Les enfants, l´école et le débat sur la disparition de l´enfance – L. De lajonquière

Dans différents milieux intellectuels, la référence à la thèse du new-yorkais Neil Postman sur la disparition de l´enfance est devenue habituelle. Elle affirme que nous assistons de nos jours à l´épuisement de ce qu’il nomme le processus sociétaire, comme l’a repéré Philippe Ariès. Le quotidien avec les enfants semble le confirmer. Nos enfants ne seraient plus comme avant, plus sagaces et intelligents mais moins disciplinés cependant que jadis. De ce fait, les adultes oscillent entre deux positions en principe contradictoires. Tantôt ils considèrent que la disparition de ladite enfance moderne est une bonne nouvelle qui viendrait confirmer la vieille idée qu´ils ne seraient pas eux-mêmes et en conséquence, il faudrait « adapter » ou « ajuster » l´éducation des enfants à la dernière nouveauté de la réalité de l´être infantile. Tantôt au contraire, les adultes considérant que les enfants risquent de ne plus avoir d´enfance, s´engagent dans la protection d´une supposée intégrité psychique naturelle d´un être infantile intemporel.

Mon intention aujourd´hui est de produire un infléchissement de la forme naturaliste qui s´empare de ce débat autour d´une idée d´enfance censée être un simple âge plus ou moins naturel de la vie. Pour justifier la disparition supposée de l´enfance, il ne suffit pas de répéter que les enfants d’aujourd’hui sont différents de ceux de jadis. D´ailleurs, pourquoi ne le seraient-ils pas?

La psychanalyse permet de resituer le débat sur l´enfance, au-delà de la tension classique entre biologisme et culturalisme. Qu´il s´agisse de l´un ou de l´autre, il n´y a pas de place pour penser les vicissitudes de l´émergence même ou de l´institution d´un sujet. L´histoire des mentalités, inaugurée par Philippe Ariès, prise dans cette tension, est paradoxalement empêchée de penser l´irréductibilité des formes historiques. Elle suppose une humanité de base hors du champ du langage et de la parole.

Je propose ici d´abandonner l´idée de la détermination soit biologique, soit sociale d´une réalité préfabriquée, selon laquelle l´humanité relèverait d´un processus d´actualisation de déterminations préalables à cette émergence même. Je considère que chaque « situation » engendre ou institue une subjectivité. L´acte de détermination est l´effet de discours qui se tisse avec la matière première informe indéterminée. Cette matière-première-en-soi est un « présupposé abstrait ». Elle n´a pas d´existence empirique préalable et extérieure au processus de production discursif. Insister sur le fait qu´il s´agit ici d´un présupposé abstrait me permet de retrouver la nature inaugurale de l´identification énigmatique au père ou aux parents de la préhistoire du complexe d´Œdipe selon Freud. La triade Réel, Symbolique, Imaginaire permet d´établir la thèse suivante : l´homo sapiens naît incomplet et pris dans une impulsion à la complémentation biologique toujours impossible. Le caractère incomplet du petit sapiens est réel, tandis que la convoitise de totalité fait battre le registre imaginaire. Le « complément » est symbolique et, si je le mets entre guillemets, c´est précisément parce que le symbolique est inconsistant. Le symbolique est effectivement un supplément qui resitue à répétition l´incomplétude première réelle. Ce que nous désignons comme humanité relève de marques discursives sur l´indétermination de base du petit sapiens. Sur les identifications primordiales va se tisser la marque œdipienne qu’implique l´assujettissement de la chair à une généalogie sexuée, l´antidote contre l´égarement dans le tourbillon du devenir temporel à l´intérieur du champ du langage et de la parole. Néanmoins, l´humanité n´est jamais exhaustive. L´instauration discursive du sens produit également un envers d´ombre. La subjectivité est excentrée par cet effet résultant de la production même – c´est-à-dire par le réel. On doit donc penser de façon structurelle à un « sujet divisé du désir ». Le postulat de « l´envers d´ombre » des représentations est nécessaire pour penser les transformations subjectives, autrement nous serions obligés de faire appel à une instance indépendante de l´institution discursive susceptible d´engendrer les formes subjectives, restant ainsi aux prises avec tout essentialisme. La psychanalyse nous permet d´affirmer que le processus de production de subjectivité produit également « l´autre » du sujet, c´est-à-dire, le réel, capable de modifier le lien social. Bref, la subjectivité n´est ni une substance, ni une entéléchie. Elle est un ensemble d´opérations de langage instauré dans la chair du sapiens à travers des dispositifs discursifs. Cela étant dit, revenons à la production de l´enfance.

La matière première pour la production de l´enfance est l´infans ou le chiot humain, comme disait Lacan ; il s´agit d´une matière biologique non déterminée en tant qu’humaine, sans pour autant être animale, et qui plus est, privée de la parole. En somme, je mets de côté l´idée classique de l´homme comme un animal destiné à la parole. Le fait de n’avoir pas toujours été parlant, et d´avoir traversé la condition d´infans, transforme l´enfance en une expérience singulière, étrangère aux machines et aux animaux. Le petit de l´homo sapiens est dans le langage, mais doit tout de même en être saisi. La capture n´est pas absolue, ceci est à entendre en deux sens : d´une part, le langage construit des circuits neuroniques, sans transformer la matérialité organique de la cellule en celle « subtile » du langage et, d´autre part, s´installe une différence au sein même du langage, sous la forme d´un chiasme, entre langue et parole. À propos de l´infans, l´éducation institue un temps d´enfance comme une « quarantaine » plus ou moins prolongée : ou en bloc, ou en des proportions diverses, selon l´histoire, la géographie, la classe sociale, etc… quarantaine au regard du monde adulte du travail, de la politique et du sexe. La demande éducative produit une enfance triphasique : 1) l´enfance comme temps d´attente, 2) l´enfance comme un ensemble d´opérations langagières, 3) et finalement, le réel de l´enfance, c´est-à-dire, le supplément infantile, qui divise ce qui est produit : dans la mesure où il ne cesse de ne pas s´inscrire, le réel relance en chacun le processus instituant d´une enfance singulière dans une histoire. L´enfance n´est pas une substance psychique pré linguistique comme on le pense, elle est – pour reprendre la thèse de Giorgio Agamben – l´expérience même de la transcendance du langage. Aucun enfant ne peut « avoir une enfance », comme nous le disons à la légère. Paradoxalement, on ne peut « avoir » une enfance que dans l´après coup, en tant que perdue. L´enfance, dans ce sens est l´effet de l´expropriation opérée par le langage à partir de la production, sur le petit de l´homo sapiens, d´un sujet en tant que réalité asymptotique ou comme effet d´un calcul différentiel du discours. Rappelons ici le raisonnement lacanien autour de la racine carrée de moins un. L´enfance est l´objet d´inflexions multiples et historiques. Le fait de traiter toutes les enfances produites comme l´Enfance au singulier démontre bien le caractère aussi universel que naturel, rêvé pour l´enfance moderne. C´est peut-être pour cette raison que toute différence est considérée soit comme l´invention de l´Enfance, soit comme sa disparition.

L´arrivée au monde de l´enfant implique un
réaménagement de son monde propre, car le petit sapiens, sans être un vieux en miniature, installe une différence temporelle provoquant l´éducation. Quand l´adulte s´adresse à un nouveau-né, il lui demande d´abandonner sa condition étrangère d´infans – être privé de parole. Toutefois, il connaît son impossibilité à répondre à la hauteur de la demande, c´est-à-dire, il « connaît » le temps de l´attente. Qu´on le sache, aucune société n´a cessé de placer ses enfants, en quarantaine du monde, et donc de métaphoriser la différence réelle entre vieux et petits. Pendant ce temps, l´adulte élève l´enfant, faisant le pari de l’éloignement de la différence mise à l´origine. L´éducation comme un dispositif métaphorique produit un temps donné au petit comme un temps d´attente. Le « point de vue » des grands échappe à l´enfant, c´est-à-dire, le désir qui anime la demande éducative. L´enfant suppose ainsi aux grands un savoir-vivre. Encore plus, l´enfant commence à « désirer savoir ce savoir supposé » et tient ainsi à participer, à travers le jeu ou non, à un monde toujours vieux. Arrive son tour, l´enfant maintenant grand, est confronté au fait que le « savoir supposé » d´autrefois n´était pas aussi savant et que le soi-disant temps de l´enfance devait être simplement vécu, dépensé. L´introduction de l´enfant dans une histoire en cours instaure une tension à l´intérieur du champ du langage et de la parole entre le côté de l´infans et celui de l´adulte. L´infans et l´adulte ne sont pas des points sur une ligne génétique évolutive comme le propose la psychologie, mais des positions dans le discours par rapport au désir, à la parole.

Être adulte est, paradoxalement, « ne pas l´Être ». « Est adulte » celui qui ne peut pas ne pas tenter l´impossibilité de parler en son nom propre, au nom im/propre du désir qui l´habite et qui « lui manque ». Ainsi, le sujet refoule-t-il l´enfant-qu´il-a-été-pour-d´autres, soit, il ne connaît rien de cet « être-pour-l´Autre ». L´adulte n´est donc pas un adulte, et je préfère parler de « vieux ». De ce fait, une enfance ne peut exister qu’en tant que perdue, refoulée, ne cessant donc de ne pas s´inscrire, d´insister « en nous ». Cependant, insistant comme différence temporelle, elle nous fait étrangers au présent, elle nous fait étrangers à nous-mêmes. Pour qu´un vieux puisse advenir à la place du petit de l´homo sapiens, il faut alors que cet autre, déjà vieux, reçoive comme une métaphore l´inévitable rendez-vous manqué avec ce petit être dans le monde. Quand l´infans ne l´est plus, l´enfance n´existe qu´en tant que perdue, mais pas toute, devenant ainsi la présence d´une absence dans un monde toujours vieux. Quand un vieux se retrouve face à un enfant, il se regarde en lui comme s´il était un miroir. Il le regarde, les yeux dans les yeux, en souhaitant que du fond de ce regard émerge sa propre image à l´envers, en attendant de se voir non soumis à la castration, en attendant de reculer dans le temps pour vivre exhaustivement ce qui reste encore de l´enfance – l´infantile. Le vieux investit narcissiquement l´enfant dans la tentative vaine d´épuiser cet infantile et de pouvoir ainsi tout connaître sur « son » enfance.

Le « savoir non su », versé sur le compte de l´enfant, le transforme en un étranger qui éveille notre curiosité sur ses histoires d´un Autre monde. Il s´agit cependant d´un impossible, car nous prétendons qu´il nous révèle cette étrangeté qui nous habite. Et nous ne pouvons le savoir qu´à partir de notre hospitalité envers cette étrangeté qui fait retour dans le quotidien avec les enfants. Le malentendu n´empêche pas le dialogue entre le vieux et l´enfant; au contraire, il le nourrit en même temps qu´il permet l´avènement d´une éducation comme transmission de traits symboliques permettant au petit de s´identifier au sujet de l´énonciation dans une histoire en cours.

Dans un texte récent – Vieux enfants, nouveaux infanticides (www.revue.cliopsy.fr) – j´ai montré comment l´étrangeté infantile, au lieu d´être accueillie, peut alimenter les figurations de l´enfant sauvage, tantôt bon, tantôt méchant, et de l´enfant extra-terrestre. Ces figures, sans être spécifiques des temps contemporains, peuplent l´imaginaire actuel. Elles constituent le retour dans le réel de l´étrangeté et sont ainsi l´indicateur d´une défaillance dans la métaphore éducative. Il ne s´agit pas de nouvelles subjectivités infantiles à commémorer, ou, au contraire, à combattre pédagogiquement, mais de figures en dehors du temps discursif. Le sauvage, comme l´extra-terrestre, ne peuvent avoir d´enfance en tant que perdue ; ils ne deviendront jamais des vieux.

L´homme se rêve pour inventer l’Autre. Dans la modernité, l´homme instaure un nouveau rapport à son étrangeté. Ce qui reste toujours du rapport à l´Autre n´est plus crédité à un paradis perdu, vécu auprès des dieux. L´homme s´est lancé dans cette quête, en se précipitant en avant, même en sachant que ceci manque toujours au rendez-vous. Ce qui reste est toujours ailleurs dans notre propre monde. Ainsi, l´homme devient moderne peu à peu, en sécularisant la vie citadine. Il s´agit de l´utopie qui taille petit à petit le visage d´une enfance radicalement autre. La gestation d´un futur souhaité comme différent est porteuse d´une rétrospective concernant le geste d´inventorier le passé à plusieurs reprises. Cette construction de « vérités historiques », comme dirait Freud, implique une autre relation à ce qui a été vécu, permettant donc de vivre un nouveau présent, de faire l´expérience d´un autre sens que celui qui était appréhendé sur le passé. Le geste rétrospectif établit une différence dans la série temporelle produisant aussi bien une histoire qu´un reste temporel à venir, un temps au-delà de l´histoire, soit, l´historicité même. L´enfant, venu au monde après les vieux, devient très vite dépositaire de cette différence temporelle. Ainsi, la différence moderne entre passé et histoire, a poussé à l´invention d´une enfance moderne elle aussi. L´enfance moderne, cette espèce de rêve dont l´homme rêve pour soi-même, est un point dans une trame contradictoire d´illusions, enfermant en soi une tension constituée par une équation délicate. Elle est devenue le point de fugue à l´horizon des rêves, où se rencontrent de façon asymptotique désir et narcissisme. Autrement dit, paraphrasant Hannah Arendt dans sa référence au registre moderne des évènements passés : l´enfance a été la précipitation de l´immortalité terrestre à laquelle aspiraient les Temps Modernes. La soi-disant école républicaine a été la figuration discursive la plus accomplie de l´enfance moderne. Elle a intégré la tension narcissisme/désir de l´enfance et ainsi, outre avoir exprimé, comme toute institution, un projet de moralisation « à la Durkheim », elle a fonctionné aussi comme une machine animée par le désir, avec une grande force subjectivante. La tension entre famille nucléaire et école, toutes deux articulées autour de l´asymétrie adulte/enfant, contenait la possibilité d´opérer la récupération métaphorique du reste de la production de cette même enfance. La scène scolaire tournait autour d´une demande paradoxale adressée aux enfants : elle impliquait, d´une part, une dialectique entre le côté « enfant », refoulé dans l´intimité privée du foyer, et le côté « élève » qui fréquente l´école, sous un regard public ou Autre, d’autre part, l´école impliquait aussi bien une différentiation maximale adulte/enfant que, paradoxalement, sa propre négation. La demand
e scolaire se réduisait à la formule : « gamin, fais semblant d´être adulte! ». L´école surgit comme un « lieu autre », non familier et public, où les enfants – devenus des élèves – sont interpellés à répondre comme s´ils étaient des adultes – ce que personne ne peut être. L´école rappelait à l´ordre les élèves, en posant la question rhétorique : « M. ou Mlle, où pensez-vous que vous êtes ? ». Ce qui signifie « vous n´êtes pas chez vous, vous êtes dans un autre scénario, où les infantilités ne doivent pas être données à voir ». C´est exactement cette division du monde en deux scénarios qui permettait la « dénégation » de la demande adulte. L´école demandait aux enfants non pas d’être adultes, mais en tout cas de faire semblant. .

Cependant, aujourd´hui l´effacement de la distinction entre le scolaire et le familier, en parallèle à l’évidement de la différence entre public et privé qui alimentait le projet républicain, implique une demande qui fait dénégation de soi-même, condamnant ainsi les enfants à répondre dans le réel de l´acte. Actuellement, on demande aux enfants d´être « normaux », c´est-à-dire, on leur demande d´être là où il y a prescription d´une supposée norme de développement psychologique naturel. La confusion entre les scénarios soustrait de la demande scolaire, son esprit de « faire semblant » et l´enfant est obligé de livrer ses infantilités aux experts pédagogiques. De nos jours, dans la mesure où les adultes envisagent le montage d´un quotidien de relations adéquates, l´éducation se passe dans le registre de la complémentarité. Les adultes, aux yeux des enfants, sont perçus comme des individus poussés par des besoins clairs et distincts, et non plus comme des ambassadeurs animés par un esprit toujours étranger. Les adultes d´aujourd´hui demandent que l´enfance cesse de manquer et, de cette espèce de non-lieu dans une généalogie, ils prétendent réussir à ce que les enfants soient tout simplement des enfants, et, en plus, heureux. Un vieux peut avoir la disponibilité de discuter sur n´importe quoi avec un enfant, dans la tentative d´être « plus démocratique » que ses prédécesseurs, mais il y aura toujours un point qui lui échappe. Ce point ne peut pas être partagé, car au vieux échappe ce que le petit représente inconsciemment pour lui, de la même façon qu´il a perdu son enfance au moment même où il l´a eue. Tous les jours, des experts nous conseillent d´ajuster la vie avec les enfants aux temps nouveaux. Cependant, ces démarches rendent impossible un déploiement fertile de la différence entre les générations. Elles finissent par se retrouver à contresens d´une production discursive rénovée du temps de l´enfance.

L´enfance, même si elle est aussi solide que l´humanité à laquelle nous sommes parvenus, pourrait bien s’évaporer. Pour cela, le fonctionnement discursif qui opère sur les petits sapiens devrait exploser à son tour. Il s´agirait alors d´un cas limite d´une planète de clones. D´une planète où serait totalement extirpée la possibilité de vivre des souvenirs ou d´être dérangé par des réminiscences de ce qui ne s´est pas passé, mais qui insiste toujours en nous – comme l´a dit Freud.

Un tel destin me semble un peu difficile, mais pas impossible. Comme disait la petite Mafalda : le monde est toujours malade. L´important est de savoir que, même si le pire n’advient pas, il reste des conséquences pour nos gosses. Aujourd´hui, le dispositif instituant d´enfances fait preuve d´une désarticulation qui implique l´impossibilité de recyclage du reste de la production de l´enfance même. L´ampleur du collapse d’un tel fonctionnement peut entraîner, pour un enfant, non pas seulement le malaise inhérent au temps de l´enfance, mais la souffrance propre de celui qui perd toute référence symbolique, dans la traversée d´un côté à l´autre du champ de la parole et du langage, dans la vaine tentative de convertir le réel en idéal.

SHARE IT:

Leave a Reply