LYON Ségolène Marti"L’arrivée du dossier patient informatisé : de l’élaboration subjectivante au binaire anonymisant. "

A propos d’une institution

Je propose de témoigner à travers une expérience professionnelle de la façon dont notre « Modernité » peut venir attaquer le travail avec l’inconscient. L’outil informatique tel qu’il est formaté pour nos structures de soin peut rendre compte de la place que laisse la politique de santé actuelle à la psychanalyse.

Pour plus de lisibilité, une brève présentation du lieu est nécessaire, sans pour autant rentrer dans les détails, ce qui serait hors propos.
Cela se déroule dans un centre de consultation ambulatoire rattaché à un centre hospitalier psychiatrique de service public. La spécificité de ce centre est de prendre en charge des patients engagés dans une problématique de crise psychique. La crise est ici envisagée non pas comme un moment de décompensation d’une pathologie psychiatrique – ce qui installerait le patient dans une dialectique restrictive entre « normalité et maladie » – mais comme une rupture d’équilibre d’un sujet, dont les mécanismes habituels de fonctionnement interne sont débordés. La crise est ainsi considérée comme un moment dynamique et potentiellement fécond.
Les patients reçus n’ont pour la plupart aucun antécédent psychiatrique et ne présentent pas de pathologie mentale.

Chaque patient est reçu par un binôme fixe tout au long du suivi du patient (binôme médecin-infirmier, ou psychologue-infirmier).

Le soin est rendu possible par un travail d’élaboration clinique avec, pour référentiel théorique, la psychanalyse. Ce travail se fait à plusieurs endroits:
– Réunions cliniques hebdomadaires. L’équipe soignante est ici envisagée en place de tiers entre le binôme et le patient, et comme garant de la sécurité psychique du binôme ;
– avant et après chaque entretien pour les binômes;
– lors de moments informels.

Ces temps d’élaboration, sont nécessaires et indispensables pour accueillir nos patients en crise, pour continuer à pouvoir penser et « rester vivants ».
Ces temps sont assurés par le « cadre » (des horaires de réunions fixes) mais aussi par un outil créé par l’équipe : un support de réflexion papier qu’on appellera ici « la Fiche ». Elle complète le dossier papier type, fourni par l’institution.
Cet outil-médiateur est rempli par le binôme en charge du patient en début et en fin de prise en charge. Les 2 du binôme s’installent au calme et prennent le temps de réfléchir ensemble à la rencontre avec le patient en question. C’est un temps d’élaboration dans l’après coup,au cours duquel se construit une « Hypothèse de crise » – jargon des praticiens de la crise et symbole d’une particularité. Cette hypothèse de crise repose sur ce que l’on a pu repérer du processus de répétition à l’œuvre dans la crise en cours. Cette Hypothèse constituera le fil conducteur de la prise en charge même si, bien entendu, elle n’est pas figée.

« La Fiche », fruit de la créativité des soignants, est unique et spécifique à ce centre de consultation. Elle représente «une manière de faire », « un savoir faire ».

Je précise enfin que l’informatique a fait son arrivée dans l’institution en plusieurs étapes. D’abord le « dossier médical » partagé et partageable par tous les corps de métiers (médecins, psychologues, infirmières, assistantes sociales, etc ; c’est à dire que tous écrivaient sur une même observation, dans un ordre chronologique. Ensuite il y a eu la création d’un dossier infirmier indépendant du dossier médical et puis un dossier saucissonné en rubriques différentes pour chaque corps de métier. Au centre de crise, nous avons résisté longtemps et tranquillement à utiliser l’informatique jusqu’à ce que le chef de service ne nous ait plus donné le choix….

A l’arrivée du Dossier Infirmier Informatisé (DII), « la fiche » a fait symptôme dans l’équipe en concentrant les effets dévastateurs de notre Modernité. Ce symptôme illustre me semble-t-il, en quoi l’informatisation est venu attaquer notre mode de pensée et le travail avec l’inconscient. Voilà comment (J’ai organisé mon propos en 2 parties ponctuées par des phrases que j’ai retenues au sein l’équipe) :

1- De la singularité à la protocolisation et à l’uniformisation :

Les effets de l’informatisation ont débuté dès sa conception, avant même son introduction au Centre de Crise. Un nombre certain de soignants de l’hôpital a été convié par la Direction des Soins Infirmiers (DSI) à concevoir un Dossier Infirmier Informatisé, je cite : « le plus adapté possible à leur pratique ». Fortes d’un sentiment d’existence et de reconnaissance, les équipes ont pris du temps pour établir un « cahier des charges ». Mais rapidement nous avons compris que la marge de manœuvre était plus que mince et que la parole des soignants n’avait que peu de poids. Finalement, les Dossiers Infirmiers Informatisés seront construits sur le modèle du dossier intra-hospitalier, c’est-à-dire sur celui des unités d’hospitalisation à temps complet accueillant des patients souffrants de troubles psychiatriques sévères et nécessitant des traitements psychotropes conséquents. Donc des patients bien différents de ceux que nous recevons.

Le DII des structures extra-hospitalières a été allégé par rapport au modèle. « C’est la Macrocible » avec ses items à renseigner – je cite :
– « Appréciation des fonctions vitales » (respirer, boire et manger, se mouvoir, dormir, se vêtir, se dévêtir, être propre, maintenir la température du corps);
– « Appréciation des fonctions sociales » (communiquer, agir selon ses croyances et valeurs, s’occuper en vue de se réaliser, se récréer, apprendre);
– Puis des cases sont à compléter : « Maladie » ; « Thérapeutique » ; « Vécu » ; « Environnement » ; « Développement » (noter les soins proposés et les évaluer).

A son installation, les infirmiers reçoivent la ferme consigne de la part de leur encadrement de se familiariser rapidement avec ce dossier et de le remplir. « Des contrôles seront effectués ».

La Macrocible ne correspond à rien de notre pratique. Elle ne fait aucun sens.

Les premiers effets se font entendre dans l’équipe infirmière:

« Qu’est ce que l’on fait de notre Fiche ? » ;
« Est ce que la Fiche sert à quelque chose ? »
ou encore
« Si la Direction de Soins Infirmiers fait une inspection des dossiers, on est foutu puisque notre Fiche n’est pas reconnue ».

Les soignants ont le sentiment d’être annulés dans leur singularité ; leur parole n’a finalement que peu d’importance aux yeux d’une hiérarchie dictée par notre Modernité. Une Modernité qui se place sous le sceau :
– du principe de précaution et de l’ordre du sécuritaire avec, pour effet, la multiplication des protocoles qui assurent la traçabilité des pratiques ;
– de la norme et de l’uniformisation;
– d’une logique comptable qui répond à des critères de rentabilité et à la loi du marché.
Une modernité qui s’apparente au totalitarisme et réduit massivement la question de la singularité du sujet et le champ de la pensée (voir l’ouvrage de G.Dana : « Quelle politique pour la folie »).

Nous continuons toutefois à utiliser notre « Fiche », à travailler avec. Remplir la « Macrocible » demande aux infirmiers des efforts pour s’adapter à un mode de pensée qui leur est étranger et dénué de sens. Pour le faire, ils ont le sentiment de « se cliver » : élaborer d’une part / répondre à la norme désubjectivante d’autre part, avec pour nouvel horizon, celui d’éviter la faute. La parole autoritaire q
ui censure a pris le dessus sur l’autorité qui elle, autorise. L’esprit d’initiative est attaqué. J’entends :

« On est pas dans les clous, ils vont fermer le Centre … »

A la même époque l’équipe infirmière reçoit l’injonction de la Direction des Soins Infirmiers de peser tous les patients pris en charge, comme cela est pratiqué à l’hôpital. Les effets indésirables, sur le métabolisme, de certains antipsychotiques rendent en effet nécessaire une surveillance pondérale. Mais cela ne correspond pas à notre patientèle, des patients sans antécédent psychiatrique, sans traitement lourd. En somme, qui sont nos patients, de quoi ont-ils besoin ? Comment tavaillons-nous ? Là n’est pas la question pour la hiérarchie. Au nom du principe de précaution, la différence (entre les lieux de soin, entre les patients …) est annulée :

En somme : Se conformer aux protocoles ou comment « faire du même ». Les pratiques, les soignants, les soignés deviendraient comme uniformes, anonymes et interchangeables.

2- De l’élaboration à l’évacuation du sens :

Au fil du temps, les moments d’élaboration informels se réduisent. Chacun va à son ordinateur. Ces moments passés devant la « machine » sont d’autant plus longs qu’une grande partie de l’équipe ne maitrise pas l’outil informatique, saisir une observation avec 2 doigts, c’est long !
J’entends dans les binômes :
« On ne se parle plus de nos patient; on n’a plus le temps de se parler »,
ou encore :
– «Désolé (e) je n’ai pas le temps de travailler sur la Fiche, je remplis le dossier informatique »

La Fiche ne fait plus médiateur pour les 2 membres des binômes, seul le référent (médecin ou psychologue) continue à la remplir. Le temps passé à 2 pour penser dans l’après-coup est embolisé par l’informatique.

Je remarque aussi qu’en réunion clinique, la notion d’ « hypothèse de crise » se dilue, se perd. Ainsi, notre travail d’élaboration se modifie en perdant de sa spécificité. Notre pensée serait-elle contaminée par le consensus au détriment de la problématique du sujet? L’élaboration et la conflictualisation, socles de notre travail, sont mis à mal par un langage protocolaire devenu maître à l’hôpital et qui fait appel à une rhétorique réductrice : le DARE, Diagnostique-Action-Réaction-Evaluation.
Le DARE ou comment évacuer le sens et la question du sujet (soigné comme soignant).

La logique de notre modernité avec son « risque zéro » et l’évaluation à tout va, sature tout espace. Sans vacuité, quelle place pour l’inattendu et pour que se déploie la chaine signifiante du sujet ?

J’entends : « Autant supprimer la fiche minimum, elle ne sert plus à rien »
[interligne ici] 3-Finalement :

-« Nous supprimons la fiche minimum, elle n’a plus de sens. Elle demande trop de temps et d’énergie »

Ainsi un outil, marque de spécificité, disparait. Un outil qui fait tiers là ou nous pourrions être happé par un fonctionnement dans l’indifférenciation et la complétude ; fonctionnement sous- tendu par un discours scientifique laissant croire à l’existence d’Une Vérité. La norme devient le référentiel, saturant tout espace de pensée et de conflictualisation.

Je conclurai par cela :
Ce n’est pas tant l’outil en lui même qui est important (ici « La Fiche ») que ce qu’il représente d’une manière de concevoir la vie psychique et le soin. Que « La Fiche » disparaisse n’est pas une fin en soi, si les soignants continuent à inventer, à accueillir l’inattendu de la rencontre, à entendre les formations de l’inconscient, s’ils continuent à soutenir du manque, à laisser place à ce qui pourrait advenir du sujet.
 

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