Lucia Serrano Pereira "La tradition des oracles et la supposition du savoir"

Sur la route

Sur la route, il y avait deux figures. Hommes, femmes ? Âge, nationalité ? Difficile à dire. Il faisait sombre, ils étaient enveloppés dans leurs capes, ensemble, ils se dépêchaient. Quelle langue parlaient-ils ? Je n’en sais rien,

mais j’avais l’impression de les comprendre parfaitement, de la même manière que dans les rêves où l’on comprend ce qui se dit. Et je savais aussi, sans qu’ils me l’aient dit, qu’ils voyageaient pour aller consulter un oracle.

L’une des figures a dit : « Et s’il ne dit rien ? ». L’autre a répondu : « Il ne va rien dire ; il ne va pas nous donner de simples instructions ». Le vent s’est levé, les nuages se sont fendus pour laisser apparaître la lune. Et la première figure a ajouté : « Et s’il dit exactement ce qu’on veut entendre ? ». La deuxième a repris : « Qu’est-ce que nous voulons entendre ? ».

Bien plus tard, alors que l’obscurité était quasi-totale et que seuls les mouvements des ombres étaient visibles, les voix reprirent :

– Et si c’est fermé quand on arrive là-bas ?

– Fermé ? Tu veux dire comme un musée ou une librairie, ou un magasin ?

– Oui. Ou comme une ruine ou une maison abandonnée.

– Alors je suppose qu’il nous faudra raconter l’histoire de notre voyage, ce qu’on a vu sur le chemin de l’aller et du retour, et pourquoi on y est allés.(1)

Cet extrait fictionnel constitue l’ouverture du livre de Michael Wood (2), The road of Delphi : the life and afterlife of Oracles [La route de Delphes : la vie et l’au-delà des Oracles]. Il y retrace avec justesse la tradition des oracles dans l’Antiquité jusqu’à leurs échos actuels et encore vivants, dans des recoins inusités où les traits de leur existence sont déjà temporellement distants. Quels sont leurs effets sur le rapport au savoir dans notre contemporanéité ?

L’existence des oracles dans leur forme originale décline à partir de la naissance du Christ. Mais le signifiant lui, demeure. Pour preuve, il n’est pas de librairies ou de kiosques à journaux où la section ‘Informatique’ ne contienne une étagère destinée à l’« Oracle », un des systèmes informatiques les plus utilisés dans le monde entier. Et quant aux pratiques contemporaines qui peuvent remplir des fonctions oraculaires ? Si elles peuvent encore être un appel à un dieu, à un père puissant, elles apparaissent aussi dans les domaines les plus divers, à l’exemple de la médecine (quand le discours prend parfois l’allure d’une prédiction, d’un savoir absolu) ou de l’économie (quand elle vaticine sur des lectures susceptibles de produire des effets surprenants).

En ce qui concerne la fiction supra citée, il convient de signaler le climat (intentionnel) d’indéfinition, d’atemporalité. Ce sont deux figures, sans sexe ni époque définis, la lumière est diffuse. Comme ils portent des capes, ils peuvent appartenir à un autre temps, mais rien ne permet de l’affirmer. La langue n’est pas déterminée ; elle peut être la nôtre, une langue étrangère ou encore la langue de l’Autre scène, celle des rêves. Ils marchent en direction d’un oracle, pleins d’incertitudes. Les doutes portent aussi bien sur ce qu’ils vont rencontrer que sur ce qu’ils vont demander. Quant à l’oracle, ils ne savent pas s’il sera ouvert ou fermé, comme s’il pouvait fonctionner comme un magasin, un musée, une ruine ou une librairie – et à ce stade interviennent des éléments de notre temps , très hétérogènes. L’oracle pourrait-il se trouver dans un centre commercial par exemple, en accord avec la mode ? Ou dans le savoir du livre scientifique ? Et par rapport à ce qu’il faut demander ? Ce que nous voulons entendre est-il déjà écrit ? Finalement, qu’est-ce que nous voulons vraiment entendre ? Comment être sûr de la question ?

Cet extrait s’achève en proposant un « faire » en face de ce que l’on ne sait pas : raconter l’histoire de son propre voyage.

On le voit, il y a ici la subtilité de deux versants différents et simultanés : le premier est ce que l’on pourrait attendre de la parole d’un oracle, c’est-à-dire qu’il parle de quelque chose d’un avenir ; le second en est la subversion, puisqu’il propose que ce que l’on peut attendre résulte de la construction d’un récit, l’histoire du voyage.

Dans la Grèce antique, Delphes fut le lieu de l’oracle le plus célèbre de la civilisation occidentale. La pratique de la consultation était fréquente, tant par des personnes que par des villes ou même des rois. L’inspiration divine était reçue par la pythie de Delphes, une médiatrice entre les hommes et la divinité : dans une sorte de transe, enveloppée des vapeurs du rituel, elle faisait venir la réponse du dieu à la question posée. On ne sait pas vraiment si elle transmettait le message de manière intelligible, ni si elle en comprenait elle-même le sens. En fait, elle exerçait la fonction de passage.

La route vers Delphes est un autre passage, quasiment mythique dans notre culture parce que c’est là qu’a lieu la rencontre entre Œdipe et Laïos, et le meurtre du père. Laïos était en route pour Delphes afin d’interroger l’oracle sur une prédiction faite plusieurs années auparavant – celle qui disait que s’il avait un fils, il serait assassiné par lui. Ce jour-là, Œdipe avait emprunté le même chemin parce qu’il avait des suspicions sur ses origines et voulait soumettre sa question sur sa filiation. Et ainsi ils se rencontrent – un qui veut savoir si son fils est vivant ou mort, l’autre en quête d’informations sur son père qui l’a abandonné. Wood signale : « Il a suffi que les deux soient sur la même route. Les deux questions ont été résolues par un simple ‘meurtre’, à la croisée de trois chemins ».

Par rapport à la route, observe Wood, quand il est question de l’oracle le « sens de la circulation » est unique : il faut avoir une question adressée, qui attend une lecture et une réponse. Le sentiment diffus de superstition n’est pas suffisant, car il fonctionne davantage comme une invasion de sens, de signes lus de toutes parts et à tout moment.

Un des exemples modernes de cette « circulation » et qui met en jeu la tradition des Oracles est le premier film de la trilogie de Matrix, avec Keanu Reeves dans le rôle principal. L’action se passe en 2199, dans un monde dominé par des machines intelligentes. Un logiciel est connecté et alimenté par l’énergie des humains qui plongent dans un liquide et sont reliés à un réseau complexe de tubes et de câbles. Ce programme simule virtuellement la vie de la fin du XXe siècle. Un petit groupe d’humains parvient à s’échapper de cette illusion de monde et lutte pour libérer le monde réel du joug des machines et de la virtualité. Morpheus, le leader de ce petit groupe, reçoit Neo, un programmateur et pirate informatique qui a commencé à s’interroger sur le grand système Matrix. Neo rejoint le groupe de résistance organisé autour de Morpheus. Les scènes destinées à lui révéler l’état de la situation sont incroyables – par exemple, le passage du monde réel au monde virtuel à travers une prise reliée au cerveau, une expérience d’exté
rieur/intérieur réelle et irréelle, un labyrinthe de miroirs.

Comme son nom l’indique, Neo est celui qui sera capable de produire le nouveau, le pas de plus vers la libération. Morpheus en est conscient et s’il le faut il est prêt à donner sa vie pour Neo au nom d’une cause majeure. Mais Neo n’est pas convaincu d’être l’Élu qu’espère le groupe.

Et ils vont vers l’oracle, l’une des scènes les plus fortes et les plus émouvantes du film dans la mesure où elle reproduit parfaitement la sensation de la simultanéité des temps dans la culture, cette véritable condensation inédite qu’atteint parfois le cinéma : l’environnement est celui de la banlieue, une sorte d’Harlem avec des immeubles taggés et des détritus jonchant les couloirs. Neo rencontre « l’Oracle » dans sa cuisine, une femme noire, accueillante, en train de préparer des cookies – jolie allusion aux vapeurs pouvant sortir des fentes du sol de l’Oracle de Delphes pour inspirer la pythie. Elle parle de la bonne odeur des gâteaux en train de cuire et dit à Neo : « Ne vous inquiétez pas pour le vase ». « Quel vase ? », demande-t-il. Et en se retournant il heurte le vase qui tombe et se casse. « Ce vase », répond-elle. Elle allume une cigarette et reprend : « Ce qui va vous mettre les méninges en ébullition c’est ‘l’auriez-vous renversé si je ne vous avais rien dit ? ». Ainsi, le dialogue échangé place la propre énigme de la relation à l’oracle , au premier plan.

La question qu’il veut poser à l’oracle, son drame, est de savoir s’il deviendra ce leader de la résistance qui va mener à la destruction de Matrix. Finalement, c’est l’oracle elle-même qui pose cette question à Neo : « Vous savez pourquoi Morpheus vous a amené à moi. Alors, à votre avis : croyez-vous être l’Élu ou non ? ». Neo ne sait que répondre. L’oracle ajoute : « Mais vous savez déjà ce que je vais vous raconter ». Et à ce moment-là, elle fait la prédiction : « Un jour, vous devrez faire un choix : il vous faudra choisir entre la vie de Morpheus et la vôtre ».

Et l’histoire se dédouble. Morpheus risque effectivement sa vie pour Neo et celui-ci fait son choix, dans un climat de tension maximale. Il décide d’aller chercher Morpheus et de ne pas le laisser mourir. Sur ce point, le drame conflictuel de Neo apparaît clairement. Il pense que Morpheus a tort de risquer sa vie pour lui, qu’il va mourir pour rien ; mais en même temps il considère qu’il peut arriver à le sauver malgré le caractère pratiquement inévitable de la situation. À partir de ses actes – même s’il les interprète d’abord à l’envers –, Neo construit une trajectoire qui va le conduire au choix d’un lieu.

L’élément intéressant est que la lecture a besoin d’être déchiffrée : il faut mettre quelque chose de soi dans les trous, dans les blancs de ce message qui est habituellement ouvert et conserve un certain flottement, un accueil pour les associations qui s’insèrent dans le travail de la lecture. Le déchiffrage se rapproche d’un travail de construction, de composition d’une histoire, d’un récit qui reçoit autant du texte, que des mots qui s’offrent dans les blancs que nous pouvons remplir.

L’Oracle savait-il le futur ? Il connaissait les contradictions du présent et les croisements qu’ils seraient amenés à affronter.(3)

En général, la première question qui vient à l’esprit quand on pense à la dimension des oracles est la suivante : l’interprétation de l’oracle était-elle correcte ou non ? Il me semble que Michael Wood apporte une réponse précieuse : les desseins ne sont ni vrais ni faux quand ils sont proférés, ils attendent confirmation – ils acquièrent un sens à partir du positionnement de ce qui a été dit. Les prédictions doivent devenir des histoires, des récits qui se posent.

Dans L’heure de l’étoile de la célèbre écrivain brésilienne Clarice Lispector, la figure de la voyante est exemplaire. Une jeune femme humble, très pauvre et perdue dans la grande ville, décide en dernier recours de consulter une voyante. Elle ressort de là , radieuse, ravie de ce qu’elle vient d’entendre ; seulement, la lumière qui atteint sa vie n’est pas la figuration de l’amour qui apparaît tel un prince sur son cheval blanc, le riche étranger qui lui a été prédit, mais les phares de la voiture qui la percute. Elle est renversée dans la rue, encore fascinée par le mirage. Au moment où elle tombe à terre, elle pense : « La chute n’a été qu’un coup de pouce, ce que la voyante a dit a déjà commencé (car elle a vu que la voiture était une voiture de luxe)… ma vie vient de commencer… ». Et elle meurt, enveloppée dans l’idée que « naissait » finalement à ce moment , son futur.

Cette idée se dédouble dans The road to Delphi : le récit est ce qui produit le lieu où l’oracle aura dit la vérité. L’heure de l’étoile présente cela sous les traits de l’ironie : l’événement est la mort, mais l’histoire qu’elle se raconte est celle de la naissance.

La voyante est-elle un oracle ? Non, mais la jeune femme s’est adressée à elle comme si elle en était un. Ce qui est prédit, est situé dans une histoire que (nous) racontons (quand nous nous adressons à quelqu’un ou à quelque chose dans l’attente d’une parole du lieu de la vérité). Ainsi, la prédiction oraculaire entendue dépend du lieu d’où nous pouvons lire le message, ainsi que de l’angle où nous nous trouvons. Il en est de même pour la distribution des lieux dans la nouvelle La lettre volée d’Edgar Allan Poe, analysée en détails par Lacan. Le lieu de la cécité (occupé dans l’histoire par le roi et par la police) qu’il ironise tant (à travers la plaisanterie du microscope de la science) est produit (comme les autres lieux) conformément à la circulation de la lettre et du lieu qu’offre cette circulation pour le sujet.

L’oracle ne signifie pas (ne « veut pas dire »), il joue une carte verbale (4) (5), . Le joueur choisit une carte et cesse d’en chercher/trouver d’autres. Et c’est ainsi qu’est subvertie l’idée du « livre déjà écrit du destin » ; nous nous rapprochons de l’externe/interne en articulation, passage vers l’inconscient.

Pour Lacan, « notre inconscient est oracle, à autant de hiatus qu’il y a de signifiants distincts, à autant de sauts qu’il se produit de métonymies »(6) . Il n’est pas un savoir de notre destin, la psychanalyse introduit le chiffrage et le déchiffrage de l’inconscient. Dans le Séminaire Les noms du père, l’inconscient est décrit comme notre seul lot de savoir, savoir supposé, savoir qui ne se sait pas mais qui est aussi le savoir de ne pas être « tous ».

Revenons-en à la contemporanéité, à ces lieux où chacun peut tenter de lire son destin : dans le domaine du développement personnel, par exemple, qui « réalise le propre potentiel, réalise le destin de chacun ». Le pari de la psychanalyse est de pouvoir faire autre chose qu’un délire d’autonomie, car notre lot de savoir est héritage de l’Autre.

Dans Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien, Lacan énonçait : « Le désir de l’homme est le désir de l’Autre, […] c’est en tant qu’Autre qu’il désire […] la question de l’Autre qui revient au sujet de la place où il en attend un oracle, sous le libellé d’un : Che vuoi ? Que veux–tu ? est celle qui conduit le mieux au chemin de son propre désir – s’il se met, grâce au savoir-faire d’un partenaire du nom de psychanalyste ».

Une manière de prendre le chemin qui implique la question oraculaire ; non pour affirmer le lieu de l’oracle pour tenter de répondre à une énigme, ce qui pourrait toujours animer la quête d’un sens. Mais dans ce qui, dans sa prémisse logique, nous indique la possibilité du voyage : « Sans oracle, il n’y aurait pas de logique se détachant par négation »(7) ; c’est ainsi que Freud s’est adressé à Fliess, dans une supposition de savoir inaugural du transfert et de l’expérience de l’inconscient.

En somme, là où est attendu u
n oracle déterministe , apparaît une question sur le désir. Il s’agit de trouver les possibilités de faire quelque chose avec « ses cartes » ; la responsabilité du sujet est à nouveau en cause : se « raconter ». L’inconscient est le savoir à travers lequel le sujet peut se déchiffrer. Un savoir non-su et pas-tout, qui va au-delà du sens initial pour « se transformer » en chiffres , faire le chiffré de son existence.

Octobre 2011

(1)Extrait traduit par nous de The road of Delphi : the life and afterlife of Oracles , de WOOD, Michael. New York, Farrar, Strauss and Giroux, 2003.

(2)Michael Wood, que j’ai eu l’opportunité de rencontrer lors d’un Colloque sur Machado de Assis à Princeton, est professeur de littérature dans cette université.

(3)The Road to Delphi, p. 207.

(4)La fiction travaille cela constamment, les prophéties des sorcières dans Macbeth de Shakespeare en sont un exemple marquant – toute la tragédie se produit en prenant comme fondement et en faisant arriver ce qu’elles ont prédit.

(5)« but strictly oracles don’t mean . They play a verbal card » . The road to Delphi, p. 53.

(6)LACAN, J. Séminaire L’identification ; classe du 28/2/1962.

(7)PAOLA, Daniel. Inconsciente, sentido y forclusion. Buenos Aires, Letra Viva, 2011, p. 136. Dans ce texte, l’auteur examine la Tragédie de MacBeth et plus spécifiquement la lecture par chaque personnage de la prophétie des « trois sœurs fatidiques », en affirmant que la rencontre avec elles a été décisive pour Macbeth (tout comme Fliess a été décisif pour Freud au début de son parcours vers l’inconscient). Macbeth est celui qui « comprend tout » ; il se place en position de maître du destin à partir de la prophétie des sorcières. Il ne se rend pas compte que « le mouvement du bois de Birnam » serait possible en tant que dissimulation, c’est-à-dire les hommes qui avancent en portant des arbustes ; mais qu’il y aurait la possibilité d’être mort par un homme « pas né dans le ventre d’une femme », car Macduff est né par césarienne. Et il s’achemine ainsi vers la mort. Banquo, au contraire, se jette dans la vie comme un désir qui ignore l’oracle en tant que produit de sens. Il ne comprend pas bien la prophétie et poursuit, mais c’est de son côté que va se faire la transmission, la lignée des rois. Paola formule également une petite observation sur Freud, Fliess, Shakespeare et l’oracle : il ne s’agit pas d’« assassiner » Fliess, parce que sans lui Freud n’aurait pu avancer sur le chemin accédant à l’inconscient.

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