande influence sur ce qui se passe lors des premières séances.
Certains enfants sont extrêmement préoccupés à propos de ce qui va se passer et de ce qui va se manifester en eux. Ils sont alors pris d’une grande angoisse, si bien qu’une bonne partie du travail, au début, consiste à les aider à gérer cette angoisse, à créer chez eux un sentiment de sécurité. Le but étant qu’ils se sentent suffisamment à l’aise à l’écart de papa/maman pour pénétrer dans la salle de jeu.
Parfois, cela prend des semaines – auquel cas le travail peut continuer avec les parents au lieu de l’enfant – et quelques rares fois, c’est immédiat.
Comme dans le cas de Dylan. Ils entrent et font instantanément leur cette pièce, considérant qu’elle est là pour y faire ce qu’ils ont à y faire. Ils s’y mettent alors très aisément. C’est ainsi qu’a commencé le travail avec Dylan.
Lorsque Dylan est entré dans la salle pour la première fois, il a voulu se cacher derrière la porte. J’ai fait semblant de ne pas le voir pour observer sa réaction. Je me suis assise et j’ai attendu. Il s’est approché de moi et m’a dit qu’il se cachait et qu’il voulait que je le cherche. Une grande demande d’une si petite personne et, du même coup, un parfait démarrage de notre travail. Il a ensuite fait le tour de la pièce, scrutant chacune des étagères et fouillant dans les placards pour en sortir des objets et les observer. Il a trouvé de la peinture et m’a demandé s’il pouvait en faire. Mais sachant que nous n’avions plus beaucoup de temps, j’ai répondu que nous ferions de la peinture la semaine prochaine, quand il reviendrait me voir. Il m’est apparu très à l’aise et détendu, ne montrant aucun signe extérieur d’anxiété. Il a finalement mis la main sur un bac à sable, un long serpent de bois, un serpent en plastique à trois têtes et un lion. Ces jouets sont devenus ses outils de travail, et c’est avec eux qu’il a le plus souvent joué au cours des cinq mois de séances qui ont suivi. Sans relater l’ensemble de mes notes de séances, j’ai regroupé le travail concernant Dylan en moments clés qui, à mon sens, correspondent au parcours œdipien selon Lacan. (J. Lacan, 1958, Séminaire IV)
D’un point de vue clinique, tout travail avec l’enfant doit être accompagné d’un certain travail avec la famille, la Mère et le Père. Il était donc également important d’examiner d’emblée la relation de Dylan à sa mère.
Quand j’ai rencontré la mère de Dylan lors de l’évaluation initiale, elle m’a expliqué que le père de Dylan avait rencontré une autre femme et qu’il l’avait quittée pour cette autre femme. Elle a précisé que cela s’était fait très brutalement, à la fois pour elle et pour son fils, et que c’était arrivé sans préavis. La veille, le père était là ; le lendemain, il était parti. Elle m’a parlé de ses réactions à ce départ et au « vide » qu’elle a ressenti. Elle m’a raconté que, même si elle savait qu’il ne fallait pas que Dylan dorme avec elle dans son lit, elle éprouvait secrètement du plaisir à partager son lit avec quelqu’un. Et si elle tentait de ne pas l’autoriser à venir dormir avec elle, son refus était manifestement mitigé. Finalement, c’était tantôt oui, tantôt non. D’un point de vue clinique, à ce stade, elle était à l’aise avec le fait que Dylan prenne la position de phallus. Elle reconnaissait volontiers qu’elle n’arrivait pas à poser clairement la règle en lui opposant un « non » ferme. L’absence du père avait focalisé son désir entièrement sur Dylan. Et alors même que le garçon serait lui aussi traumatisé par l’absence de son père, qu’il devra gérer, une autre situation s’est avérée plus traumatisante encore : l’intensité du désir de sa mère à son égard, en tant qu’objet comblant l’espace laissé vide par le père. Dylan était donc devenu un objet remplissant le manque de sa mère. La mère de Dylan le dit elle-même ainsi : elle se sentait « vide » et était secrètement heureuse que Dylan remplisse ce vide. N’en pouvant plus d’être à la position de véritable cause du désir de sa mère, Dylan a été gagné par une grande angoisse liée au fait de devoir occuper cet espace. Les symptômes cliniques constatés dans ce cas sont l’énurésie nocturne, de violentes crises de colère ainsi qu’un amour-haine exprimé à l’égard de sa mère.
Dylan se trouvait là dans une situation précaire tant sur le plan subjectif que structurel. Sa position de phallus, à la fois réel et imaginaire, est dangereuse, tant il est vrai qu’elle requiert une médiation. Cependant, la fonction de père faisant défaut dans le réel et l’absence de désir de sa mère de se départir de sa position actuelle ont maintenu Dylan dans cette impasse : il était (re)lié à sa mère et contraint d’être le phallus. Le rôle de l’analyste dans une telle situation est de faire de l’espace ; un espace entre la mère et son enfant pour que la médiation puisse se faire entre l’imaginaire et le symbolique. L’objet du travail clinique consiste alors à inciter l’enfant à se servir de l’analyste comme d’une figure paternelle de substitution et comme de quelqu’un assurant aussi une médiation pour qu’il se décolle de la mère et aille vers l’Autre. Aux premières étapes du travail de Dylan, il m’a rappelé le petit Hans de Freud. Il était submergé d’angoisse, de rage et de ces parents qui étaient incapables de lui opposer un « non » ferme.
Même s’il n’avait que six ans lorsqu’il est venu consulter, je ne peux qualifier son langage[3] que de « fantasmatique » au départ. Il parlait pour ainsi dire de façon onirique. Il n’utilisait pas de mots cohérents, mais plutôt des sons faisant penser à ceux d’un enfant bien plus petit qui n’a pas encore acquis la parole. « Ma ma ma ma », « Ou ou ou ou ou ou », « moi mo moi mo moi mo » (en anglais : “Ma ma ma ma”, “Ooooooooooo”, “me mo me mo me mo”). Il prononçait ces sons lentement, d’un ton doux et presque chantant qui semblait l’apaiser. Il le faisait alors qu’il se promenait dans la salle, cherchant ses jouets ou pendant qu’il s’amusait dans le sable. Parfois, il posait des questions du type : « pourquoi es-tu derrière la vitre ? », « c’est quoi, ce dinosaure ? », « où sont les ailes de l’ange ? ». Je n’ai pas pris le parti de tenter de comprendre ce qu’il voulait dire, lui permettant plutôt de poser ses questions et babiller à sa guise, laissant simplement sa parole remplir l’espace et être dans la salle.
À la suite d’un certain nombre de séances, il a commencé à poser des questions sur la différenciation biologique des sexes. Il me disait avec un plaisir certain qu’il avait un « zizi » et me demandait si je voulais le voir. Il me demandait également si j’avais moi aussi un « zizi » et si je le lui montrerais. Ces questions revenant à chaque fois durant plusieurs séances, j’ai décidé d’intervenir en lui expliquant les différences biologiques entre l’homme et la femme. J’aurais pu suivre la démarche audacieuse de Klein, qui aurait certainement eu une discussion franche et directe sur les choses de la vie. J’ai toutefois décidé de prendre un chemin moins direct en proposant un jeu par le dessin.
Sur le tableau blanc de la salle, j’ai dessiné deux personnages très basiques. Deux visages ronds avec des points en guise d’yeux et un sourire. Deux corps ronds, des jambes et des bras formés de simples lignes. De mon point de vue, les deux personnages étaient identiques. Je voulais qu’à travers ce jeu nous fassions d’un des personnages un homme et de l’autre une femme en dessinant les parties nécessaires à ces différenciations graphiques. Une fois mon œuvre achevée, j’ai demandé à Dylan de me montrer qui était la fille et qui était le garçon. J’imaginais qu’il me répondrait que les deux personnages étaient pareil et que nous partirions de là. Il n’en fut rien. Je lui ai donc posé cette question : « Dylan, peux-tu me dire lequel des deux est la fille ? » Il a pris un long moment pour observer attentivement le premier dessin, puis le second et, au bout d’un moment, il a désigné l’image de gauche et m’a dit : « c’est elle, la fille ». Un peu déroutée, je lui ai demandé de m’expliquer pourquoi c’était la fille. Avec calme et simplicité, il m’a regardé et m’a dit : « c’est à cause du vide » (en anglais “gap”). Il m’a alors montré un tout petit espace vide sur le cercle formant le corps du personnage de gauche : je n’avais inconsciemment pas fermé entièrement le cercle. Tandis que le cercle du corps de l’autre personnage, lui, était bien fermé. Je l’ai regardé et, pendant un instant, c’était comme si Lacan en personne parlait. Je dois reconnaître que j’en suis restée sans voix et que poursuivre ce jeu n’avait plus aucun intérêt ! La perception de Dylan de la femme reposait sur la notion de « vide ». Un vide au sens physique, mais aussi à un autre niveau. Pour sa mère, le « vide » était l’absence du père, mais c’était aussi le vide de Dylan ; son père avait aussi laissé un « vide » dans sa vie à lui, amenant forcément Dylan à se demander ce qu’est être un garçon ou une fille. Le fait qu’il n’existe pas de vide, le concept du cercle fermé, quelque chose d’autre que le « vide », quelque chose d’autre que le féminin, lui offrent un espace pour s’éloigner du vide qu’il perçoit chez sa mère.
Après cette séance, Dylan a commencé à jouer autrement. Ses questions singulières et son babillage ont semblé se transformer. Il a pu me parler différemment, et il me parlait de lui. Il s’est mis à me parler de l’école et de sa vie à la maison. Il m’a parlé de ses amis et, très occasionnellement, de son papa. De plus, il a cessé de me poser des questions sur les garçons et les filles. Il a commencé à jouer au jeu du « Roi Lion ». Car un soir, avant notre séance, il avait regardé Le Roi Lion. Quelque chose dans le film avait touché la corde sensible, créant chez lui un impact important. À partir de ce moment-là, pendant de nombreuses séances, il s’est mis à jouer sa propre version du Roi Lion. Sa parole est devenue manifestement différente. Lorsqu’il parlait, il se montrait directif et déterminé. C’était un peu lui le chef dans la salle ; il me disait où aller, quoi dire et quoi faire. Je n’étais pas autorisée à dire quoi que ce soit si ce n’était pas dans le scénario, ni à jouer autre chose que ce qui avait décidé au préalable. Il avait créé mentalement un plan très précis de scénario qu’il était bien décidé à jouer à fond. Comme je l’ai mentionné précédemment, Dylan avait adopté une série de personnages : un serpent à trois têtes, un long serpent de bois, un lion, un tigre et un général d’armée, ainsi qu’une troupe de soldats qu’il allait chercher au début de chaque séance pour jouer.
Les premières fois, dans le cadre de ce jeu du Roi Lion, nous incarnions lui et moi deux armées se faisant la guerre. Aucun camp n’était gentil ou méchant. Du reste, nous passions chacun de l’un à l’autre. Nous prenions position de part et d’autre de la pièce. C’est moi qui avais toujours le serpent à trois têtes, le tigre et quelques soldats choisis au hasard. Il prenait toujours le serpent de bois, le lion et le général d’armée. Il imaginait que j’avais volé le tigre (une tigresse en fait, la seule femelle parmi les personnages qui étaient tous des « garçons ») et il me combattrait pour tenter de la récupérer. Pendant le jeu, il faisait tantôt partie des gentils, tantôt des méchants. Et moi de même. Nous pouvions mourir aussi, mais nous revenions à la vie. Nous nous cachions dans le sable, puis on nous trouvait. Les personnages de chaque camp se battaient à la fois entre eux et contre le camp adverse, sans délimitation claire entre le bien et le mal, la vie et la mort, ou de frontière entre les personnages. Ils se confondaient tous.
À cette période, j’ai vu la mère de Dylan dans le cadre d’une séance, qui m’a parlé de la relation de Dylan à son père. Elle m’a dit avoir dû faire appel à un juge aux affaires familiales pour contraindre le père à rendre visite à son fils et obtenir une pension alimentaire. Mais le père avait beau essayer de conserver sa relation paternelle, il était défaillant. Il prenait rendez-vous avec la mère pour récupérer Dylan, mais ensuite, il ne venait pas. Elle m’a expliqué que, dans ces cas-là, elle comme son fils étaient « dévastés » face à cette « incapacité d’engagement » du père. Selon elle, le père essayait, mais pour diverses raisons professionnelles, il ne parvenait pas à consacrer à son fils le temps dont il avait besoin.
Des semaines que nous avons passées à jouer au Roi Lion, il était ressorti que le « Lion » jouait le rôle du père ou du Roi du jeu. Et à de nombreuses reprises, le père et le long serpent de bois, que Dylan avait désigné comme étant le fils du Lion, s’entretuaient, mais finissaient toujours par ressusciter pour se tuer à nouveau. Quelquefois, ils unissaient leurs forces pour sauver le tigre et, d’autres fois, ils s’entretuaient pendant la phase de sauvetage. Nous avons joué ainsi pendant de très nombreuses séances. Chaque semaine, ce même jeu – ou un jeu très proche – se répétaient encore et encore. Père et fils se tuant dans leur tentative d’accéder au tigre, la mère.
Mais au cours d’une séance, il a changé les règles. Dans un premier temps, il a tout installé comme d’habitude. Il m’a donné le tigre et le serpent à trois têtes, et a pris le Lion et le serpent de bois. Mais à présent, le but du jeu n’était plus de sauver la mère. Dans ce jeu-là, le serpent, c’est-à-dire le fils, capture le père et décide de le tuer afin que le serpent puisse « devenir roi à la place du Lion ». Ayant capturé le Lion, le serpent l’emmène au sommet d’une montagne et le présente à tout le pays pour que tout le monde voie que le roi a été capturé. Il tue alors le roi et se fait roi à la place du Lion. Il montre ensuite à tout le monde que le roi est mort. Seulement, il se sent un peu angoissé d’avoir fait cela, et décide que le roi n’est pas vraiment mort. Il va plutôt l’envoyer en prison pour le restant de ses jours. Dylan a en fait rejoué une scène proche de celle du film Le Roi Lion, au cours de laquelle le père emmène son lionceau nouveau-né au sommet de la montagne. Il présente le petit à tout le royaume en lui disant qu’un jour tout cela lui appartiendra. Dylan prend en quelque sorte le contre-pied de cette scène, en affirmant lui-même que tout lui appartiendra dorénavant. Ayant mis en scène le fantasme œdipien selon Freud du meurtre du père, il décide de gracier le Lion, le sort de prison et l’autorise à redevenir roi. Pour autant, il me dit assez explicitement que le « Lion n’est pas le vrai roi, qu’en réalité, le roi, c’est le serpent. Mais que le serpent est trop jeune pour gérer tout seul tous les animaux et les combats qui ont lieu. Quand il sera plus grand, il pourra être un vrai roi, parce que le roi sera trop vieux. » Dylan semble avoir accepté que son père détient le « titre de virilité » au sens lacanien. Il accepte qu’il ne peut pas en prendre possession maintenant, mais qu’il le fera un jour. (Lacan, Séminaire IV, p. 12)
Le jeu du Roi Lion dont se sert Dylan reflète d’une manière singulièrement éloquente la métaphore paternelle chez Lacan. In fine, Dylan perçoit – on le voit à travers le jeu – que c’est son père qui possède le phallus. La « poursuite » du père à laquelle se livre la mère de Dylan (via la justice concernant le droit de visite, etc.) montre bien que le père a quelque chose que désire la mère. En définitive, elle désigne le père comme celui qui a le phallus, et c’est cela qui permet à Dylan de sortir de sa position initiale. C’est de cette manière que peut commencer à s’opérer la dissolution du complexe d’Œdipe, laissant place à la troisième phase de la Métaphore paternelle. (Lacan, Séminaire IV, p. 13) Dylan s’identifie à son père comme celui qui possède le phallus. Il dit en jouant qu’il veut être le roi, comme son père. Et c’est cette identification au père qui engendre la métaphore paternelle. Le phallus en tant que signifiant imaginaire du désir de la mère est désormais déplacé et remplacé par le père symbolique, de sorte que l’enfant peut à présent entrer de plain-pied dans le monde de la chaîne symbolique des signifiants. Par le biais de son jeu du Roi Lion, Dylan parvient à l’instillation de la métaphore paternelle, ce qui lui permet d’atteindre la phase finale de son travail, « l’avènement du sujet ». (B. Fink, The Lacanian Subject, p. 58)
Ce moment marque un autre changement dans sa façon de jouer et dans le travail au cours de séances. À partir de là, il n’est plus tellement intéressé par le jeu du Roi Lion. Il préfère jouer à cache-cache, ce qui rappelle la première séance où il s’était caché. Mais cette fois, il choisit de cacher et de chercher des objets plusieurs fois de suite. Il me demande de me boucher les yeux pour qu’il puisse cacher le serpent et le tigre. Je dois ensuite les chercher. Il me donne des indices m’indiquant « chaud » ou « froid » pour m’aider à trouver les objets en question (sa formulation exacte était « juteusement chaud » ou « juteusement froid » (en anglais “juicy hot” ou “juicy cold” / [sonorité proche de « jouissance »]). Il riait et avait grand plaisir à me voir chercher longtemps les objets et poussait des cris de joie à chaque fois que j’en trouvais un. Venait ensuite mon tour de cacher les objets et le sien de les chercher. Une quête qu’il menait avec tout autant d’hilarité. Nous avons joué à cela pendant de très nombreuses semaines. À chaque séance, c’était le même protocole : je cachais les objets pour qu’il les cherche et vice-versa. Au bout d’un nombre considérable de séances à jouer à cela, j’ai commencé à m’interroger sur ce qui se passait au niveau du travail. Ne passais-je pas à côté de quelque chose. Cette répétition cachait-elle le désir que j’intervienne ? Ou essayait-il de me dire quelque chose que je n’arrivais pas à entendre ou saisir ? Je ressassais ces questions et me remémorais les conseils reçus en formation : si quelque chose d’important devait surgir, cette chose surgirait. Mais l’éternel recommencement de ce jeu avait créé chez moi une certaine angoisse, mêlée de frustration, je dois le reconnaître, si bien que j’ai décidé d’intervenir pour voir ce qui ressortirait de la séance.
À la séance suivante, il s’est de nouveau mis à cacher des objets et m’a demandé de les chercher. Je suis restée assise et lui ai demandé ce qui se passerait si je n’allais pas chercher les objets cette fois-ci. Et si on les laissait cachés ? Il m’a regardé avec un sourire effronté : « alors, il n’y aura pas de prix ». Intriguée, je lui ai demandé ce qu’était le prix. Il m’a dit de fermer les yeux, après quoi il a pris un marqueur et a dessiné sur le tableau blanc. Son dessin terminé, il m’a dit d’ouvrir les yeux pour voir le prix. J’ai alors découvert, absolument stupéfaite, qu’il avait écrit son nom, « Dylan » au tableau. Il m’expliquait donc que le but du jeu était de remporter le prix, et que ce prix, finalement, c’était lui. J’ai rapidement dit adieu à mon inquiétude et j’ai pu continuer à jouer avec lui à ce jeu jusqu’à ce qu’il ait l’impression d’avoir remporté le prix !
Le prix est arrivé assez peu de temps après cette séance. Dylan est venu à son rendez-vous habituel et, au lieu de cacher des objets, il a choisi de dessiner au tableau. Un escalier long et complexe. Tout en haut des escaliers, il a « dessiné » son nom et, le long de l’escalier, des étoiles. Je lui ai demandé de me parler de son dessin. Il m’a expliqué qu’il montait l’escalier et qu’il ramassait des étoiles en chemin. Je lui ai demandé ce qu’il y avait en haut des escaliers. Il a répondu que c’était là que se trouvait le prix. Je lui ai alors demandé à quel niveau de l’escalier il se trouvait. Il m’a désigné un endroit près du sommet. Il a précisé qu’il n’avait pas encore atteint le prix. Il m’a ensuite demandé à faire de la peinture et, pendant quelques séances, il a fait différents autoportraits. Enfin, lors d’une séance, il s’est remis au tableau, a redessiné l’escalier et les étoiles, ainsi que le prix, en haut. Et cette fois-là, il a pris le serpent avec lequel il aimait tant jouer et l’a fait gravir marche après marche jusqu’au sommet. Il m’a dit que le serpent avait atteint le prix et qu’il pouvait maintenant rentrer chez lui. Dylan avait atteint le prix, il s’était trouvé. Il avait découvert sa propre subjectivité, séparée du « phallus de sa mère » et séparée de la rivalité avec son père. Et, de ce fait, il était prêt à achever son travail. Je lui ai demandé s’il voulait continuer à venir. Il a répondu qu’il n’en avait plus besoin, ce qui a mis un terme naturel au travail.
La fin naturelle du travail, pour Dylan, marquait de fait la fin de son Parcours. Quand j’ai fait la connaissance de Dylan, il était sur le point d’entrer dans la première phase de la « La signification du phallus ». Son travail l’a fait évoluer vers la deuxième phase à travers la question « d’être ou de pas être le phallus ». Enfin, le « nom-du-père » l’a amené au troisième temps, au point de l’interdit et de l’identification symbolique au Père. (Lacan, Séminaire IV p. 7-8) Imposant l’interdit, le père empêche le « cercle de se (re)fermer » sur l’enfant et de le renfermer en tant qu’objet en situation de phallus. Il lui donne ainsi le potentiel d’être un sujet dans le vaste monde extérieur. Pour ce faire, l’enfant doit renoncer à sa mère, rompre avec l’identification au phallus et s’identifier au père, ce qu’a réussi Dylan par l’intermédiaire du travail analytique. Dans son travail, Dylan a situé l’analyste dans le rôle du père symbolique et s’est servi de l’analyste et du travail pour se décoller de sa mère et s’ouvrir à l’Autre, et c’est de cette façon qu’il a pu se trouver lui-même. Dylan est parvenu au stade lacanien du « Tu es cela » grâce au travail clinique. (Lacan, Écrits, p 81)
RÉFÉRENCES
Lacan, J. (1949) The Mirror Stage as Formative of the I function as revealed in Psychoanalytic Experience, Ecrits, A Selection (1966), Traduit du français par Bruce Fink, Norton Press, 2006
Lacan, J. (1958), Séminaire 5, The Formations of the Unconscious, Traduit du français par Cormac Gallagher, The Paternal Metaphor I–III
Fink, B. (1995) The Lacanian Subject, Between Language and Jouissance, New Jersey, Princeton University Press.
[1] Notre clinique a mis en place une procédure pour les nouveaux patients. Les parents et les enfants de moins de dix ans passent une évaluation initiale. Au cours de cet entretien, les parents sont entendus ensemble, puis séparément. Et si l’enfant est présent, il est lui aussi entendu avec ses parents et ensuite séparément. Ce premier entretien vise à comprendre ce qui se passe pour les parents et l’enfant qui les a amenés à s’adresser à notre clinique. Le clinicien se sert de cet entretien pour évaluer l’aptitude de l’enfant et de la famille à la thérapie. En partant du principe que la thérapie serait bénéfique, rendez-vous sera pris pour la première séance de l’enfant. Bien que ce soit avec l’enfant que l’essentiel du travail se poursuivra, un travail avec les parents débutera en parallèle. L’enfant sera vu par le thérapeute toutes les semaines, tandis que les parents viendront à peu près toutes les six semaines.
[2] J’utilise un pseudonyme.
[3] Je précise que Dylan savait parler. Mais il avait choisi de ne pas parler au sens classique du terme durant les toutes premières séances.