Les invisibles, les visibles, les trop visibles. Robert Lévy Séminaire 5, Paris 20/03/2019

« Au delà de la haine, des violences inédites »

Robert LEVY

SEMINAIRE 5

20/03/2019

Paris

Les invisibles, les visibles, les trop visibles.

Comment certains êtres humains deviennent ils invisibles pour les autres, ou encore tellement visibles que leur vue suscite l’horreur ou le mépris au point qu’il faille les éliminer du champ social, de la vue des autres ?

Pourquoi certains êtres sont-ils perçus comme invisibles, insignifiants, menaçants ou dangereux ? A ce propos, il est intéressant de noter que les enfants ne repèrent les différences de couleur ou de physionomie que très tardivement.

J’ai entendu dans un bus, récemment, une conversation de deux petits garçons d’environ sept ans qui, revenant manifestement d’une école religieuse, tenaient des propos très insultants à l’égard des Juifs. Une vieille dame outrée s’est alors invitée dans la discussion et leur a demandé ce que c’était qu’un Juif pour eux : ils restèrent alors interdits sans pouvoir dire quoi que ce soit en réponse sur ce sujet.

C’est toujours dans le spéculaire que réside l’impact de ce genre de scènes et il existe la plupart du temps une mise en scène, voir un spectacle, qui humilie les personnes qui font l’objet de la haine, spectacle qui ne se contente pas de terroriser les victimes mais les ridiculise en les dégradant, les réduisant au rang d’objet d’amusement.

Ce sont par excellence des éléments que l’on retrouve dans deux formes de racisme spécifiques : la haine des gens de couleur et celle des Juifs.

Tout d’abord la question se pose de savoir s’ il s’agit bien de haine dans les deux cas mais ce qu’il y a de commun quoi qu’il en soit ce sont les scènes de lynchage que l’on retrouve aussi bien dans les pogromes à l’égard des Juifs et ce, bien avant la Shoah, et bien-sûr dans les scènes de lynchage que l’on retrouve dans les mouvements et pays ségrégationnistes dont le KU KLUX  KLAN a été le représentant le plus représentatif…

Donc la dimension « spectaculaire » étant toujours de mise dans ces deux cas.

Ce type de haine apparait toujours dans un contexte historique particulier et explique pourquoi les groupes visés doivent mériter ce mauvais traitement qui peut selon le contexte aller jusqu’à l’élimination pure et simple en guise de punition. Dans ce contexte, ou dans ces contextes historiques et culturels particuliers, s’élabore petit à petit un discours réducteur de l’autre visé par la haine qui va peu à peu imprégner la population, jusqu’à permettre l’élimination ou plus exactement la purification ethnique. Un préjudice social, un danger ou une menace émanerait donc de celui qui est socialement méprisé ou haït… Il n’y a dès lors plus d’individus mais seulement des représentants de ce qui est l’objet de la haine et la place de la réalité s’estompe peu à peu au profit de l’utilisation d’un cas d’espèce permettant de prouver la vilénie de l’ensemble du groupe incriminé.

L’empathie disparait au rythme de l’éloignement du groupe incriminé par le discours raciste des autres pour une meilleure disqualification des caractéristiques de l’humain. Et à ce sujet je ne peux que reprendre les phrases de l’introduction de Franz Fanon à son livre Peau noir, masques blancs que je vais maintenant commenter : « Dussé-je encourir le ressentiment de mes frères de couleur, je dirai que le noir n’est pas un homme. Il y a une zone de non être, une région extraordinairement stérile et aride, une rampe essentiellement dépouillée d’où un authentique surgissement peut prendre naissance. Dans la majorité des cas le noir n’a pas le bénéfice de réaliser cette véritable descente aux enfers. »[1]

Pour Fanon le langage est ce qui fait exister pour autrui et ce qui va donner deux dimensions au noir : celle qu’il a avec ses congénères et celle qu’il a avec le blanc sachant que le noir se comporte avec la langue différemment s’il est avec un blanc ou entre gens de même couleur.

En effet « le noir antillais sera d’autant plus blanc, c’est à dire se rapprochera d’autant plus du véritable homme qu’il aura fait sienne la langue française »[2]. En d’autres termes le colonisé se sera d’autant plus échappé de sa brousse qu’il aura fait sienne les valeurs culturelles de la métropole, d’autant plus blanc donc.

Je peux évoquer à ce sujet une petite anecdote lors d’un voyage aux Antilles Françaises au cours duquel je fus pris d’une inquiétante étrangeté alors que j’écoutais le dos tourné jouer des petits enfants et que le parler et l’accent créole était le commun de ces jeux d’enfants. Quelle ne fut pas ma surprise et le sentiment d’inquiétante étrangeté alors que me retournant je m’aperçus que les petites filles étaient blondes aux yeux bleus. La vue ne collait pas avec ce à quoi je m’attendais à savoir les petits enfants noirs parlent créole et les petits enfants blancs le français.

Ceci pour bien illustrer ce dicton de Martinique qui dit que si on dit en France que bien parler Français c’est parler comme un livre, en Martinique bien parler Français c’est parler comme un blanc.

Mais la ségrégation ne se contente pas de se produire entre blancs et noirs puisqu’au sein même de la communauté noir les Antillais, enfin certains s’offusquent lorsqu’on pourrait les rapprocher des noirs d’Afrique puisque selon Fanon il se sent plus près du blanc …

Ce qu’analyse très bien Fanon c’est qu’un Blanc qui s’adresse à un noir se comporte exactement comme un adulte qui s’adresse à un gamin et c’est bien-sûr encore une affaire de langue car c’est le « parler petit nègre » qui est la façon habituelle de s’adresser aux gens de couleur « parler petit nègre c’ est exprimer cette idée, toi restes ou tu es »[3], « parler petit nègre à un nègre c’est le vexer car il est celui qui parle petit nègre. Pourtant nous dira-t-on, il n’y a pas intention, volonté de vexer. Nous l’accordons mais c’est justement cette absence de volonté, cette désinvolture, cette nonchalance, cette facilité avec laquelle on le fixe, avec laquelle on l’emprisonne, on le primitivise, l’anticivilise qui est vexante. »[4]

En conclusion, parler une langue c’est assumer un monde et une culture et la langue soutient le rapport à la collectivité dont elle est le trait commun.

Pourtant si ce « parler petit nègre » renvoie les personnes de couleur à une situation infantilisante auprès des autres ; cette donnée renvoie elle-même à un facteur très central des peurs à l’égard des noirs : c’est la perversion polymorphe de l’infantile « les nègres couchent partout et à tout moment », « ils ont tellement d’enfants qu’ils ne les comptent plus et nous inonderaient de petits métis ».

Ainsi si les Juifs sont partout, dans les banques, les bourses et les gouvernements ; ils règnent sur tout alors que les nègres ont une puissance sexuelle ahurissante. Si les juifs assiègent les administrations et les nègres nos femmes.[5] Leur puissance sexuelle est donc hallucinante « dieu sait comment ils font l’amour ce doit être terrifiant »…

Le blanc se situe donc face à un idéal absolu de la virilité du noir d’où l’idée logique que les lynchages de noirs seraient en fait une façon de se venger contre cette virilité fantasme des personnes de couleur, une vengeance sexuelle donc …« A l’extrême nous dirons que le nègre par son corps gène la fermeture du schéma  postural du blanc, au moment   naturellement où le noir fait son apparition dans le monde phénoménal du blanc »[6]

Ainsi, si pour le Juif la haine tourne autour de l’argent et de ses dérivés, pour le noir c’est au autour du sexe. Voilà pourquoi, si les persécutions chez les Juifs tournent autour de la race, on veut stériliser sa race, l’atteindre dans son histoire et sa personnalité confessionnelle alors que le nègre est atteint dans la castration, on anéantit son pénis pour le nier, « le péril juif est remplacé par la peur de la puissance sexuelle du nègre ». C’est pourquoi le juif possède les richesses et le nègre les femmes …. C’est dire si le blanc met en acte chez le nègre ses propres fantasmes d’orgie, de viols et d’incestes non sanctionnés. « Le nègre représente donc le danger biologique, le juif le danger intellectuel ».

Je dirai donc que le nègre est réduit au signifiant pénis turgescent et le Juif au signifiant argent.

Ainsi comme le fait encore remarquer Franz Fanon, l’évocation d’une jeune juive renvoie instantanément à « un fumet de viol et de pillage » alors que le jeune noir à « jeune poulain étalon » … Il n’y a donc pas si loin à envisager que les crimes de racisme sont pour les hommes blancs une façon de désactiver cette « merveilleuse épée »[7] des noirs par lesquels leurs femmes pourraient être transfigurées …

D’où tous les fantasmes de viol par un nègre qui deviennent en quelque sorte la réalisation d’un rêve ou encore d’un souhait intime …

Nous garderons de côté pour l’instant la réponse à la question fondamentale suivante : qu’est ce qui fait qu’une réduction à un signifiant d’une population de l’humanité peut conduire dans un cas à sa mise en esclavage et à son lynchage ségrégatif et dans l’autre à son extermination pure et simple par une solution finale ?

Dans cette réduction à un seul signifiant, celui du noir comme le mal ou encore sale, on peut se demander pourquoi cette couleur symbolise le péché ? D’ailleurs cette réduction est-elle en fait du ressort du signifiant ou plus simplement d’un signifié qui fait signe ?

Une autre question est encore celle qui consiste à savoir pourquoi ce signifié « saleté » produit dans un cas une ségrégation forcenée et des crimes bien-sûr insupportables alors que dans le cas des Juifs, le signifié saleté est le support d’un nettoyage ethnique ?

Le noir est visible donc et le juif trop visible, c’est un peu ce que développe Delphine Horvilleur [8]dans son dernier ouvrage : Réflexions sur la question antisémite. Dans cet ouvrage, elle essaye d’expliquer en quoi l’antisémitisme n’est pas du ressort du racisme ou de la xénophobie habituelle ou plus prosaïquement de la haine traditionnelle de la différence … Elle fait très justement remarquer que ce qui est du registre du « pas comme moi », ce qui fait en général l’insupportable de la différence et constitue l’idée que l’autre est un « moins que moi », ne peut résumer la question antisémite. Elle émet l’hypothèse, sur ce même fil, que ce qui est reproché au Juif ce n’est pas ce qu’il n’a pas de pareil que l’autre mais précisément ce qu’il a en trop, « Le Juif au contraire est souvent haït, non pas pour ce qu’il n’a pas, mais pour ce qu’il a »[9]

Là où la xénophobie considère l’autre comme un moins que soi-même on imagine le juif ayant un plus usurpé, propriétaire dans un excès dont il est sensé par conséquent nous priver « Il excède, littéralement quelque chose en lui est en trop, plus qu’il ne faut ou plus que je n’en ai »[10] Sa douleur et son passé de victime sont également un trop qui paradoxalement sert aussi d’un « en plus » qu’on lui jalouse. Comment ne pas entendre à travers ces justes remarques combien les juifs sont accusés de détenir ce « plus de jouir » auquel les autres n’ont pas accès ?

Marx part de la fonction du marché. Sa nouveauté est la place dont il y situe le travail. Voilà ce qui permet à Marx de démontrer ce qu’il y a d’inaugural dans son discours, et qui s’appelle la plus-value.

Le plus-de-jouir est fonction de la renonciation à la jouissance sous l’effet du discours. C’est ce qui donne sa place à l’objet a. Pour autant que le marché définit comme marchandise quelque objet que ce soit du travail humain, cet objet porte en lui-même quelque chose de la plus-value. « Ainsi le plus-de-jouir est-il ce qui permet d’isoler la fonction de l’objet a ? » [11]Les Juifs seraient-ils donc détenteur de l’objet a ? Serait-ce ce qu’on leur reproche derrière cette richesse ? Puisque, comme dit Lacan : « le discours détiens les moyens de jouir en tant qu’il implique le sujet. Il n’y aurait aucune raison de sujet, au sens où l’on dit raison d’État, s’il n’y avait au marché de l’Autre ce corrélatif, qu’un plus-de-jouir s’établisse qui est capté par certains » [12]

Les fondements de cette haine particulière reposent également sur le reproche d’être un peuple dispersé et à part qui, bien qu’il se soit mêlé à tous, refuse pourtant de se mélanger, un peuple par conséquent non assimilable qui ne peut qu’être vécu que comme menace pour une nation ou une puissance politique puisque cette « non assimilation » met en danger la stricte égalité entre les éléments d’une nation indifférenciée … Il y a chez la vision du Juif une « non allégeance » qui fait peser son élimination.

Une seconde idée fort intéressante relevée par Delphine Horvilleur est celle qui concerne ce qu’elle peut relever d’une lecture rabbinique comme ce qui serait d’une « tare transgénérationnelle » ; les origines de cette violence contre les Juifs serait de l’ordre de la violation du tabou suprême de l’inceste « se peut-il que cette haine raconte la transmission inconsciente d’un traumatisme de filiation chez celui qui ne parvient pas à réparer sa lignée ? L’antisémitisme serait dans cette représentation schématique et caricaturale, une histoire de tarés, la trace d’une transgression sexuelle qui, telle une psychose, rejoue sa haine contre les Juifs. Pourquoi les Juifs ? Peut-être parce qu’ils incarnent souvent, pour ceux qui les haïssent, le vecteur de la loi, l’origine de l’interdit et la force de l’hétéronomie. En donnant la loi au monde, ce peuple aurait fini par l’incarner et le rappeler à ceux que la transgression hante, dans les profondeurs de leur histoire familiale »[13] Cette religion non prosélyte payerait elle le prix de la déception de l’étranger qui n’a pas pu intégrer une famille ?

Dès lors l’antisémite et sa haine ne sont plus seulement une histoire de tare familiale mais la colère de l’outsider qui prend pour cible un peuple qui l’empêche de le rejoindre « C’est une haine qui constamment demande pourquoi mon frère a-t-il reçu ce qu’on me refuse ? Pourquoi possède-t-il un droit d’ainesse qui ferait de moi un second ou un défavorisé ? Que cette inégalité soit ou non un fantasme, que le juif ait croisé sa route ou pas, il vient incarner son manque à jeter. »[14].

Entre un plus de jouir et un manque à être voici donc posés les éléments d’une fureur qui va produire une haine sans précédents mais qui pourtant reste adressée, une haine qui reconnait le Juif comme encore un autre « en plus ». Il n’est pas encore ce déchet qu’il deviendra dans la solution finale.

Il faut en effet un pas de plus, celui franchi par l’image du Juif comme « source de contamination pour l’organisme de celui qui l’accueille et dont il menace évidemment l’intégrité. »[15] Dès lors il devient le « sale Juif » qui pollue et fait entrer les germes pathogènes … Il contamine jusqu’à devenir la contamination elle-même …

Arrivé à ce stade il y a un pas de franchi dans la réduction de l’autre à ne plus être un humain qui jouit plus ou incarne la loi ; dès lors le Juif est réduit au signe de l’agent infectieux, de l’animal nuisible qui pollue le terrain « la vermine, le pou, le morpion, la mite qui grignote un derme jusqu’à sa décomposition, rendant l’organisme incapable de se protéger du corps étranger qui le pénètre et donc le désintègre » : seule solution, s’en débarrasser. Arrivé en ce point on ne peut que citer jean Luc Nancy « l’antisémitisme serait donc la volonté d’un homme, homme, d’un groupe ou d’un empire d’exterminer ce qui mine en son sein sa propre expansion. Le juif n’est pas l’autre qui, à l’extérieur de soi empêche une croissance infinie mais celui qui, à l’intérieur de soi, crée une ulcération, empêche le corps de s’étendre encore ou de se consolider »[16]

Le juif est donc celui qui empêche de faire rapport sexuel. En effet, la haine du juif est porteuse de cette coupure que l’on ne veut pas voir en soi et comme l’écrit si bien encore Delphine Horvilleur « Pas besoin d’être juif pour vivre avec le manque . Mais difficile de ne pas être antisémite quand on veut vivre à tout prix sans vide et sans béance. »[17]

Les juifs sont donc ceux qui empêchent de faire « tout », c’est la thèse de Milner ; le nom « Juif » représente ce qui empêche de faire « tout » , de s’unir en une globalité pacifiée il faudrait donc se débarrasser de ce qui divise et que le Juif incarne. Ce qui divise ne peut être que l’objet a, objet du désir que nous cherchons dans l’autre.

C’est donc une affaire de jouissance supposée ; entre un plus-de-jouir et peut être une jouissance supplémentaire puisque les Juifs sont souvent rangés du côté féminin, en tout cas de ceux du « pas tout ». C ’est intéressant de constater que la xénophobie repose sur un surinvestissement fantasmé d’une sexualité sans bornes alors que l’antisémitisme serait plutôt côté féminin au sens d’une jouissance qui échappe …

A partir de là, le pas est donc franchi de la nécessité de s’en débarrasser et c’est ce qui se passe dans tous les discours qui vont précéder l’élimination d’un peuple d’une religion ou d’une ethnie, c’est-à-dire un discours qui va réduire les personnes en question à ne plus être que de simples éléments qui nécessitent la décontamination. Il n’y a donc plus à ce stade à proprement parler de haine, car la haine est adressée et reconnait encore l’autre comme un autre en plus ou en moins ; non à ce stade nous passons à cet « au delà de la haine » qui autorise l’extermination pour des raisons sanitaires ….

Pourtant, encore aujourd’hui, la mémoire de la Shoah prend encore trop de place et elle ferait alors de l’ombre à d’autres douleurs qui seraient ainsi jalousées. Un peu comme si un morbide concours de souffrance pouvait alors s’organiser … Comme si les juifs avaient acquis une place d’avoir été victimes de ce crime contre l’humanité ; place alors jalousée à nouveau. C’est donc encore le plus de jouir qu’offrirait cette place dans l’histoire qui serait alors enviable …. Inversement, il est hautement problématique de conférer à un individu qui se rattache à une souffrance passée vécue ou perpétrée par un groupe des droits ou des devoirs spécifiques .

C’est toute la question du communautarisme qui se trouve posée dans cette problématique. En effet, l’individu ne peut se résumer à l’histoire de son groupe. C’est ce « nous » qui coince toujours, voulant réduire le sujet à un seul signifié, le signe de sa communauté.

En effet, c’est au un par un que peut se traiter ce rapport à une communauté puisqu’il n’y a pas d’énonciation collective alors que justement aussi bien le racisme que l’antisémitisme renvoient sans cesse chaque individu à sa communauté de référence qui n’est que le fantasme du xénophobe ou de l’antisémite.

On le constate encore très actuellement lorsque dans les deux derniers attentats l’un dans une synagogue aux USA aussi bien que dans le dernier perpétré dans une mosquée en nouvel Zélande lorsque le motif invoqué de la tuerie est le même, à savoir « ils vont nous remplacer en nous envahissant ». En effet le tueur de nouvel Zélande a intitulé son manifeste de « grand remplacement » …

L’intéressant, c’est que les « envahisseurs » juifs ont été remplacés par les « envahisseurs » arabes et par conséquent on assiste au glissement de l’antisémitisme à l’islamophobie ….C’est à dire ceux qui  ont l’objet a,  qui est  l’excès de jouissance, et qui n’a pas de valeur d’usage. Mais aussi , le thème de « ceux qui vont nous remplacer », à savoir les envahisseurs colonise les fantasmes de ceux qui pensent aux extra-terrestres qui a toujours eu ce même thème en boucle … Les extraterrestres nous colonisent ou bien en nous remplaçant sur terre directement peu à peu ou bien en déposant dans notre corps des œufs contre notre volonté comme on a pu le voir dans nombreux films de science-fiction. Il s’agit là aussi d’une naissance d’extra-terrestres sur le mode des théories sexuelles infantiles …

A l ‘envers, dans les grandes exterminations de populations contemporaines il y a pour lutter contre l’envahisseur une tentative de modifier la descendance comme dans les viols systématiques dans les guerres en ex Yougoslavie ou encore d’engendrer une race pure comme dans les lebensborn nazis …

Après ceux qu’on ne peut pas faire autrement de voir et ceux qu’on voit trop je voudrais terminer maintenant sur les invisibles. Je veux parler de ceux qui, invisibles pour les autres, constituent l’expérience la plus radicale du mépris comme l’évoque notamment Carolin Emcke[18].

Il y a bien sûr dans ce registre tous ceux qui, laissés pour compte par le capitalisme, se retrouvent dans les rues de nos cités et dont le flot ne cesse d’augmenter. Un film vient de sortir très récemment dont le titre « Les invisibles » décrit déjà bien ce dont il s’agit. Des femmes sans domicile fixe sont peu à peu remises en vue grâce au travail d’une association qui leur permet de reprendre gout à développer leurs particularités dès lors envisagées cette fois comme une originalité positive.

Quoi qu’il en soit ces « invisibles » sont ceux ou celles que l’on croise sur les trottoirs ou dans les rues et qu’on finit parce plus voir par nécessité d’une certaine forme de déni qui permet de « faire avec » cet insupportable d’une vision de dénuement qui ne peut qu’appeler chacun à une certaine culpabilité …

Mais il y a également une forme de déni qui rend l’autre invisible et qui est celui qui est impliqué dans certaines formes de passions et notamment la passion amoureuse dans laquelle l’autre, l’être aimé n’est que l’objet qui fait occulter le réel. En effet, dans les passions amoureuses, tout ce qui concerne les perceptions gênantes ; comme les défauts ou les habitudes désagréables de l’être aimé sont occultées. On peut dire qu’elles deviennent invisibles sous le regard de l’aimant.

De fait, tout ce qui pourrait écarter cet amour est occulté et d’une certaine façon concoure à ce que la personne aimée devienne invisible au profit d’une reconstruction projective de sa personne afin de valoriser son (sa ) partenaire en lui accordant par avance toute sa bienveillance. Bienveillance, vous l’aurez compris, qui n’est autre que le nom du déni abouti.

Il faut donc que je presse à l’objet aimé certaines qualités que je juge aimables, nobles ou fascinantes, pour que mon objet d’amour me satisfasse. Au prix bien sûr de se retrouver partager la vie de quelqu’un d’invisible, dont je ne verrai la vérité que lorsque je m’en séparerai.

Bon nombre de divorces compliqués sont le résultat de cette « révélation » qui rend enfin « visible » la personne que l’on avait habillée d’un « idéal » qui la rendait en effet invisible …C’est le mythe de la belle et la bête qui semble le plus approprié à la démonstration de ce passage du visible à l’invisible et vice versa …. La question est donc la suivante : cette forme de déni qui rend l’autre invisible n’est-elle pas en fait une des formes de l’ordinaire de la haine de l’autre dans la mesure où l’on ne peut pas accepter sa représentation réelle, dans la mesure où l’on ne peut pas accepter sa différence ? Puisqu’en effet, si je l’aime c’est qu’il est un autre qui s’est constitué pour moi dans mes projections idéales. Je ne peux que haïr donc sa visibilité et c’est de cette même haine que sont souvent faites les séparations difficiles qui font que l’on ne peut que haïr l’autre dès lors qu’il se révèle visible … Ce qui, pour finir, en dit long sur les motifs premiers de la haine à savoir que, est haïssable tout objet qui n’est pas identique à moi-même …

[1] Franz Fanon Peaux noires, Masques blancs, ED SEUIL 1952, P. 8

[2] IDEM P.16

[3] ibidem P.29

[4] idem

[5] OPUS P.154

[6] opus .P.157

[7] P.167

[8] Grasset 2019

[9] Opus cité P.14

[10] Idem

[11]   J LACAN D’un Autre à l’autre, du 13 novembre 1968. Texte établi par Jacques-Alain Miller

[12] Ibidem P.29

[13] IDEM P.35

[14] P.48

[15] P.67

[16] Jean Luc Nancy Exclu le juif en nous, ED GALLILEE 2018P.29 30

[17] Opus déjà cité .P.80

[18]Carolin Emcke, Contre la haine plaidoyer pour l’impur. ED SEUIL, 2017, P.24

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