Les changements de société actuels impliquent-ils un nouveau traitement de l’amour en psychanalyse ?Anna Konrad, Paris05/02/2020

Les changements de société actuels impliquent-ils un nouveau traitement de l’amour en psychanalyse ?

Anna Konrad

Paris

5/2/2020

 

On a coutume de voir l’amour comme un état, l’état amoureux, ne faisant pas bon ménage avec le sujet. L’amoureux perd sa tête. Il s’aliène. Le discours en psychanalyse sur l’amour est multiple. Philippe a fait remarquer dans son séminaire sur le statut d’un autre dans l’amour, question à laquelle il n’a pas répondu, que comme l’amour s’enracine dans le réel, il n’est pas possible de le théoriser. Néanmoins, l’année dernière à AF, un rapprochement très intéressant était fait entre haine et hainamoration. La nature foncièrement hainamoré de la haine aussi bien que de l’amour, comme passion fondamentale, comme nom de la pulsion essentielle. L’amour cache bien son jeu lorsque le désir et l’amour se mêlent et se déterminent réciproquement : la haine est invisibilisée pour un temps. Le transfert analytique est là pour nous dire que c’est pour un temps seulement. Il n’y a pas de relation profonde et durable, comme l’est une relation avec un analyste sans que l’amour soit hainamoration à visage parfois découvert, ni sans que le sort même de cette relation ne soit liée à l’issue de la partie amoureuse qu’est le transfert. Comment peut-on se délivrer de ses symptômes, de son aliénation ? Il est impossible de méconnaitre après un temps suffisamment prolongée d’une analyse que ces symptômes et cette aliénation sont savamment par l’inconscient, par le sujet lui-même entretenus et modulés en fonction d’un jeu de reconnaissance et de demande d’amour dans lequel ils servent d’offrande répétée. Il est injuste, même si tous les analysants le font, d’incriminer un jour ou l’autre l’analyste comme entretenant lui-même cette répétition. L’offrande est destinée à un Autre, un grand Autre, comme Lacan nous a appris à le nommer, la figure où s’incarnent les visages successifs interrogés par l’analysant suspendu à ses signes.

 

Cette suspension aux signes de l’Autre est la condition subjective propre à un moment de la subjectivité correspondant à la phase phallique. Safouan nous le rappelle très simplement en 1975 dans un petit article La dissolution du complexe d’Œdipe, dans le recueil La sexualité féminine (p84). Lacan décrit la position subjective dans cette phase : « Pour plaire à la mère, il faut et il suffit d’être le phallus. » « Il est important de souligner, commente Safouan, que cette formule n’est pas celle d’un sujet qui sait ce qu’il faut […] Cette formule est seulement celle d’un sujet qui croit savoir […] Bref, un sujet qui est à l’affut des signes où se lit le désir de l’Autre. » Et il poursuit : « Effort vain, puisqu’il représente une course derrière une certitude que la structure élimine. Le seul savoir sûr possible est celui qui, en raison de la primauté structurale de l’imaginaire dans l’ordre de l’apparition, reste retiré dans le refoulement primaire. Le « il faut » qu’impose la loi de plaire ne peut donc mener le sujet qu’à se déplaire : puisque s’y signifie son défaut. » Safouan rappelle bien là que dans le « il faut plaire » de la tentative d’être le phallus est contenu l’échec : l’imaginaire où est apparu sa brillance n’est pas soutenu par un signe certain. La sortie de cette impasse, nous la connaissons théoriquement, nous pouvons l’énoncer ainsi avec Safouan : « D’où l’intérêt qu’il y a à ce que ce « il faut » soit transformé en « il ne faut pas ». La fonction du père réel est d’introduire cette négation même. » (p85). Une analyse peut donc se raconter comme la longue histoire de comment cette fonction opère – ou peut-être comment elle se construit – dans le particulier de la cure. Le phallus imaginaire fait long feu. Il est ce qui pousse à la « persévération dans l’être », défini comme « l’effort  que le sujet dépense dans l’élaboration des images où il est en anticipation sur lui-même. » (p101) Enfin, pour s’en sortir, le sujet doit en passer, nous dit Safouan, par un « deuil véridique : celui qui défait les idéalisations et les méconnaissances dont se trame la persévération dans l‘être ».

Mais l’analyse elle-même n’est-elle pas tissée de persévération dans l’être jusqu’au bout ? La vie elle-même n’est elle pas marquée à jamais par notre besoin d’anticiper sur notre propre image comme aimable et bonne ? Afin que l’Autre, visé à jamais comme savoir sur la vérité nous reconnaisse ?

La psychanalyse dans le champ lacanien n’a-t-elle pas commis l’erreur, la faute, de s’en prendre à l’amour de soi dont le sujet a si cruellement besoin ? Ce besoin vital n’a-t-il pas été méconnu et rejeté par des praticiens dominés que nous sommes tous à l’occasion, soumis aux dogmes et aux idéaux de notre temps, du moment présent ? Lors du séminaire d’AF à Paris le 15 janvier dernier, à l’occasion d’un exposé très intéressant de Valérie Marchand, une discussion portait sur la responsabilité d’une idéalisation du désir, mis en opposition avec la guérison ou avec les effets de guérison que la cure opère, au détriment même de notre discipline si attaquée aujourd’hui. Cette idéalisation aurait débuté avec Lacan au moment du séminaire l’Ethique de la Psychanalyse. Valérie Marchand indiquait que Patrick Guyomard avait beaucoup critiqué et reproché à Lacan sa passion pour Antigone, la figure de l’héroïne méprisant le Bien comme service des biens et de la Cité, opposant le désir comme figure de l’éthique à l’intérêt et aux compromis qui cherchent le bien.

 

L’héroïne de la tragédie incarne peut-être un aspect, une question apparaissant un jour dans toute analyse. Mais le succès et peut-on dire l’excès de Lacan lui-même n’a-t-il pas conduit parfois des analystes à des résultats inhumains ou échoués dans une forme de cruauté dans le lien social promu par la psychanalyse ? Peut-on prolonger l’analogie avec la haine antipsychanalytique perçue aujourd’hui ? Est-ce qu’on en est venu à la limite dans un excès à essayer de transmettre la psychanalyse en suggérant la souffrance qu’elle promet, car c’est cela l’éthique opposée au bien du patient ?

En plus d’être suicidaire, cela serait plus que discutable car l’éthique ne s’ordonne pas. Elle n’est pas non plus une attraction pour l’esprit. En fait, c’est emmerdant et dangereux, mais ça se présente. Quand par exemple une personne s’oppose à la violence d’un discours ou à des actions qui la détruisent comme sujet, c’est l’éthique qui intervient lorsque la peur, le danger, la douleur ne la font pas se soumettre. Le résultat peut être la mort, subjective, temporaire ou définitive ou même réelle. Le deuil véridique dont parle Safouan qui entame la croyance du sujet en lui-même, qui entame le sujet au sens de mettre en question sa vie de sujet, ne peut pas être préconisé, imposé au programme de l’analyse. C’est sans doute une révulsion à l’égard d’un tel usage de la souffrance qui a fait parler François Perrier dans des termes très critiques du désêtre lacanien et motivé son désaccord et départ de l’EFP au moment de l’introduction de la proposition sur la passe, comme il l’exprime dans un recueil de séminaires de 70-71 intitulé justement « L’amour » (« Qu’on parle du narcissisme primaire comme point ultime d’une régression expérimentale ou qu’on parle du désêtre, on a là, de toute façon, des visées que je qualifierai […] d’extrémistes » dit F. Perrier dans L’amour, Hachette, Pluriel, 1994, p 35)

 

L’éthique se présente comme question de survie pour le sujet toujours déjà organisé dans un rapport à la jouissance et au désir. La littérature est là pour nous parler des chemins du sujet. Le déchirement de ne pas pouvoir préférer le bien, l’écrivain américain Eve Ensler nous en raconte quelque chose dans son roman autobiographique Pardon, sorti en librairie en janvier en France. Eve Ensler est célèbre pour Les monologues du vagin, paru au début des années 90 et traduit de l’américain un peu partout dans le monde. Elle a pris ici la voix de son père en s’adressant à elle-même à travers lui. Cela pour permettre à ce père de reconnaître intégralement ses fautes et ses crimes envers elle et aussi pour se consoler elle-même, comme il ne l’a jamais fait et ne le fera jamais. Elle lui prête ce désir d’aveu car il dérive depuis trop longtemps dans les limbes. Il s’agit d’un père incestueux et d’une extrême violence.

 

Ce texte, Pardon d’Eve Ensler et le suivant que je vais évoquer brièvement, Le consentement de Vanessa Springora, traitent chacun d’un thème qui reçoit un traitement social vif actuellement, celui des abus sexuels, dans les deux cas il s’agissait d’enfants, dans les deux cas elles ont écrit longtemps, très longtemps après. Interroger la place de la psychanalyse aujourd’hui et ce qui semble parfois le divorce entre la culture et la psychanalyse invite à essayer d’observer où et comment la singularité, la subjectivité et son corolaire la liberté et la parole sont reconnues aujourd’hui avec le moins de restriction, comme elles l’étaient autrefois dans les lieux de rénovation sociale dédiés à la souffrance psychique. Mais libérer la parole, la psychanalyse nous apprend que cela passe pour un sujet donné par des chaines concrètes qui ne sont pas bonnes à dire. Les femmes dont la parole se libère nous apprennent-elles quelque chose sur la place où est attendue la psychanalyse aujourd’hui car elle s’y trouve déjà par son discours ?

 

Le roman d’Eve Ensler se pose d’un bout à l’autre dans la métaphore, il n’est pas un témoignage. Il y a beaucoup de questions. L’écriture même a une multiplicité de motifs possibles. « Est-ce que je t’écris depuis la tombe, depuis le passé ou le futur ? » : la dimension de la création d’une réalité nouvelle est présente dès la première page. Cette réalité nouvelle est celle de la libération de l’emprise de toujours du père, au-delà de sa mort. Eve va énoncer la vérité de fiction fondamentale qui humanise son père, cet homme dont elle a pu aussi évoquer l’histoire personnelle effrayante : « …il m’est apparu, en dérivant dans les limbes, dit ce père, qu’il y avait peut-être en moi, bien enfoui, un endroit où j’étais horrifié par mes actes comme je l’avais été par ceux de mon père et de mon frère ». A présent, dans la fiction, il assume tous ses actes, sans ambiguïté sur les rôles et sur les responsabilités. Il dit : « Je suis responsable, Ève. J’étais cruel à ce point là. C’est à ce point là que j’étais lâche…», mots enfin prononcés par un père qui redonne à sa fille la parole qu’il lui a refusé sa vie durant. Une parole où il renonce à toute complicité avec elle et à toute complaisance, pour permettre d’entendre que « langue et jouissance ne sont pas de la même étoffe », pour reprendre une formulation que Robert Levy a employée à propos de la fonction paternelle. C’est Eve qui a du faire cet acte de parole jamais accompli par lui en renonçant à la complaisance et à la complicité au-delà de la mort, avec son père. C’est elle qui a du payer le prix, vivre des morts subjectives, pour parler en revenant. C’est elle qui a du se charger de la responsabilité des mots qu’il était incapable de dire. « C’est notre imagination qui nous permet de franchir les limites, d’approfondir le récit et d’inventer des issues nouvelles » écrit-elle.

Et aussi : « J’ai permis à mon père de me parler avec ses mots »  Mais là j’ai fait un lapsus de lecture et j’ai lu : J’ai permis à mon père de parler avec mes mots. Tout est avoué, rien n’est laissé de côté ou épargné. Le « il ne faut pas » du père réel est enfin intégré au discours du père de la transgression avec un effet poétique indéniable.

 

Le récit-même de l’inceste est celui d’un sujet retrouvé.

« Chaque aveu exige un récit plus approfondi, chaque fait reconnu en renferme un autre. Il est certain qu’il s’agit d’une boîte de Pandore, dont les calamités se sont déjà abattues sur le monde. Elles y flottent, inexpliquées […]. Manifestement, l’histoire qui n’est pas visible, racontée ou assumée, est celle qui détient le plus de pouvoir. Chaque aveu défie un pacte de sang déterminé longtemps avant ma naissance » dit l’Homme Ombre. Quand elle écrit : « Ses doigts, désormais les serres d’un faucon, se sont enfoncés davantage. Ils ont déchiré ton orifice étroit. Labouré la chair tendre. Ils ont arraché tes plumes délicates. Ils ont griffé, griffé la porte dorée de ton précieux jardin, et quand tu leur a refusé  l’entrée, ils ont pénétré de force.», nous entendons l’angoisse de la fillette dans le piège sordide du père violeur, mais aussi le chant de la femme qu’elle est devenue. Et cette femme recherche dans l’homme qu’a été son père, mort 30 ans auparavant, les motifs de la perte d’une humanité. L’Homme Ombre avait trop aimé sa fille : « … c’est ta naissance, Evie, ton arrivée qui m’a fait basculer dans la plus grande perplexité, le plus total égarement. Rien ne m’avait préparé à ta tendresse. Ni à la tendresse que tu allais susciter en moi. […] Personne n’avait jamais parlé de ces sentiments. Je ne me doutais pas que je les éprouverais pour ma toute petite fille. Je ne connaissais pas l’amour. Je n’avais jamais été aimé. J’avais été adoré. Idolâtré. J’avais été un sauveur. Je n’avais pas goûté le lait sucré du sein de ma mère, nourrissant et emplissant mon âme et mes cellules. Mon corps ne disposait d’aucun moyen pour recevoir ou retenir une joie si grande et si douce ». La  femme qu’est devenue la petite fille abusée parle en poème en quelque sorte de la faille radicale et insurmontable du père, ayant lui aussi son histoire propre. Il n’y a pas d’arrêt, pas d’origine assurée du mal.

 

 

 

Soutenir la dimension subjective apparaît ici une question de vie ou de mort. Cette mort peut être réelle comme le montre la biographie d’Eve Ensler, mais plus encore elle concerne la vie subjective. Aujourd’hui, nous pouvons difficilement trouver des relations humaines qui nous réconfortent sur la vie subjective des hommes et des femmes et nous rassurent sur notre avenir, si nous cherchons dans les représentations qui nous entourent quotidiennement. Nous sentons la proximité d’événements menaçants, nous sentons échapper le monde à la culture à laquelle nous avons consacré notre travail et nos vies. C’est dans ce contexte que nous parlons beaucoup des victimes que sont les femmes parfois, de violences qui leur sont faites en tant que femmes et le terme de « féminicide » est apparu dans les médias aussi bien que sur les murs comme le nom ultime de cette violence qui cherche un nom. Mais, dans un retournement ambigu, c’est la féminité qui reçoit un nouveau nom avec le signifiant de son meurtre. Des femmes témoignent comme jamais elles ne l’ont fait. Depuis que le fils, gorgé de ressentiment, de Woody Allen a fait exploser le scandale du terrible Weinstein, des femmes, partout, ont avancé pour exposer leur parole. Un changement de culture semble peut-être apparaître. La féminité questionne avec d’autres mots, avec des nouvelles histoires, l’altérité de la femme apparaît autrement. Des images des plus réalistes de vulves féminines apparaissent un peu partout sur les murs. Le corps, les orifices, des luttes engageant des muscles et des coups, la défense et le corps à corps deviennent un langage quotidien des femmes sur elles. La mascarade féminine se fait plus discrète et moins visible.

 

 

A la rentrée, c’est le roman de Vanessa Springora, « Le consentement », qui a fait la une. Elle y fait le récit de sa relation avec l’écrivain Gabriel Matzneff qui a commencé comme une histoire d’amour alors qu’elle avait 14 ans et lui 50.

 

Pierre Verdrager, un sociologue auteur d’un ouvrage intitulé « L’enfant interdit » publié en 2013, rencontre au même moment une audience dans les médias. Il étudie les discours sur la pédophilie en insistant sur les liens entre l’apologie de la pédophilie qui a pu prévaloir dans les années 70 et même après et une certaine élite intellectuelle de l’époque. Mais son analyse se confond avec une réclamation de comptes auprès d’intellectuels – certains sont malheureusement morts comme Deleuze, Derrida- d’autres non, comme Ph. Sollers, et auprès d’institutions comme le journal Le Monde, Libération. Des intellectuels, des organes de presse sont assignés à répondre au reproche d’une complicité avec la pédophilie. Vanessa Springora reproche vivement dans son roman l’inaction de son entourage et la complicité de l’air du temps de l’époque et de son milieu qui l’ont laissée devenir et rester la proie du pédophile Matzneff qui se faisait alors passer pour un écrivain sur la crête de la modernité de son temps avec des ouvrages comme celui intitulé Les moins de seize ans, qui tirait bénéfice et profit d’une pédophilie qu’il présentait comme une initiation, exercée avec la seule règle de ne jamais imposer une violence apparente physique.

 

 

 

Le roman de Vanessa Springora m’a irritée d’abord, car je trouvais que d’une certaine façon elle instruisait un procès à charge contre une époque, la mienne, peut-être, ou celle de mes parents, je ne sais pas exactement : liberté sexuelle sous la réserve du consentement mutuel, effacement relatif de la différence entre les adultes et les enfants qui se considèrent comme égaux, sexualisation des rapports adultes-enfants avec postulat de la maturité sexuelle chez des jeunes adolescents… Un cocktail en effet prometteur de confusions et d’accidents de route pour des sujets en cours de construction. Comme si la différence, pour parler en termes de fondamentaux lacaniens, reposait plus fortement que dans un temps antérieur supposé plus assuré quant aux interdits, sur le travail psychique du jeune sujet. Mais quelle antériorité donner à un jugement sur une époque ? C’est une limite de la réflexion portée dans le roman de Springora. Ce jugement indigné sur l’histoire permet aisément à l’horrible Matzneff de réagir à la parution du livre en le qualifiant de « réquisitoire de procureur », mais aussi de « diagnostic concocté dans le cabinet d’un psychanalyste » (Tribune dans Le monde, « Christine Angot à Gabriel Matzneff : vous preniez vos désirs pour des réalités », 31 déc 2019)

Le roman m’est apparu refermé  – qualifié de digne par les critiques – sans vraiment pouvoir se déployer. Pour être exact, je me suis dit qu’elle avait écrit quelque chose que l’on ne s’autoriserait pas à critiquer. On ne s’autoriserait pas à dire que son texte manque de subjectivité, de l’ouverture de l’auteur sur son expérience que l’on n’ose pas non plus appeler intime car les mots qui auraient pu la dire semblent avoir été aspirés par le pervers. Et finalement, je crois que ce qui me dérange n’est pas cela. Un roman n’est pas nécessairement intime. Mais l’amour et la haine qui remplissent les pages sont comme rivés à un objet réel, l’abuseur quinquagénaire à l’époque, vieillard aujourd’hui, dont il est dit qu’il a discrètement toujours continué à harceler Vanessa. Le roman pose donc la question de comment se désaliéner de la relation à l’Autre de l’hainamoration. Et il répond par une expiation dans la souffrance et le sacrifice du coupable consécutif à son accusation publique.

Son propos est de transmettre une expérience en soulignant la profonde et complice méprise du monde adulte autour de la jeune fille. Matzneff l’a abusée pendant plusieurs années avec son « consentement », ce consentement dont sa mère a retourné l’argument contre elle quand elle lui a fait le reproche de n’avoir rien fait pour empêcher qu’un type de 50 ans la mette dans son lit à 14 ans.

 

Elle a passé une grande partie de sa vie à se reconstruire de cette relation vécue entre 14 et 17 ans à peu près avec Matzneff et elle est particulièrement en colère du fait que ce type dont elle a réalisé à l’époque qu’il était un salaud ait pu sauvegarder une aura littéraire pendant des d’années et malgré le changement d’époque et qu’il ait même reçu le prix Renaudot en 2013 pour un ouvrage, il est vrai, qui ne contient pas l’apologie de sa pédophilie, mais dont il a par exemple osé déclarer qu’il récompensait l’ensemble de son œuvre. Elle veut le dénoncer, le démolir comme écrivain jouissant encore d’une parcelle de reconnaissance, révéler une vérité à travers son témoignage : l’« œuvre littéraire » de Matzneff à laquelle elle conteste toute qualité digne ce nom, rempli de ses obsessions ennuyeuses et blessantes pour les femmes et les filles n’est que l’alibi de ses penchants pathologiques. Il y a comme un discours implicite qui ne concerne qu’eux deux dans ce roman, cependant. Elle a « décidé de prendre le chasseur à son propre piège en l’enfermant dans un livre ». Elle est descendue dans cette arène où ils ne sont que deux, à l’exclusion des autres et du tiers malgré le phénomène de masse qui s’empresse autour du livre. L’écriture témoigne de l’impossibilité subjective de destituer l’Autre haï en tant qu’Autre haï et Vanessa Springora n’en est pas dupe, d’où une amertume au fil des pages. Mais peut-être la vengeance atteint son but recherché ? L’humiliation publique, des poursuites, un retrait de tout subside, le suicide ? Tout cela est agité par des articles qui suivent la parution, cependant que la nouvelle du suicide effectif du père de Vanessa Springora, quelques jours après la sortie du roman, vient donner une touche dramatique supplémentaire à l’actualité en jeu.

 

C’est dans la foulée des demandes d’explication formulées à l’encontre des acteurs de l’époque de l’adolescence de Vanessa Springora, déclenchées par la parution de son livre, que l’accusation d’une supposée pro-pédophilie de Françoise Dolto a été relancée par le Canard Enchainé ou encore par le Journal International de Médecine dans les termes d’approximation tendancieuse qui ont été employés.

Une violente attaque de plus contre la psychanalyse.

Les disciplines sont imprégnées et habitées par les discours de leur époque, sans quoi elles n’ont aucune chance d’être entendues. En lisant pour ce séminaire, par analogie de mots, le séminaire l’Amour de François Perrier, je me suis surprise à remarquer qu’il avait quand même une drôle de façon d’évoquer les abus sexuels incestueux sur les filles. Il dit (je cite à peu près) : quand elles ont vécu ça, c’est pas très grave, elles deviennent des putes ou des nonnes. Elles n’en deviennent pas psychotiques. Il y a une manière là de prendre le parti de la société de son époque qui fait porter le poids de la responsabilité sur la victime et qui la sacrifie.

 

La société se tend aujourd’hui vers la dénonciation des abus sexuels et du harcèlement sous toutes ses formes alors que ce phénomène explose semble-t-il de la maternelle jusqu’aux maisons de retraite en passant par les entreprises.

Il me semble que la psychanalyse peut s’inscrire comme une possibilité de sortir du sacrifice de soi et de la vengeance que sont les options données généralement aux victimes. Faut-il encore que l’amour de soi reprenne de la voix et que les sujets cabossés, humiliés, agressés trouvent un accueil restaurant de la confiance dans leur parole. François Perrier définit l’aptitude à l’amour comme la disposition d’un sujet pourvu d’un statut narcissique et d’une référence au moins minimale à un idéal du moi. (L’Amour, p194). Ce statut narcissique ne peut être assuré que dans une réciprocité, par définition. D’où l’importance pour la psychanalyse, sans doute, de se battre pour ne pas être exclue des arcanes institutionnels et de l’assurance maladie. Cela implique de porter plus que jamais une écoute attentive à l’inconscient là où ce n’est pas la psychanalyse qui est demandée mais un soulagement d’une souffrance, d’une tension, une aide dans une situation de détresse. Mais après qu’une écoute avisée ait produit son effet d’énamoration, il restera à passer de l’amour au transfert et au travail du transfert. Ce passage même implique de se déprendre de l’amour.

SHARE IT:

Comments are closed.