« Mais où est donc passée la différence ? ». Séminaire 1, Robert Lévy. Paris Octobre 2021
SEMINAIRE I 2021 2022
Robert Lévy
« L’angoisse face aux changements, vacillement des certitudes au regard de la psychanalyse »
Introduction : « Mais où est donc passée la différence ? »
La dernière phrase de notre argument est la suivante :
« Nous sommes en effet à l’aube d’un grand bouleversement dont les conséquences sur nos certitudes sont encore peu perceptibles ; pourtant, comment envisager ces éléments à partir d’une psychanalyse qui ne se satisferait plus du semblant ? » .
« Qui ne serait plus du semblant » m’apparaît aujourd’hui comme une psychanalyse qui se doit, si elle ne veut pas disparaître corps et biens, de tenir compte, prendre en compte les points qui paraissent modifier la structure même de notre société au prix de devoir peut-être modifier nos concepts ou en tout cas de devoir les remettre en question …
En effet, nous sommes à l’aube d’une révolution du lien social qui passe comme on s’en serait douté par la question du sexe et de la sexualité d’un côté et de l’autre par les incertitudes que la place du discours scientifique entraîne dans la mesure où il ne tourne plus rond puisque c’est le réel lui même qui s’est déplacé avec l’avènement des nouvelles techniques dont la science s’est dotée pour pouvoir repousser ses frontières ..
Quelles en sont les conséquences sur ce que Lacan a introduit à propos du sujet dans le lien social ?
Il nous faudra donc cette année tenir par les deux bouts, d’une part ce que la question du genre a introduit comme type d’incertitude sur la question de la différence des sexes, et de l’autre, l’incertitude engendrée par la mise en question de la place de la vérité dans le discours de la science qui, jusqu’à présent permettait d’assurer au discours du maître notamment une efficience sur les trois autres discours que l’on ne peut plus lui reconnaître aujourd’hui.
En d’autres termes, si on ne sait plus à quel sein se vouer, c’est parce que l’on ne sait plus à quel sexe s’identifier ni à quelle vérité la science, en tout cas son discours, nous convoque .
La dégénérescence du patriarcat serait- elle la cause, ou la conséquence de ces changements ?
Ce sera certainement un des points de travail de cette année car la psychanalyse a pris naissance dans cet environnement et en porte certainement encore aujourd’hui quelques stigmates …
Puisqu’il faut alors reprendre quelques fondamentaux comme ce que Lacan, après Freud, évoque de « cet amour suprême pour le père, […] fait justement de ce trépas du meurtre originel la condition de sa présence désormais absolue [1] ». Nous en déduisons que cette identification, aussi primordiale soit- elle, est une étape constituante du sujet, structurale, qui recouvre la fonction parentale et s’y confond. Mais évidemment il ne faut pas confondre amour pour le père et patriarcat ; pourtant il est question de savoir : « A qui s’identifie -t – on lorsqu’on a deux papas ou deux mamans ? »
Peut-être serait il bon de reprendre ces éléments psychanalytiques dans le sens de leur fonction et non plus de leur appellation père ou mère ? …
Mais ce n’est pourtant pas d’aujourd’hui que l’on entend que « la femme est un homme comme les autres » puisque Simone de Beauvoir nous en faisait déjà l’annonce dès 1949 assortie de l’idée « qu’on ne naît pas femme, on le devient . »
Les résultats scientifiques viennent également déranger le monde des humains, je dirai qu’il y a nécessité de plus en plus de réduire les résultats de la science à de simples opinions qui reposent sur cette idée : plus les résultats scientifiques dérangent , plus on a besoin de les réduire à des croyances comme d’autres , qui conduisent peu à peu à l’avènement comme on peut aujourd’hui l’entendre des discours complotistes de toutes sortes ..
L’intuition règne donc aujourd’hui en maître et une opinion en vaut bien une autre au nom de la liberté qui contribue à fonder ce climat d’incertitude anxiogène dans lequel nous vivons aujourd’hui ; la pandémie n’ayant fait que mettre en relief ou encore accélérer cette situation d’incertitude qui existait déjà bien avant elle …
Bien entendu, cela nous renvoie très directement à reconsidérer les questions d’identification et d’identité pour les reprendre via ce qui a été introduit maintenant de façon officielle sur le fait qu’on ne puisse plus s’identifier à un sexe ou à un autre, ni non plus s’identifier à une place de vérité que le discours de la science avait pourtant assuré jusqu’alors, étant donné que la science, se réduit aujourd’hui à autant d’opinions qu’il y a de croyances .
Alors pour se repérer un peu entre identité et identification , nous dirons que L’identité́ se distingue des identifications qui se présentent de façon toujours plurielles, alors que l’identité́ épingle un sujet sous une nomination, nomination qui identifie le sujet à son point singulier de jouissance reconnu de l’Autre, tel Joyce.
Bien qu’elle ne soit pas un terme relevant de la psychanalyse comme les identifications, si Lacan avance que « les identifications cristallisent l’identité́ », c’est bien une manière de nouer le désir du sujet à son mode de jouissance.
Si identité et identification ont la même racine latine, l’identité́ relève de l’Un, elle est une, unique, mettant en valeur la marque ou la « note » fondamentale de jouissance du sujet. Alors que L’identification part du même pour être différente contrairement à ce que l’on pourrait croire ‘intuitivement ‘ .
Je voudrais également rappeler ici en guise de prolégomènes de notre travail de l’année, cette remarque de Lacan, dans les « Notes à Jenny Aubry », de 1969, où il soulignait :
« La fonction de résidu que soutient (et du même coup maintient) la famille conjugale dans l’évolution des sociétés, met en valeur l’irréductible d’une transmission – qui est d’un autre ordre que celle de la vie selon les satisfactions des besoins – mais qui est d’une constitution subjective, impliquant la relation à un désir qui ne soit pas anonyme.
C’est d’après une telle nécessité que se jugent les fonctions de la mère et du père. De la mère : en tant que ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé, le fût-il par la voie de ses propres manques. Du père : en tant que son nom est le vecteur d’une incarnation de la Loi du désir »[2]
Il retient dans ce texte la fonction de résidu du couple comme mise en valeur de « l’irréductible d’une transmission », essentielle pour « la constitution subjective » impliquant un désir non anonyme.
Que pouvons nous en dire aujourd’hui face aux modifications de ce que l’on appelle la « famille conjugale » ?
Et bien sûr si le sujet de la science et celui de la psychanalyse sont les mêmes qu’en est – il de la psychanalyse ?
Faut-il s’en offusquer pour autant, ou encore penser qu’avant c’était mieux ?
Pas du tout puisque nous n’avons encore une fois pas de conception du monde non plus à laquelle s’identifier en tant que psychanalyste, néanmoins une conception du sujet qui va sans doute nous donner un point d’appui pour , simplement repérer les conséquences de ce nouveau malaise dans la civilisation que cette incertitude a produite sur le sujet …
Je citerai ici volontiers Edgar Morin[3] qui je crois cerne assez bien les questions :
« Il importe de ne pas être réaliste au sens trivial (s’adapter à l’immédiat) ni réaliste au sens trivial (se soustraire aux contraintes de la réalité), il importe d’être réaliste au sens complexe : comprendre l’incertitude du réel, savoir qu’il y a du possible encore invisible (…) Avant les années 1970 et le rapport Meadows sur la dégradation de la biosphère terrestre , l’homme croyait avoir dominé la nature . Avant les années 1980 et l’irruption du sida , la science pensait avoir éliminé virus et bactéries ; avant 2008 , les économistes officiels assuraient que toute crise était exclue ; avant 2020 l’humanité avait relégué les grandes épidémies au moyen âge . Notre finalité était oubliée, notre précarité était occultée . Le mythe occidental de l’homme dont le destin est le devenir comme ‘maître’ et possesseur de la nature s’est effondré devant un virus » .
« Comprendre l’incertitude du réel » voila un terme que je retiens et qui me semble pleinement nous questionner puisque ce réel nous l’avions défini comme l’impossible ; mais l’incertitude n’est elle pas aussi un des éléments fondamentaux qui le définissent ?
Et sans doute avons nous assisté récemment au fait que la science ait pu faire parler un bout de réel de façon à peu près claire , c’est à dire que nous ne pouvons avoir affaire au réel que comme impossible certes, mais surtout comme ne pouvant pas sortir de l’incertitude qui lui est inhérente …
Ce qui pose en effet la question suivante : ne serait- ce pas notre hâte de savoir qui crée une demande de conclusions rapides , de certitudes donc , là où la science ne peut donner satisfaction puisque , précisément , la science ne peut se situer en tant que discours que comme recherche dans l’incertitude prise dans le réel donc ….?
Pour reprendre ici les éléments de raisonnement qu’Etienne Klein[4] met à notre disposition il s’agit que « les sciences progressent par l’organisation collective des controverses scientifiques. Elles ne sont pas affaire de proclamations individuelles ni de communiqués auto-promotionnels ».
Trouver le résultat n’est pas pour autant régler l’incertitude du réel et c’est sans doute là que réside la confusion …
Le principe de plaisir n’aurait il pas gangrené le goût du vrai, en d’autres termes , le principe de plaisir aurait-il finalement réussi à prendre la main sur celui de la réalité ?
Pourtant la réalité dont nous traitons encore c’est celle de la réalité psychique qui peut parfois nous entraîner vers une subjectivité tout aussi incontrôlée qu’incontrôlable.
Pour rappel : Selon Freud, la réalité psychique correspond à la réalité des rêves, de l’inconscient, des fantasmes. Le seul lien entre cette réalité psychique et le réel biologique est la pulsion.
Du coup, peut on intégrer dans notre pensée l’incertitude du réel à mesure que nos connaissances se développent ?
Par exemple : des acquisitions de connaissances telles que la terre est ronde , que l’atome existe peuvent être balayées d’un revers de manche à l’occasion d’une croyance ou d’un délire qui rend cette acquisition totalement subjective pour des raisons de réalité psychique qui vont concerner chaque sujet pris au un par un .
En d’autres termes la science ou ses acquis n’ont plus de valeur de vérité lorsque le ‘je pense’ se transforme en certitude et devient le référentiel de toute pensée scientifique .
C’est bien ce que Lacan nous indique déjà dans son séminaire sur l’identification où il tire les conséquences de la réalité psychique .
C’est pourquoi il est tout de suite question de préciser que le « je pense n’est pas une pensée » [5] ; voire que pour nous, « la pensée commence à l’inconscient » , ce qui vaut comme paradoxe pour affirmer que le reste de nos pensées n’est pas plus sustentable que le ‘je mens’ …
Autant dire que ‘je pense’ ne peut qu’être du ressort de l’opinion ou encore de l’imaginaire dont la fiabilité, quant à la vérité, n’a aucune raison d’être puisque le ‘ je pense donc je suis’ ne peut s’entendre pour la psychanalyse , c’est à dire pour le sujet que comme un ‘là où je pense je ne suis pas et là où je suis je ne pense pas ‘.
Par conséquent on ne peut concevoir le sujet non pas comme dépendant de l’autre mais comme une dépendance par rapport à l’existence d’effets du signifiant comme tel …Ce qui règle également , me semble-t-il- il toute question concernant la primauté du social sur le signifiant .
Voila déjà toute une façon de circonscrire la question de l’identité autrement que comme une identification à un autre (homme femme) mais comme ce que je viens d’évoquer c’est à dire la conséquence des effets du signifiant comme dépendance du sujet …
D’ailleurs ce qui tient entre deux personnes fussent- elles de sexe opposé ne tient que par un élément tiers et c’est celui que la psychanalyse appelle le Phallus .
C’est un élément important car en son temps Foucault a pu essayer de penser des relations ‘sexuelles’ dont le tiers ne serait pas le Phallus .
Alors si on suit cette définition qu’il s’agisse d’un homme et d’une femme ; de deux femmes , de deux hommes ou d’un homme prétendant être une femme ou l’inverse , on peut considérer que le Phallus est toujours en jeu .
Mais nous devons aujourd’hui aller plus loin et peut être reconsidérer ce premier point .
Alors définissons déjà ce phallus :
« C’est celui , loin de se confondre avec l’organe mâle dont lui vient , via l’antiquité Gréco- Romaine , le nom, et qui serait de fait réservé à l’usage de la moitié mâle de l’humanité , est-ce que Lacan appelle un signifiant , c’est à dire qu’il est essentiellement tributaire de l’ordre du langage . »[6]
« Ainsi que le sujet soit d’un sexe ou de l’autre , c’est par le lien qu’il entretient avec ce signifiant privilégié et énigmatique que va se définir sa place dans la sexualité et la sexuation et que va être déterminée la relation qu’il entretiendra avec son partenaire : le ménage ne sera jamais qu’à trois . »[7] Et c’est sans doute par cette définition que l’on peut sortir des cris d’or frais que certains psychanalystes ont pu pousser lors de la loi qui admettait que deux hommes ou deux femmes puissent avoir un enfant ..Et pour autant que j’ai pu recevoir en consultation quelques uns de ces enfants je n’ai pas pu du tout repérer une quelconque différence d’avec les autres quant à leurs structurations d’identité ou à leurs identifications .En revanche ils pouvaient présenter des symptômes bien identiques à tout enfant ..
Ceci nous conduit à préciser qu’il ne s’agit pas de considérer que l’homme ou la femme ne soit ni complémentaire ni supplémentaire à l’autre sexe mais que ça n’est que dans ce rapport à ce phallus qu’il peut exister pour tout un chacun une suppléance à cet incommensurable entre un homme et une femme …
Du coup nous répondons par ces éléments à la différence entre Phallus et patriarcat .
Et par conséquent loin de devoir attribuer à la psychanalyse une spécialité du sexuel ou de la sexualité il faut je crois rappeler que la psychanalyse au contraire parle sans cesse du défaut d’un ‘rapport assignable entre les sexes ‘
C’est en d’autres termes la fameuse définition Lacanienne du ‘il n’y a pas de rapport sexuel ‘
Alors y aurait il à repenser aujourd’hui cette affirmation par rapport à ce qui aurait pu changer d’une attribution sexuée ?
En d’autres termes la dépendance du sujet par rapport aux conséquences des effets du signifiant Phallus pour tout sexe aurait-elle pris l’eau ou encore se serait-elle modifiée , et si oui en quoi?
Au fond la question revient à se poser alors dans ces termes :
1/ existe -t-il un gap entre les sexes ?
2/ Peut on se passer du recours au signifiant Phallus pour y suppléer ?
3/ Quelles seraient les formes d’identité sexuelles et de lien social qui n’auraient pas recours à cette suppléance ?
En effet c’est ici que tout change car avec l’introduction du performatif comme Austin le définit et la différence entre constate et performatif :
Constatif , situation de discours vérifiables dans la réalité
Performatif , situations de discours produites auxquelles on se réfère ensuite
Les performatifs sont des formes de parole d’autorité où le pouvoir opère à travers le discours (ainsi : « Je vous déclare mari et femme »). Mais qu’est-ce qui permet la réussite d’un énoncé performatif ? Comment peut-il échouer à produire ce qu’il nomme ? Ce qui permet à Butler de définir le genre comme « un ensemble d’actes répétés, dans les limites d’un cadre régulateur extrêmement rigide ». Elle se réfère au Foucault de Surveiller et punir (1975) quant à la formation des subjectivités par des régimes discursifs disciplinaires : les discours médicaux et psychologiques ont construit l’identité sexuelle comme la représentation naturelle du sexe biologique, les signes secondaires et les pratiques de l’identité sexuelle comme partie intégrante de l’identité de genre ; ces codes de signification sont autant de répétitions et de citations de la loi hétérosexuelle dans un contexte donné de pouvoir. La performance de genre est donc « la technologie grâce à laquelle toutes les positions de genre (hétérosexuelle comme homosexuelle) sont produites » [8]
Ainsi , et c’est tout à fait remarquable de le souligner, le performatif va permettre d’énoncer ‘je suis une femme’ en étant anatomiquement un homme et surtout substituable dès lors grâce à l’énoncé performatif qui tenait à ce que celui-ci faisait écho à des actions antérieures ; acquises à travers la répétition. Comme par exemple l’expression « C’est une fille ! » ou « C’est un garçon ! », prononcée à la naissance —
Judith Butler propose de substituer ce performatif initiatique par exemple par le dragqueen qui dépersonnalise par sa performance le sexe et le genre puisque il n’y a pas d’identités de genre qui précèdent le langage.
Ce sont le langage et le discours qui ‘font’ le genre. Butler étudie l’exemple de la drag queen en reprenant le concept de female impersonation d’Esther Newton (1972) et son interprétation de la performance, du drag et du travesti de façon à subvertir le lien entre anatomie et différence des sexes dans le champ de la culture pour montrer que le performatif comme acte de langage permet cette opération de subversion de la différence .
En gros : je suis du sexe que je dis et cet ‘acte de langage’ speech act fonde dès lors mon identité sexuelle de telle sorte que cet acte de parole laisse ainsi voir les mécanismes culturels qui produisent la cohérence de l’identité hétérosexuelle.
C’est dire si Butler prend au sérieux ce que Lacan annonçait de l’idée selon laquelle le sujet était non pas dépendant de l’autre mais des effets du signifiant pourtant avec un petit bémol , c’est qu’Austin dans sa théorie des actes de langage ne suppose aucun inconscient en jeux mais une sorte de mécanique du langage qui fonctionnerait comme telle sans qu’elle soit affectée par l’inconscient …
Donc on pourrait dire que si je pense que je suis une femme alors que je l’énonce comme acte c’est bien un performatif mais qu’est ce qui me permet pour autant de pouvoir me fier à ce ‘je pense’ ?
C’est également la critique qu’apporte Derrida lorsqu’il évoque que les théoriciens du speech act ne soupçonnent pas même une pensée de l’acte.[9].
Je ferai remarquer que cet acte performatif permet de sortir de l’incertitude également , puisque dire ‘je suis une femme’ alors qu’on est un homme c’est produire un acte de certitude et par conséquent, si l’idée selon laquelle le réel est affublé d’incertitude, il s’agit alors d’évacuer le réel …
D’où la question suivante : pouvons-nous , sous prétexte ‘qu’il n’y a pas d’identité de genre qui précède le langage ‘ soutenir qu’il suffirait d’un acte performatif pour s’identifier à un sexe ou à un autre ?
Gender Trouble ‘Trouble dans le genre’ associe à la démarche généalogique et anti-naturaliste, l’introduction de la notion de performativité du genre et théorise l’identité comme dialectique, en construction permanente ; elle présente les identités homosexuelle et hétérosexuelle comme instables, et désigne la parodie, exemplifiée dans le drag queen, comme mode de subversion[10].
À ce titre, le drag Queen a constitué une précieuse boîte à outils pour la théorie queer[11]naissante .
Butler est aujourd’hui considérée comme l’une des inspiratrices de la théorie queer, ce qu’elle assume. Mais elle s’est clairement désolidarisée de toute acception antiféministe de la théorie queer :
« […] Je suis très opposée à ceux de ses représentants qui voudraient radicalement séparer l’analyse de la sexualité de celle du genre. […] Je crois que [combattre Catharine MacKinnon] du point de vue d’une théorie queer entièrement dissociée du féminisme constituerait une erreur de taille.[12] ».
Evacuer le réel, c’est également ce que l’on constate lorsque les questions des petits enfants sur leur identité sexuelle deviennent un diagnostic de disphorie de genre et donnent lieu un protocole de changement de sexe .
En quelque sorte dans ces cas : « dire c’est faire » à la lettre et ainsi annuler toute incertitude quant à La question posée par les enfants en la transformant en réponse médicalement assistée …La performativité du genre ici joue à plein .
C’est l’avènement du « je pense » donc je suis .
On assiste à une espèce d’urgence aujourd’hui au point que notre ministre actuel de l’éducation nationale prévoit une circulaire ‘ »pour un meilleur accueil des élèves transgenres en milieu scolaire » .
Je cite le journal le figaro du 30/09/21 qui évoque que cette circulaire sera l’objet des bonnes pratiques quant à la réponse aux demandes de changement de prénoms, mais aussi concernant les tenues vestimentaires et l’usage de lieux d’intimité, comme les toilettes vestiaires et chambres d’internat …Dans le même temps une cinquantaine de psys et intellectuels dénoncent une « emprise idéologique sur le corps des enfants » faite au nom de l’émancipation de l’enfant « transgenre » .
Il s’agit là de vouloir « tailler dans le corps » et comme le disent ces cinquante signatures, de fabriquer le « bon corps » à partir d’arguments sur le seul ressenti érigé en vérité , des discours radicaux légitimant les requêtes de changement de sexe .
Mais c’est au prix d’un traitement médical à vie, voire chirurgical (ablation des seins ou des testicules) sur des corps d’enfants ou d’adolescents .
Et à l’heure où nous nous interrogeons sur les questions de l’âge du consentement , le 12 août ont été publiées de nouvelles directives d’inclusion LGBT en écosse , selon lesquelles des enfants dès l’âge de l’entrée à l’école auront la possibilité de changer de nom et de sexe à l’école sans le consentement des parents et sans qu’ils en soient informés si les enfants en font la demande …
Il ne s’agit pas ici d’un point de vue moral comme certains pourraient le formuler mais de s’interroger à nouveau sur les conséquences d’un ‘je pense’ que l’on prendrait comme certitude d’une vérité .
Pour la psychanalyse , pas de sortie possible du : Là où le « je pense que je suis un garçon » pour une petite fille nécessite que l’on puisse envisager qu’en effet là où je pense » je ne suis pas forcément et là ou je suis je ne pense pas forcément ..
Mais alors comment donc s’y prendre quant le social vient relayer la nécessité de sortir de l’incertitude puisqu’en effet les enfants sont longtemps dans l’incertitude, et peut être pas seulement les enfants comme les premières patientes de Freud ont pu en témoigner en leur temps, avec la notion de bisexualité psychique et c’est tant mieux ..
Bien entendu les conséquences dans certains pays qui nous sont proches sont pourtant déjà irréversibles et , alors que la gender-théorie avait pu laisser un peu d’air sur la question de la différence, des différences, force est de constater que lorsqu’on attribue au « je pense » une performativité, c’est bien de ses conséquences catastrophiques dont il s’agit puisqu’il s’agit de lever l’incertitude inhérente au réel afin de produire de la certitude …
Au fond, ne passons-nous pas d’une certitude quant à la différence des sexes à une autre qui se reconstitue avec la performativité du genre ? Et comme le faisait remarquer Marcel CZERMAK en son temps :
« C’est le mérite du transsexualisme d’amener une telle question au premier plan. Il y faut la mise en jeu d’un réel, c’est à dire ce que la psychanalyse entend comme l’impossible : impossible en effet de ne pas être un homme ou une femme.
Impossible qui se double d’un autre : quelle que soit la modification extérieure apportée et le propre vœu du sujet , il est impossible de modifier cette appartenance , l’apparence seule sera changée , le sujet restant pour lui même et pour les autres femme ou homme » [13].
Mais cette affirmation tirée de cette remarquable préface de Marcel Czermak du livre ‘sur l’identité sexuelle’ , est-elle encore valable lorsqu’aujourd’hui certains sujets se revendiquent neutres ou intersexes, transgenres,non binaires Etc….?
On peut ici ouvrir une petite parenthèse sur la question du neutre sur laquelle il faudra certainement revenir plus précisément puisque ce ‘degré zéro’ , neutre donc, c’est ce qu’ Althusser a appelé ‘l’inaudible et l’ illisible notation des effets ‘ d’un signifiant qui , au lieu de proposer une réponse à un problème en change complètement les termes « (…) le neutre est en mesure de nommer ce qui jusque là travaillait la pensée, la littérature , mais sous des formes silencieuses présentes chez Camus , Blanchot, Bataille, Sartre , longe, Bernanos , Genet avec sa figure divine , ‘ni mâle ni femelle’ »[14].
Une sorte de ‘on ‘ ou encore de signifiant’ flottant’ comme l’indique Levi Strauss dans son texte sur l’introduction à l’œuvre de Marcel Mauss .
Ce que l’on peut en tout cas à nouveau souligner c’est cette nécessité pour un certain nombre de sujets aujourd’hui d’en finir avec ‘ l’impossible de ne pas être homme ou femme ‘.
On peut, peut être faire une hypothèse qui concerne la question que pose Lacan dans les Ecrits [15] :
« Pourquoi l’espèce humaine ne peut- elle assumer les attributs de son sexe qu’à travers une menace ? »
A savoir, complexe de castration côté masculin, et pour reprendre un Freud très décrié depuis sur ce point , penis-neid côté femme ? Je dirais, pour ma part, qu’il s’agit pour les deux sexes de menaces de castration et ce soi-disant pénis-neid’ ne convainc plus personne aujourd’hui depuis l’introduction par Lacan du concept de Phallus, dans un premier temps et de jouissance autre, dans un second temps dans les fameuses formules de la sexuation …
Quoi qu’il en soit, Lacan prétend que cette menace est à la fois une antinomie interne au sujet et positive puisque cette menace protège le sujet de quelque chose de pire , à savoir : que le pire c’est là où il n’y a même pas de menace puisque le phallus manque .
C’est donc la castration qui aurait alors pour fonction de masquer ce manque qui s’exprime par l’angoisse inhérente à l’humanité, angoisse qui , selon LACAN vient en sa présence par « toute actualisation de la jouissance »[16]
Est ce qu’il n’y a pas là quelque chose qui fait difficulté pour certains, dans l’arrimage avec la communauté de ses semblables ( tous ceux qui ont subi la castration donc) et qui dans cette fragilité du nouage du symbolique au réel par l’imaginaire, renvoie les protagonistes à des identifications uniquement liées aux corps ?
C’est pourquoi la loi de la castration est toujours une bonne loi même sous la forme de la menace …
Pour reprendre une remarque de Lacan l’erreur serait de prendre l’organe pour le signifiant et par conséquent de confondre le pénis réel avec le phallus symbolique ? »
Donc l’identification du sujet au signifiant est aujourd’hui remis en cause, en tout cas en ce qui concerne le Phallus. Ne peut on pas reprendre ici tout l’apport de Lacan sur l’identification et en particulier celui qui concerne la déclaration du performatif .
En effet c’est parce que je pense que je suis une femme et que je le déclare en étant un homme que je fonde ce performatif car ‘je pense ‘ que je suis une femme .
Ce sont ces deux temps qui ne sont pas pris en compte puisque le speech act se réduit comme son nom l’indique à l’acte fondé par le dire .
Mais y a-t- il un acte de parole qui ne soit pas précédé par un ‘je pense ‘?
Pourtant comme le souligne Lacan « je pense pris tout court sous cette forme n’est logiquement pas plus sus tenable , pas plus supportable que le ‘je mens’, qui a déjà fait problème pour un certain nombre de logiciens , ce ‘je mens’,ne se soutient que de la vacillation logique , vide sans doute mais soutenable , qui déploie semblant de sens , très suffisant d’ailleurs pour trouver sa place en logique formelle . Je mens , si je le dis , c’est vrai , donc je ne mens pas , mais je mens bien pourtant puisqu’en disant je mens , j’affirme le contraire . »[17]
Ne pourrait-on pas appliquer finalement cette remarque de Lacan au performatif , à savoir, si dans l’acte de dire ‘je suis une femme’ si je suis un homme : est ce que je mens ou est-ce que sachant que je mens je dis la vérité ?
Il y aurait d’ailleurs bien d’autres formes de logique à déployer à partir de là , mais ce sera l’objet sans doute de notre année de travail .
En tout cas pour le psychanalyste , s’appuyer sur le ‘je pense’ que je suis une femme n’est pas fiable puisque la question du doute ne porte pas sur le fait d’être ou de ne pas être une femme ; mais sur la non fiabilité du ‘je pense ‘ puisque comme nous venons de l’entendre :
’je pense n’est pas une pensée’ et que ‘la pensée commence à l’inconscient’……
Y aurait il donc en matière d’identité une dimension volontaire du jugement ?
En effet si je dis ‘je sais que je mens’ cela peut encore nous convaincre comme analyste mais si on confond énoncé et énonciation dans un ‘je suis une femme’ c’est alors que les problèmes commencent …
Donc, qui peut dire qu’il dit la vérité et donc, ‘mais non tu ne sais pas que tu dis la vérité , ce qui va tout de suite plus loin . Bien plus : « tu ne la dis si bien que dans la mesure où tu crois mentir et quand tu ne veux pas mentir c’est pour te garder de cette vérité »[18]
Remarquons que c’est exactement la démarche inverse de nos discours complotistes qui prétendent toujours révéler la vérité à partir d’un ‘je pense’ d’opinion ou d’imagination ou d’intuition mais aussi de tout ce qui concerne le performatif qui s’assume de l’acte d’un énoncé qui se prétend vrai …
[1] LACAN L’identification 20 JUIN 1961
[2] J. Lacan, « Notes sur l’enfant », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.
[3] E Morin Changeons de voie les leçons du coronavirus .Denoel 2020
[4] E KLEIN Le gout du vrai Tracts Gallimard no 17 P.15
[6] Préface de Marcel Czermak à Sur l’identité sexuelle à propos du transsexualisme ED AFI 1996 P.13
[7] idem
[8] (Beatriz Preciado, citée dans Bourcier 2001).
[9] Jacques DERRIDA ACTES la signification d’une parole donnée in mémoires pour Paul de Man ED Galliliée 1988P.130 131
[10] Judith Butler, théoricienne du genre
- Irène Jami
- Dans Cahiers du Genre 2008/1 (n° 44), pages 205 à 228
[11] La théorie queer s’est développée depuis le début des années 1990 à la suite des travaux de Teresa de Lauretis : une réflexion féministe sur la déconstruction du sujet pour dénaturaliser, brouiller l’évidence des identités sexuelles, proposer « une nouvelle lecture des différences et des identités sexuelles, désormais comprises à travers les effets de la performance du genre et de ses apparences. » (Beatriz Preciado, intervention en juin 1999 à Beaubourg, citée dans Bourcier [2001, p. 195]). Voir Lauretis (1987). Le terme queer, qui signifie en anglais : ‘louche, bizarre’, a d’abord désigné de façon péjorative les gays de New York. Par la suite, ils ont retourné le contenu infamant de l’insulte en la revendiquant, en l’utilisant pour s’autodésigner.
[12] « Trouble-genre », préface à Trouble dans le genre (2005).
[13] Czermak opus déja cité P.15
[14] Eric Marty le sexe des modernes SEUIL 2021 P.154
[15] Ecrits le seuil P.685
[16] LACAN L’angoisse Le seuil 2004 P. 311 cité par Eric Marty opus déjà cité p.267
[17] J LACAN L’identification 15/11/1961
[18] LACAN Opus cité