Le sujet comme un A/autre. Séminaire II. Philippe Woloszko, Metz
Le sujet comme un A/autre.
Séminaire II.
2022/23.
Philippe Woloszko
Metz
Nous reprenons le titre de notre précédente intervention avec deux modifications. Il ne s’agit plus du moi mais du sujet, et l’A/autre s’écrit avec un A et un a, afin de renvoyer au titre du thème de l’année. En effet, lors du premier séminaire, nous avons abordé la question du moi et de l’autre , du semblable, essentiellement du point de vue de l’imaginaire, de l’image et de la représentation. Nous avons tenté de montrer à quel point il était illusoire de penser que ce qui fait différence puisse se faire à partir de l’autre comme d’un alter-égo. La question de l’alter-égo est tout à fait intéressante dans le sens d’un autre soi-même, à entendre comme celui d’un double de soi-même qui ne serait pas celui d’une moitié perdue ou d’un soi mutilé. Cette question est particulièrement pertinente pour ce qu’il en est du même chez l’autre, comme le dit cette phrase, que nous avions cité : « toi, c’est moi ». Le transitivisme en est le paradigme, et le stade du miroir la fiche technique. Dans cette logique imaginaire, la question de l’identité mérite quelques développements. Dans un premier temps nous verrons avec Paul Ricœur deux aspects du même : ipse et idem. Puis dans un second temps, avec Delphine Horvilleur, qui donne une vision originale de l’identité, que l’on pourra ainsi articuler avec le réel, réel tel que nous l’entendons depuis Jacques Lacan.
Parler du sujet nous amènera à travailler l’Autre, et d’envisager si cela nous permet d’avancer sur ce qui fait différence. Car c’est la question de ce qui fait différence qui sert de fil conducteur à notre propos. Nous entendons par faire différence quelque chose qui permettrait à la limite de catégoriser les êtres parlant, comme nous l’avons fait jusqu’à récemment en psychanalyse, en prétendant qu’il y a d’un côté les hommes et d’un autre côté les femmes, finalement comme une différence essentialisée. Il s’agit de cette différence qui permettrait de dire quelque chose de la question: « Que suis-je? », sans pour autant définir une identité, identité qui n’est pas à proprement parler un concept analytique. Par exemple, en disant « je suis une femme », cela signifierait que j’ai accès à une jouissance non phallique, comme si cela était la conséquence de l’anatomie, c’est-à-dire que cela serait comme si c’était écrit en tant que conséquence du fait d’avoir ou non un pénis.
Paul Ricœur distingue dans son texte: « Soi-même comme un autre » [1], deux entendements de ce qu’est le même: l’idem et l’ipse. Ce qui nous semble remarquable dans ce qu’il écrit est lié à son approche à partir de la polysémie du signifiant: « même ». Citons le: « Le caractère polysémique de l’altérité, lequel, implique que l’Autre ne se réduise pas, comme on le tient trop facilement pour acquis, à l’altérité d’un Autrui. Ce second point mérite explication. Il résulte de l’infléchissement de la dialectique du Même et de l’Autre au contact de l’herméneutique du soi. En fait, c’est le pôle du Même qui a le premier perdu son univocité, en se fracturant en même temps que l’identique était traversé par la ligne de partage qui sépare l’ipse de l’idem. Le critère temporel de cette division, à savoir la double valence de la permanence dans le temps, selon qu’elle désigne l’immutabilité de l’idem ou le maintient de soi de l’ipse, mérite d’être rappelé une dernière fois. La polysémie de l’ipséité, la première remarquée, sert en quelque sorte de révélateur à l’égard de la polysémie de l’Autre, qui fait face au Même, au sens de soi-même [2]». Ainsi, pour lui, cette « division du soi », permanente dans le temps, s’effectue entre l’immuabilité de l’idem, qui pour nous représente l’image, l’identification et la représentation, et l’ipse qui se maintient quoiqu’il se passe. La définition de l’ipséité que nous avons trouvé est celle-ci: ce qui fait qu’une personne, par des caractères strictement individuels, est non réductible à une autre. Il apparaît que l’idem ressortit plutôt au moi, instance essentiellement imaginaire et donc ce qui correspond à ce que nous nommions au précédent séminaire à Metz le « sujet social ». Son caractère de permanence ou de continuité le différencie radicalement du sujet, dont Annick Hubert-Barthélemy nous a montré au séminaire parisien d’A.F. la semaine dernière, que le sujet se caractérisait justement par son impermanence ou discontinuité. Quant à la notion de l’ipse, elle se rapproche bien plus de ce que nous entendons par sujet ( ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant ) en tant que du même, elle en signifie la différence par rapport à l’autre, autre qui ne peut être réduit à l’Autrui, affirme Paul Ricœur. Ainsi, le même en tant qu’idem, c’est-à-dire le moi, ne peut soutenir ce qui fait différence. Il y a bien sûr des différences entre les mois de différents sujets, dans le sens où le moi est aussi la somme des identifications et que chacun est une somme singulière, unique d’identifications. Notre thèse consiste en ce que nous cherchons s’il existe un lieu porteur d’une différence qui serait radicale, c’est-à-dire source de ce qui fait différence entre les êtres. En effet, Lacan montre que l’identification, mécanisme imaginaire chez Freud, donc identification à l’image, est pour lui identification au signifiant. Comme nous l’avons déjà plusieurs fois évoqué à propos de l’identification au signifiant homme ou femme, par exemple. Ainsi, la différence entre les mois de chaque sujet, ressortit au rapport au signifiant, c’est-à-dire finalement au sujet.
Alors comment Paul Ricœur amène-t-il la notion de l’ipse? Il le fait en différenciant le corps de la chair, en s’appuyant sur Husserl. Il écrit: « L’ipséité implique une altérité « propre », si l’on peut dire, dont la chair est le support.[3] » Dans notre champ, celui de l’inconscient, nous pouvons entendre cette distinction faite entre corps et chair ainsi: lors de l’entrée dans le langage, c’est-à-dire lors de ce qui est la castration symbolique, le sujet en devenir est coupé de sa jouissance, c’est-à-dire de son corps. Le rapport entre corps et jouissance peut être résumé par cette phrase de Lacan dans le séminaire: « Ou pire », où il affirme que la jouissance est : « le rapport de cet être parlant avec son corps… car il n’y a pas d’autre définition possible de la jouissance [4] ». Alors, comment fait le sujet pour se raccorder, se connecter à son corps? Il fait en l’érotisant, nous dit Freud ( zones orales, anales et génitales ). C’est-à-dire que le corps, ou du moins certaines parties, seront appropriées par le sujet, en tant que signifiants. Nous pensons que c’est de cela qu’il s’agit quand Ricœur parle de chair. Le sujet s’approprie son corps en tant que corps propre, en tant que chair, par le truchement du signifiant. Il peut ainsi le distinguer d’un corps parmi les corps. Finalement, le sexuel n’est rien d’autre que cela, c’est-à-dire les effets de cette coupure entre le sujet et son corps qui en étant sexualisé devient chair. Le sexuel tendant à combler l’écart entre le corps et la parole, et ainsi à retrouver, à récupérer cette jouissance « perdue », le plus-de-jouir. Cela ne va pas sans évoquer la théorie des pulsions de Freud, où la pulsion est ce qui vient articuler le rapport entre le corps et la parole, et vient tendre vers la jouissance. Le symptôme de conversion hystérique en est la plus belle illustration, où le corps découpé en signifiants supporte la jouissance. Un exemple clinique simple: une femme présente une paralysie du bras, ce qui l’empêche de travailler, car elle est serveuse. Ce symptôme vient chez elle exprimer la douleur d’avoir perdu son enfant. La paralysie hystérique de son bras n’a rien à voir avec la physiologie, elle est là pour représenter un signifiant: le bras, qui ne peut plus porter son enfant car il est mort. Mais qui est mort? L’enfant ou le bras? Nous retrouvons là, non seulement la polysémie du signifiant, mais aussi cette frontière toujours floue entre le soi et l’autre.
Alors, comment Paul Ricœur se sort de cette difficulté, qui est finalement celle de la distinction entre altérité et ipséité? Il le fait avec l’idée d’un propre qui est précisément la chair dans sa différence d’avec le corps. Cela permet, pour lui, la formation d’un moi comme chair avant la constitution de l’alter ego[5], représentant l’altérité. Pour lui, contrairement à Lacan, le moi ( voire même le sujet ) se constitue avant la confrontation à l’autre. Il s’agit, bien sûr, pour lui du moi de la conscience de soi-même ( au sens de connaissance, Gewissen plutôt que Bewusstsein[6] ).
La question n’est toutefois pas encore suffisamment éclaircie. Si Ricœur peut avancer que : « La chair est l’origine de toute altération du propre[7] », (entendez ici altération en tant qu’alter, c’est-à-dire que dans la langue, l’autre reste un moi altéré, donc nécessairement déficitaire. C’est bien cette polysémie de l’alter qui altère que l’on peut entendre comme à l’origine du racisme). Il n’en reste pas moins cette difficulté que si un corps est mon corps, c’est-à-dire chair, la chair est aussi un corps parmi les corps. C’est là qu’il trouve ce dont nous parlions lors du précédent séminaire, à savoir qu’il ne suffit pas de penser l’autre que moi comme un autre moi, mais aussi le soi comme un autre. C’est dire aussi que l’on reste un étranger à soi-même.
Afin de poursuivre à partir de ce que nous amène Ricœur, il nous semble nécessaire d’aborder la question de la division du sujet et à travailler ce qu’il en est de l’Autre. Cela nous fait entrer dans une autre dimension que celle du moi freudien, puisque le sujet lacanien n’est pas représentable; il n’est pas plus spécularisable, ce qui signifie qu’il n’a pas d’altérité. Il se différencie, ainsi, radicalement de cette instance imaginaire qu’est le moi. Le sujet n’a, alors, pas de rapport avec l’autre, l’alter ego, mais seulement avec l’Autre. Il n’a été défini par Lacan que d’une seule manière: le sujet est ce qui représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Cela rend le sujet comme quelque chose de finalement impossible à appréhender, d’impensable. Par contre on peut en dire un peu plus sur les rapports du sujet avec l’Autre, en s’appuyant sur le texte de Lacan de 1960, paru dans les « Écrits »: « Subversion du sujet et dialectique du désir [8]». L’Autre y est le trésor des signifiants, l’ensemble de tous les signifiants, ensemble qui est dans une forme de complétude, c’est le lieu de la parole. Le sujet en se constituant va extraire de cet ensemble (A), un signifiant (S1), qui est celui qui va en tout premier représenter le sujet pour un autre signifiant (S2). Ce signifiant qui est d’une certaine façon le sujet, Lacan le nomme S(A) [9]. En effet, l’extraction de ce signifiant, qui n’est qu’un trait, écrit-il, représentable par un (-1), a pour effet, pour conséquence de décompléter l’Autre. A devient ce ce fait A. Qu’est-ce que cela veut dire? Cela signifie qu’à partir du moment où il y a du sujet, l’Autre, en quelque sorte le symbolique, ne peut plus garantir une permanence, une continuité du sujet. Ainsi, le sujet doit sans cesse être remis en place, il n’est pas établi une fois pour toutes. Dans cette même logique, le symbolique n’est pas pour le sujet non plus établi une fois pour toutes, il doit sans cesse être rétabli, reconstitué pour et par le sujet. Pour le dire autrement, il n’y a pas de garantie de l’existence de l’Autre, ce que Lacan écrit S(A), signifiant du manque dans l’Autre. Un exemple clinique de ce matin: une analysante dit: « quand je souffre, je suis sûre de l’amour de ma mère ». Sa souffrance vient lui garantir qu’elle est aimée de sa mère, et c’est pour elle l’unique lieu où elle peut percevoir quelque chose de cet amour.
Que peut-on retenir de ce développement compliqué? Le sujet se constitue dans ce manque dans l’Autre, qu’il cause en se constituant. On retrouve là une constante de la logique de l’inconscient mise en évidence par Freud, celle du nachträglich, de l’après-coup, illustré dans la grammaire française par le futur antérieur. De façon à ce qu’on puisse énoncer : « il est d’avoir été ». Pour en donner un exemple, prenons celui de la constitution du traumatisme, tel que Freud le développe. Le traumatisme se fait en deux temps: le premier est celui où se produit l’action traumatique: par exemple une agression sexuelle sur un enfant, et le deuxième temps est celui où le traumatisme existe pour le sujet, où il prend sens. Dans notre exemple de l’agression sexuelle, il s’agit du moment où l’enfant ayant accès à la sexualité adulte comprend ce qu’il lui est arrivé. Et ça n’est que là, que le traumatisme va s’exprimer et en produire les symptômes, qui peuvent être des problèmes, on dit aujourd’hui des troubles, sexuels.
Cela permet de percevoir l’extrême intrication entre le sujet et l’Autre. Il n’y a pas de sujet sans Autre. Pour le petit enfant, l’Autre est représenté par la mère, ou la personne qui remplit pour lui cette fonction. Si cet Autre n’est pas manquant, le sujet en devenir ne peut pas advenir. Cela veut dire que si la mère est complète, voire complétée par l’enfant, celui-ci risque fort d’être psychotique. Pour le dire autrement, si la mère n’est pas manquante, c’est-à-dire désirante pour un autre objet que l’enfant, cette étape de la constitution du sujet ne peut pas se produire. Cela permet d’entendre que le manque c’est le désir et réciproquement. Et comme nous venons de le voir, le manque c’est-à-dire le désir est dans l’Autre. Ainsi, il apparaît que pour un sujet, le désir est le désir de l’Autre. Ce qui est désiré n’est pas un objet mais le désir de l’Autre, c’est-à-dire son manque, là où l’Autre n’est pas complet. Dans ce texte de « Subversion du sujet et dialectique du désir », Lacan amène un ajout qui se trouve pleinement dans notre question d’aujourd’hui: « le sujet comme un Autre ». En effet, c’est le sujet qui désire et pas le moi ou le soi comme conscience de soi. Mais d’où, de quelle place ce sujet désire-t-il? C’est très précisément à cette question que Lacan répond. Il rappelle que: « l’inconscient est discours de l’Autre, où il faut entendre le de au sens du de latin (détermination objective) [10]». A entendre que c’est l’Autre par son discours qui produit l’inconscient. Mais, il ajoute que: « le désir de l’homme est le désir de l’Autre, où le de donne la détermination dite par les grammairiens subjective, à savoir que c’est en tant qu’Autre qu’il désire (ce qui donne la véritable portée de la passion humaine)[11] ». Il énonce, ici, clairement que c’est en tant qu’Autre que le sujet est manquant, que le sujet désire. Autrement dit, ce n’est qu’en tant que sujet divisé, barré, que le sujet, si on peut dire, désire. Il n’y a qu’en tant que divisé qu’il y a du sujet.
Nous avons envisagé plusieurs aspects de la division du sujet. Tout d’abord par la question du même, se divisant entre idem et ipse; où le sujet est pris dans une forme d’indifférenciation avec le moi (imaginaire), sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure, en parlant du « sujet social ». Il s’agit, là, essentiellement, des rapports entre le moi et l’autre. C’est l’ipséité qui fait une différence entre le moi ( ou le sujet ) et l’autre.
Puis, cette division subjective, dont Lacan parle le plus, celle causée par l’introduction dans le langage. Cette division est développée selon deux axes: celui du signifiant ou le sujet est représenté par un signifiant pour un autre signifiant, que nous venons d’étudier dans ses rapport avec l’Autre, celui qui conduit à l’écriture du sujet comme barré S et où l’existence ( plus exactement l’autorité ) de l’Autre ne peut pas être garantie. Chaque sujet est différent en tant qu’un signifiant est par définition différent de tous les autres signifiants. Est-ce ceci qui fait différence?
Le second axe est celui de la jouissance. Lors de l’introduction du langage, il y a une perte, celle de l’objet a, reste de la division, reste à entendre comme celui d’une division arithmétique. Le sujet y est coupé de sa jouissance avec la production du plus-de-jouir: nommé aussi a, car c’est le même a que celui défini comme cause du désir. Le sujet est ainsi divisé par sa jouissance, car là où il jouit, il n’y a pas de sujet. La jouissance s’effectuant hors langage. Quand la jouissance peut être articulée en signifiants, il ne s’agit plus de jouissance mais de plaisir ou de déplaisir. Il s’agit alors de bien autre chose. Freud n’a pas parlé de jouissance mais de pulsion de mort. Le sujet est ainsi divisé par sa jouissance, pour autant celle-ci peut-elle permettre de faire différence? Est-ce que la modalité de jouissance d’un sujet ou sa façon d’accepter une perte ( plus-de-jouir ) pourrait faire différence? Sont ici en jeu des questions comme les addictions, la mélancolie et les dépressions, la domination, l’activité et la passivité etc. La liste est loin d’être exhaustive.
Le quatrième et dernier aspect de la division que nous envisageons maintenant est celui, annoncé, entre ce que nous appelons « sujet social » et le sujet tel que défini par le signifiant, le sujet inventé par Lacan. Ce sujet, qui n’est donc pas représentable, nous sert, souvent bien trop rapidement, à désigner une personne, un être-parlant. On dit un sujet, comme on pourrait dire un patient, un homme ou une femme. Est-on bien sûr qu’il y a du sujet? Déjà, nous avons noté, que dans la jouissance il n’y a pas de sujet et également que le sujet n’existe pas dans la continuité ou la permanence. Finalement, il n’y a de sujet que par le langage. Un sujet se manifeste dans sa parole, c’est-à-dire lorsqu’il est parlé par l’Autre. On peut très bien discuter de l’existence d’un sujet, lorsque quelqu’un n‘a pas d’inconscient. Ainsi, y a-t-il du sujet dans la psychose et dans l’autisme? Puisque dans ces deux structures il n’y a pas d’Autre. Finalement, lorsque l’on parle, dans le discours psychanalytique, d’un sujet, c’est par pure convention, ce n’est qu’une façon de désigner une personne. Par exemple, lorsqu’un analysant parle sur le divan, on ne peut pas prétendre qu’il y a en permanence du sujet qui s’exprime, il y a aussi, comme le dit Lacan, de la parole vide. C’est finalement comme un abus de langage de parler sans cesse de sujet, si on ne fait pas remarquer qu’il s’agit d’une convention et de préciser de quel sujet on parle: sujet philosophique, sujet de l’énoncé, sujet de l’inconscient, sujet de la science etc. Rappelons que l’écriture S(A) signifie qu’il n’y a pas de garantie de l’Autre et par conséquent il n’y a pas de garantie qu’il y ait du sujet. Donc, lorsque nous parlons de « sujet social », il s’agit bien entendu d’une convention. Après avoir longuement recherché, nous n’avons pas retrouvé cette expression de « sujet social » chez Lacan. Il parle de « Je social » dans le stade du miroir, et c’est à cette expression que nous nous référons en parlant de « sujet social ». L’intérêt d’en parler réside dans le fait que d’une part, dans la formation du « Je », celui-ci s’identifie à des signifiants, dans le langage courant on dit que le sujet s’identifie, mais on voit mal comment une entité aussi inappréhendable que le sujet pourrait s’identifier autrement qu’en donnant une importance particulière à certains signifiants ( S1 ). C’est donc le « je » plus que le sujet qui peut s’identifier. Il ne peut s’agir que d’une formation spécularisable qui peut s’identifier, c’est-à-dire qui peut s’imager, donc une instance au moins en partie imaginaire. D’autre part, si on reste réduit au moi, on ne peut plus travailler la question de l’Autre, qui est comme l’affirme Lacan la matrice de l’idéal du moi.
Donc, avec les réserves que nous avons mises, nous pouvons étudier cette « division » entre le sujet et le « sujet social ». Notre idée est que se produit un phénomène en deux temps, non nécessairement chronologiques. Un premier temps est celui de la formation du sujet, celui du bain langagier, où comme évoqué plus tôt, le sujet se constitue par et en causant le manque dans l’Autre. Pour le dire autrement, ce temps structurant où l’enfant est désiré par la mère qui lui parle. Cette mère qui va donner un sens au vagissements du bébé, à partir des signifiants qui la constituent, elle, comme sujet. Je me souviens, par exemple, d’une mère qui, venant d’accoucher, disait à son enfant qui produisait des petits bruits: « tu fais des caprices ». On peut entendre que cet enfant était déjà projeté dans la question du désir. Cet exemple est là pour montrer que les premiers signifiants de l’enfant lui viennent de l’Autre maternel, ou de la ou des personne(s) qui rempli(ssen)t cette fonction. Le second temps est celui du « je social », que nous appelons, ici, par convention, « sujet social ». C’est celui où l’enfant s’identifie à son image dans le miroir qu’il voit comme un autre, ceci étant accompagné des signifiants de la mère qui lui dit : « c’est toi ». Ce qui amène Lacan à dire que l’enfant s’identifie à un signifiant. Ce signifiant vient lui dire, lui montrer une image idéale du moi, comment il doit être. L’Autre apparaît alors comme la matrice de l’idéal du moi.
On peut noter qu’il y a un côté paradoxal à ce que l’enfant érige comme idéal du moi, l’image d’un autre, ceci étant fixé par les signifiants d’un Autre: la mère. Cette matrice de l’idéal du moi va former ce que nous avons appelé le « sujet social ». En effet, ce « sujet social » va chercher à se conformer à des normes, à des images, à ce qu’on lui apprend et ce qu’il pense qu’on attend de lui. Bref, il va se former, se conformer afin de ressembler à un autre, en s’appuyant sur des signifiants parmi ceux qu’on lui propose. Par exemple: tu es un homme ou une femme, d’où il apprend à faire l’homme ou la femme. Finalement tout le développement d’un être parlant se fait autour de deux pôles. L’un, le sujet qui se caractérise par son côté insaisissable, indéfinissable et qui se constitue, d’une certaine façon, à partir de ce que Paul Ricœur a appelé la chair, le propre et l’ipséité. Et l’autre, ce « sujet social » qui se constitue à partir d’A/autre(s) et qui va faire qu’un sujet sera adapté au monde dans lequel il vit. Cette adaptation est précisément celle que Lacan a critiquée ( ce qui a entrainé son exclusion de l’IPA ) comme étant un des fondement de l’ego psychologie, d’une certaine psychanalyse anglo-saxonne. Le « sujet social » est celui de la norme, celui qui cherche à ressembler aux autres, celui des idéaux desquels une cure analytique a justement pour rôle de permettre de se défaire de ces aliénations. Pour ce faire, la cure nécessite de s’effectuer autour de la notion de sujet, le sujet défini par Lacan. C’est cela qui permet d’arriver à l’autonomie, telle qu’en parle Paul Ricœur. Il écrit: « Quand l’autonomie substitue à l’obéissance à l’autre l’obéissance à soi-même, l’obéissance a perdu tout caractère de dépendance et de soumission. L’obéissance véritable, pourrait-on dire, c’est l’autonomie[12] ». On retrouve là l’opposition classique entre le désir du sujet et la contrainte sociale. Ce qui est remarquable est que c’est justement la confrontation entre ces deux poussées opposées, constituant pour Ricœur la substance de l’ipséité, qui génère ce qui fait différence: « L’opposition entre autonomie et hétéronomie est ainsi apparue comme constitutive de l’ipséité morale[13] ». Pour Ricœur ( comme Aristote ), la morale concerne le social et l’éthique concerne le sujet. Ainsi, pour lui, la façon, voire pourquoi pas le style, d’allier la morale à l’éthique, et donc le sujet et le social fait une différence, et est propre à chacun. Mais est-cela qui fait une différence essentialisée?
Nous avons montré à quel point l’être parlant peut se confondre avec l’A/autre. Et aussi à quel point, la recherche de ce qui fait différence est complexe. Cela permet d’entendre la nécessité d’avoir une identité qui permette de donner l’idée d’un minimum de cohérence, d’une forme (gestalt) et de soutenir le « je » de l’énoncé, du discours. Il s’agit du « je » de l’énoncé car, comme nous l’avons dit plus tôt, le « je » de l’énonciation vient de l’Autre. Et c’est une deuxième fonction de l’identité qui constitue un semblant, une illusion, visant à masquer le fait que le « je » de l’énonciation vient de l’Autre.
Nous allons, alors, étudier cette question de l’identité, en ce qui concerne notre thème de l’A/autre, en nous appuyant sur le travail d’un autre philosophe: Clément Rosset[14]. Il distingue d’une certaine façon deux formes d’identité: ce qu’il appelle l’identité personnelle et l’identité sociale, correspondant pour lui, à la pré-identité et à l’identité réelle qui est l’identité sociale . En effet, il écrit: « J’ai toujours tenu l’identité sociale pour la seule identité réelle; et l’autre, la prétendue identité personnelle, pour une illusion totale autant que tenace [15]». mais qu’appelle-t-il identité personnelle? « On pourrait aussi appeler cette identité personnelle, tenue pour première et antérieure à toute identité sociale, identité « pré-identitaire » [16]». Pour lui, cette identité personnelle est antérieure à toue reconnaissance sociale, elle a un caractère « naturel » et non conventionnel, un caractère unique et non composite. Cette identité repose sur le moi de telle sorte que: « Le moi « pré-identitaire » apparaît ainsi comme le moi vrai et authentique, le moi « identitaire » (ou social) comme un moi conventionnel [17]». Ainsi, il y a une pré-identité qui n’existe pas mais qui est supposée, ( on pourrait dire qui n’existe que dans l’après-coup ) qui ne change pas, que l’on ne peut pas définir, et qui affirme que je ne suis pas un autre. Et une identité sociale, dite réelle, qui peut être de l’autre, car elle est toujours une identité d’emprunt. Il écrit cette belle phrase: « Ce manque à être de l’identité personnelle trouve son palliatif le plus ordinaire dans l’acquisition d’une identité d’emprunt. L’imitation de l’autre permet seule à ma personnalité de se constituer [18]». Ainsi, il affirme l’inanité de toute recherche de son identité personnelle[19]. Nous reviendrons là dessus avec Delphine Horvilleur. Remarquons, toutefois, que ce que Rosset amène sur l’identité personnelle, a certaines ressemblances avec notre question du sujet, dans son aspect insaisissable, dans le fait qu’on ne puisse pas le définir et comme s’opposant au social. Pour lui, l’identité propre n’existe pas en tant que telle; ce que nous pourrions énoncer ainsi: le sujet est de l’ordre du réel, de l’impensable.
Ainsi, les signifiants sur lesquels repose l’identité, les signifiants auxquels le sujet s’imagine être identifié, sont des signifiants particuliers. Ils se présentent comme s’ils étaient des signifiants maîtres, des S1, tels qu’ils puissent être en mesure de déterminer le sujet. En fait, ce ne sont que des signifiants quelconques, des S2, des signifiants pris dans les chaînes signifiantes d’un sujet. En effet, si on pense que les signifiants homme et femmes déterminent des différences essentielles entre les sujets, comme c’était encore récemment le cas dans le discours psychanalytique, on peut prétendre que ces signifiants sont déterminants dans la constitution du sujet. Les théories du genre sont venues nous permettre de remettre en question la place de ces signifiants, qui ne sont finalement que des signifiants que nous appelons « signifiants sociaux », car ils ne déterminent qu’une identité sociale. Cette identité sociale est nécessaire pour maintenir en place un semblant, dont on sait que la fonction consiste à recouvrir le réel. Et, ici, ce réel est le sujet, puisqu’on ne peut rien en dire sauf à remarquer le lieu, là où il se manifeste. Pour être plus précis, les signifiants de l’identité, sont des images pour autant que l’identité n’est qu’une formation imaginaire, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas pris comme des signifiants, mais comme des images. Les signifiants du processus identificatoire ne sont pas, eux, réductibles, à une image.
Nous allons, maintenant, pour en terminer aujourd’hui avec ce qu’il en est de l’identité, en venir à ce texte magnifique de Delphine Horvilleur sur l’identité [20]. Il en sera simplement lu quelques extraits qui se passent de commentaires. « Il est permis et salutaire de ne pas se laisser définir par son nom ou sa naissance. Permis et salutaire de se glisser dans la peau d’un autre qui n’a rien à voir avez nous. Permis et salutaire de juger un homme pour ce qu’il fait et non pour ce dont il hérite. D’exiger pour l’autre une égalité, non pas parce qu’il est comme nous, mais précisément parce qu’il n’est pas comme nous, et que son étrangeté nous oblige [21]». Et de préciser en ce qui concerne « l’identité juive »: « Les juifs se sont toujours débrouillés pour que la définition de leur judaïsme – ce à quoi « ça » tient- reste un indéfinissable, un au-delà de la naissance, de la croyance ou d’une quelconque pratique. (..) Le judaïsme s’assure en toute circonstance que la question de l’identité échappe à toute résolution, et ne tolère aucune définition définitive [22]». Et aussi: « Comme un homme qui veut toujours être l’autre parce qu’il n’y a que comme ça qu’il a une chance d’être lui-même [23]»; « Il me manque toujours un truc pour être vraiment moi. Et grâce à ça, je n’ai aucun problème d’identité. Je me suis débarrassé de cette idée morbide qu’il y aurait une possibilité d’être vraiment soi. A chaque fois que, dans un moment de panique, je crois être moi, il y a un bout de moi – et pas n’importe lequel- qui me dit: euh non, pas tout à fait [24]». Et de conclure: « En fait, il faudrait pouvoir être toujours en chemin. Pour lutter efficacement contre « l’identité », il faudrait pouvoir sortir de la binarité, et du « soit l’un, soit l’autre ». Mais sortir de la binarité, c’est un défi insurmontable [25]». Que dit-elle d’autre, finalement, que le sujet est divisé, barré, et qu’il s’agit, au décours d’une cure analytique, d’accepter cette division et de ne pas s’épuiser à lutter contre elle.
Pour conclure, nous allons envisager cette question, tout le temps présente comme un fil conducteur dans notre propos. Qu’est-ce qui fait différence? Y a-t-il une différence qui pourrait être essentialisée comme l’était jusque récemment la différence des sexes? Le nombre d’éléments qui font des différences entre les êtres parlants est infini. Certains font des différences plus importantes que d’autres, on peut faire une petite liste, évidemment non exhaustive. Comme: homme ou femme, la taille, la couleur de peau, le milieu social, la nationalité, la culture dans tous les sens du terme, le vécu propre à chacun, etc. Du point de vue plus proprement psychanalytique, retenons: le signifiant, le sujet, le fantasme, le symptôme comme le dit J.-A. Miller, la structure, le fait d’avoir fait une analyse, le mode de jouissance etc. Finalement, on peut dire que rien ne fait différence. Aucun élément ne peut essentialiser une différence entre les êtres parlants. Si rien ne fait différence, alors tout fait différence, la différence est un tout. Mais y a-t-il une nécessité théorique à vouloir dire ce qui fait différence? Vouloir catégoriser n’est-ce pas une façon de nier, au sens du déni ou du désaveu, la division du sujet. A savoir que la différence essentielle est interne à chacun. L’expérience de la cure analytique nous montre bien que l’on ne peut pas être identique à soi-même, puisque la parole nous vient de l’Autre. De vouloir catégoriser, établir une différence essentielle, n’est-ce pas une tentative de donner un solution binaire à l’énigme fondamentale: qui suis-je etc.? L’inconscient n’est pas soumis à une logique binaire, qui est celle du langage cybernétique fait de 0 et de 1. Alors, comme le dit Delphine Horvilleur: « sortir de la binarité, c’est un défi insurmontable [26]».
Philippe Woloszko
Metz, le 17 novembre 2022.
[1] Paul Ricœur. Soi-même comme un autre. Seuil. Points Essais. 1990.
[2] Ibid. P 368.
[3] Ibid. P 375.
[4]J. Lacan. Séminaire XIX. …ou pire. Séance du 2 décembre 1971. Version Valas. P 44.
[5] Paul Ricœur. Op. Cit. P 374.
[6] Ibid. P 369.
[7] Ibid. P 375.
[8] J. Lacan. Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien. Le seuil. Paris. 1966.
[9] Op. Cit. P 819. « Pour nous, nous partirons de ce que le sigle S(A) articule, d’être d’abord un signifiant. Notre définition du signifiant (il n’y en a pas d’autre) est: un signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. Ce signifiant sera donc le signifiant pour quoi tous les autres signifiants représentent le sujet: c’est dire que faute de ce signifiant, tous les autres ne représenteraient rien. Puisque rien n’est représenté que pour.
Or la batterie des signifiants, en tant qu’elle est, étant par là même complète, ce signifiant ne peut être qu’un trait qui se trace de son cercle sans pouvoir y être compté. Symbolisable par l’inhérence d’un (—1) à l’ensemble des signifiants.
Il est comme tel imprononçable, mais non pas son opération, car elle est ce qui se produit chaque fois qu’un nom propre est prononcé. Son énoncé s’égale à sa signification. (..) C’est ce qui manque au sujet pour se penser épuisé par son cogito, à savoir ce qu’il est d’impensable.
[10] Ibid. P 814.
[11] Ibid.
[12] Op. Cit. P245.
[13] Ibid. P 246.
[14] Clément Rosset. Loin de moi. Etude sur l’identité. Les éditions de minuit.1999.
[15] Op. Cit. P 11.
[16] Op. Cit. P 12.
[17] Ibid.
[18] Ibid. P 41.
[19] Ibid. P 31.
[20] Delphine Horvilleur. Il n’y a pas de Ajar. Grasset. Paris. 2022.
[21] Op. Cit. P17-18.
[22] Ibid. P 19.
[23] Ibid. P 20.
[24] Ibid. P 49.
[25] Ibid. P 73-74.
[26] Ibid.