Mémoire, refoulement et neurosciences. Philippe Wolosko Metz, 30 novembre 2017
Mémoire, refoulement et neurosciences.
Philippe Woloszko
Metz le 30 novembre 2017
Dès les « Études sur l’hystérie » Freud nous amène à penser la mémoire à partir du refoulement. Il avance qu’il n’y a pas de mémoire dans le conscient. Dans ce texte, le refoulement apparaît d’abord, en partie, comme un acte volontaire. Il distingue les traces mnésiques, la remémoration et les réminiscences. Les réminiscences étant là l’aspect pathogène de la mémoire, ce qui est une idée entièrement nouvelle. En effet, cela revient à considérer la mémoire comme un symptôme, c’est-à-dire comme un noeud de signifiants. L’accès à la mémoire ne s’effectue que par la remémoration, ce que l’on peut nommer le retour du refoulé. Dans notre champ, celui de la psychanalyse, la mémoire c’est le refoulement. Cela a conduit Lacan a dire : « ( que ) « L’inconscient est structuré comme un langage », ou bien encore «L’inconscient, c’est le discours de l’Autre ». Ceci rappelle que l’inconscient, ce n’est pas de perdre la mémoire ; c’est de ne pas se rappeler de ce qu’on sait. 1 »
Les neuro-sciences ont fait d’importantes découvertes sur la mémoire, qui pour l’essentiel, ne sont en rien contradictoires avec les théories psychanalytiques, voire même souvent les confirment. Par exemple, dans la lettre 52 à Willem Fliess du 6 décembre 1896, Freud écrit: « Ce qu’il y a d’essentiellement neuf dans ma théorie, c’est l’idée que la mémoire est présente non pas une seule mais plusieurs fois et qu’elle se compose de diverses sortes de « signes ». (…) J’ignore le nombre de ces enregistrements.
Ils sont au moins trois et probablement davantage2 ». Comme nous le verrons tout à l’heure, les neuro-sciences ont trouvé cinq systèmes de mémoires « enregistrées » dans des lieux différents du cerveau, qui impliquent des réseaux neuronaux distincts. ( Dont deux qui ne ressortissent pas au champ qui nous intéresse, on distingue aussi mémoire explicite et mémoire implicite ). Nous avons tout intérêt à ne pas nous opposer aux neuro-sciences, mais à nous en servir et ainsi pouvoir montrer notre désaccord, non pas sur leurs résultats, mais sur l’interprétation qui en est faite, en particulier concernant les questions traumatiques, surtout précoces; on ne peut plus traiter de ces questions sans réfléchir à ce que nous apportent les dernières recherches sur ces questions.
Un nouveau domaine de recherche s’appelle l’épigénétique. Il s‘agit de la modification acquise de certains caractères génétiques en raison de l’environnement et des interactions; et d’autre part a été montrée la modification de certains réseaux corticaux pour les mêmes raisons.
1 Lacan. La Méprise du sujet supposé savoir, prononcée à l’Institut français de Naples le 14 décembre 1967. Publié dans Scilicet, n° 1, pp. 31-41.
2 S. Freud. Lettre 52 à W. Fliess. Naissance de la psychanalyse. P.U.F. Paris.1979. Le 6 décembre 1896 PP 153-160.
3 Les trois paragraphes qui suivent sont empruntés à l’exposé De Robert Lévy du 18 octobre lors du séminaire d’analyse Freudienne.
Nous avons la preuve de l’inscription somatique acquise et non génétique d’un certain nombre de syndromes liés très directement aux aléas des questions qui concernent l’oubli, la capacité au refoulement et à ses conséquences traumatiques3.
C’est en 2009 que Gustavo Tureki publie avec Michael Meaney dans la revue Nature neurosciences le résultat d’une étude qui fera date4 ». Les auteurs ont comparé le cerveau de 36 adultes décédés : 12 suicidés maltraités durant l’enfance ; 12 suicidés non maltraités, et 12 morts de maladie ou d’accidents, sans histoire de maltraitance. « Les suicidés qui avaient été maltraités précocement présentaient, dans les cellules de leur hippocampe, plus de « méthylation » (marques épigénétiques) sur un gène codant le récepteur des hormones du stress ». Comme si les mauvais traitements subis très jeunes rendaient (l’axe du stress) hyperactif atténuant la résistance au stress. Ce serait « une adaptation de l’enfant à un environnement insécure, imprévisible, nécessitant une hypervigilence ».
La fragilité du symbolique a donc bien une conséquence épigénétique et ce n’est pas la génétique qui détermine la construction du symbolique. Ces travaux de biologie nous disent donc que quelque chose reste inscrit dans le corps chez ces personnes meurtries dans l’enfance. Les axones chez ces enfants sont moins recouverts de myéline dans une région cérébrale impliquée dans les émotions et la dépression ; cette moindre myélinisation semble donc liée à des processus épigénétiques.
Evidemment ce qui intéresse nos collègues c’est comment ces marqueurs seraient en mesure de proposer des traitements pour anticiper par exemple les suicides. Mais également ce fait que chez des femmes ayant subi de l’agression sexuelle dans l’enfance, la partie du cortex sensitif qui permet de ressentir les sensations génitales était d’autant moins développée que les agressions étaient plus graves5 . Et par conséquent l’idée vient tout de suite que ce serait une manière de se protéger contre la reviviscence des expériences sexuelles traumatiques vécues dans le passé. Une manière par conséquent de se protéger dont le prix est la fréquence des troubles de la sexualité à l’Age adulte6.
Concernant plus précisément les travaux des neuro-scientifiques sur la mémoire, je me suis essentiellement appuyé sur un dossier Inserm du Pr.Francis Eustache7 et sur l’article passionnant du monde : « L’oubli, mécanisme clé de la mémoire » du 21 août dernier8.
4 Cité dans: L’oubli, mécanisme clé de la mémoire: LE MONDE SCIENCE ET TECHNO. Le 21 août 20173 Les trois paragraphes qui suivent sont empruntés à l’exposé De Robert Lévy du 18 octobre lors du séminaire d’analyse Freudienne.
5 Heim C.M et al « decreased cortical representation of genital somatosensory field after childhood sexual abuse » American journal of Psychiatry , 2013 , 170 , P. 616_ 623
6 Serge Stoleru Un cerveau nommé désir ED Odile Jacob 2016 P.222
Comme Freud l’avait deviné, pour les neuro-scientifiques, la mémoire repose sur des réseaux neuronaux qui sont interconnectés. Il y en a cinq. Auxquelles, il faut en ajouter deux, produites en quelque sorte par ces interconnections: la mémoire implicite et la mémoire explicite, dite déclarative.
Cette mémoire explicite ou déclarative ne nous concerne pas. Elle concerne le stockage et la récupération des données que nous pouvons faire émerger consciemment, puis exprimer par le langage.
Par contre, la mémoire implicite est au centre de notre propos. Elle est définie ainsi 9 : « C’est une mémoire inconsciente, très émotionnelle. Elle peut contrôler, à notre insu, le rappel de certains souvenirs : par exemple, en établissant un lien entre les affects du présent et ceux de la période d’acquisition du souvenir ». Elle se réfère aux effets non conscients d’expériences passées. Pour illustrer la définition de la mémoire implicite, nous pouvons rapporter l’expérience de B. S., fameuse patiente du médecin et psychologue suisse Édouard Claparède (qui, par ailleurs, assura la diffusion du travail de Freud en Suisse romande au début du XXème siècle). Au début des années 1900, le docteur Claparède suivait B. S., patiente atteinte du syndrome de Korsakoff qui a pour conséquence une amnésie sévère. B.
- ne reconnaissait jamais le docteur Claparède qui la voyait pourtant depuis plusieurs années. Lors d’une consultation, E. Claparède cacha dans sa main une épingle au moment de saluer B. S. qui, de ce fait, sursauta. La fois suivante, lorsque le docteur Claparède tendit la main à sa patiente, celle-ci retira aussitôt la sienne. Lorsqu’il lui demanda la raison de ce geste, elle ne sut l’expliquer. Des traces de l’expérience passée s’étaient donc inscrites dans ses circuits cérébraux, sans aucun souvenir conscient10.
Nous voyons, ici, la relation de la mémoire implicite, dans sa dimension inconsciente et agie, avec la question de la répétition, du retour du refoulé et des réminiscences. La compulsion de répétition peut alors être considérée comme une des formes de la mémoire implicite. La mémoire implicite désigne les traces non conscientes d’expériences passées. Il s’agit d’une mémoire inconsciente, d’une mémoire sans souvenir. Une forme de mémoire qui ne retient pas l’expérience de son origine. La mémoire implicite ne peut être volontairement convoquée. Elle se manifeste dans l’être et dans le faire sans se rapporter consciemment à une inscription passée.
7 Mémoire. Dossier réalisé en collaboration avec le Pr. Francis Eustache, Directeur de l’unité Inserm-EPHE-UCBN U1077 « Neuropsychologie et neuroanatomie fonctionnelle de la mémoire humaine » – Octobre 2014.
8 Le Monde. Op. Cit.
9 Ibidem.
10 La mémoire et l’oubli. De la psychanalyse aux neurosciences. Marylin Corcos. In Carnet psy. 2008/3 (n° 125)
Elle est problématique pour la recherche, on ne peut demander à un sujet d’accomplir une tâche inconsciemment. L’amygdale cérébrale est son centre névralgique. L’amygdale est une structure du cerveau fortement activée dans les émotions. Elle est plus ancienne dans sa formation (tant ontogénique que phylogénétique) que l’hippocampe, structure incontournable de la mémoire explicite. C’est également dans cette mémoire que vont être provoquée les modifications neuronales des événements de la vie de l’infans avant qu’il ne puisse les lier à une représentation, à un signifiant; c’est-à-dire à la possibilité de les rendre conscient ou de les exprimer d’une quelconque façon. Je parle de modifications neuronales, car si il n’y a pas de liaison à un signifiant ou à une représentation, on ne peut, à mon sens, parler d’inscription pour le sujet et à fortiori pour le moi. Y a-t-il là des traces mnésiques au sens ou Freud en parle11? Nous y reviendrons en dépliant la question de la mémoire et donc du refoulement qui n’a d’existence que dans un contexte langagier.
Rapidement, voyons les cinq systèmes de mémoires que donne Le Pr. Eustache:
-1 la mémoire de travail, à court terme, quelques secondes est la mémoire du présent. Nous la sollicitons en permanence à chaque instant, par exemple pour retenir un numéro de téléphone le temps de le noter. Dans la plupart des cas, les mécanismes neurobiologiques associés à la mémoire de travail ne permettent pas le stockage à long terme de ce type d’informations : leur souvenir est vite oublié. Cette mémoire n’entre pas dans notre champ. Néanmoins, il existe des interactions entre le système de mémoire de travail et ceux de la mémoire à long terme. Elles permettent la mémorisation de certains événements et, ainsi, de se remémorer des souvenirs anciens face à certaines situations présentes, afin de mieux s’adapter. C’est ce qu’il se passe pour les mémoires implicite et explicite.
-2 la mémoire sémantique: permet l’acquisition de connaissances générales sur soi et le monde. C’est la mémoire du savoir et de la connaissance. C’est une mémoire finalement de la synthèse abstraite.
-3 la mémoire épisodique: est une forme de mémoire explicite. Elle permet de se souvenir de moments passés (événements autobiographiques) et de prévoir le lendemain. Les détails des souvenirs épisodiques se perdent avec le temps, la plupart de ces souvenirs se transforment, à terme, en connaissances générales, donc en mémoire sémantique. Il s’agit d’une migration de l’hippocampe vers le cortex qui s’accompagne d’une forme d’oubli. La mémoire épisodique est impliquée dans la maladie d’Alzheimer.
11 Ce petit développement est un début de réponse au séminaire de Robert Lévy du 22 novembre 2017. L’intérêt de cette question réside dans celle du statut des « traces mnésiques » dans le passage à celui de représentation. Ce n’est que lorsqu’une trace mnésique est liée à un signifiant, que celle-ci peut s’inscrire et ainsi avoir un effet, une existence, dans le psychisme d’un sujet. Si cette liaison, cette inscription n’est pas effectuée la trace mnésique tourne en rond, en boucle, peut agir le sujet, sans qu’il ne soit d’aucune façon possible d’avoir une connaissance et donc encore moins un savoir, sur ce dont il est question. On est face à un phénomène sur lequel il n’y a aucun moyen humain d’agir, il ne reste qu’une forme de lobotomie qui peut être chimique.
-4 La mémoire procédurale : est la mémoire des automatismes. Elle permet de conduire, de marcher, de faire du vélo sans avoir à réapprendre à chaque fois. Ces processus sont effectués de façon implicite, c’est-à-dire inconsciente. Elle est impliquée dans la maladie de Parkinson.
-5 La mémoire perceptive dépend des modalités sensorielles, notamment la vue pour l’espèce humaine. Cette mémoire fonctionne beaucoup à l’insu de l’individu. Elle permet de retenir des images et des bruits sans s’en rendre compte.
Pour en terminer avec ce long détour avec les neuro-sciences, quoique émaillé de considérations psychanalytiques, il reste à évoquer deux points: l’oubli et ce fait que la mémoire est une reconstruction.
Comment les neuro-psychologues définissent le processus de mémorisation? Le Professeur Eustache l’énonce ainsi: « La mémorisation résulte d’une modification des connexions entre les neurones d’un système de mémoire : on parle de » plasticité synaptique » (les synapses étant les points de contacts entre les neurones). (..) Cela produit un réseau spécifique de neurones associé au souvenir qui se grave dans le cortex. Chaque souvenir correspond donc à une configuration unique d’activité spatio- temporelle de neurones interconnectés. Les représentations finissent par être réparties au sein de vastes réseaux de neurones d’une extrême complexité.12 » Il est frappant de noter à quel point, cette conception de la mémorisation est congruente avec celle de Freud. La notion de plasticité synaptique est tout à fait importante en neuro-psychologie, et va concerner les mécanismes de l’oubli.
« En dehors du contexte très particulier des maladies de la mémoire, les deux termes “mémoire”et “oubli” sont loin de représenter deux fonctions- antagonistes. Ils répondent aux mêmes objectifs, car l’oubli est indispensable au bon fonctionnement de la mémoire13 » précise Francis Eustache. En effet, c’est parce que les détails de nos souvenirs s’effacent que nous pouvons agir, nous adapter au quotidien, acquérir de nouvelles connaissances. Une bonne mémoire est une mémoire qui hiérarchise et sélectionne. Cela est aussi le cas concernant l’intelligence artificielle: « L’objectif de l’apprentissage machine n’est pas de stocker toutes les données – ce qui se révèle impossible dans le cas des big data – pour s’en “souvenir”, mais d’en retenir quelque chose d’essentiel réutilisable dans des contextes différents de ceux qu’on a appris 14». L’hypermnésie est intolérable, nous avons besoin d’oublier les douleurs, les désagréments, d’effacer l’accessoire et le superflu. Cet oubli « positif » rend notre mémoire performante, nous permet de forger des concepts et d’adapter nos comportements aux situations nouvelles.
.12 Mémoire. Op. Cit. P13.
13 Le Monde. Op. Cit
14Jean-Gabriel Ganascia, professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie (UPMC, Paris), dans Mémoire et oubli. Cité par Le Monde.
Bref, il nous rend plus intelligents ! La névrose post-traumatique n’est finalement qu’un souvenir que l’on ne peut pas oublier; là, comme pour les réminiscences la mémoire fait symptôme.
Deux ou trois principaux mécanismes d’oubli sont mis en évidence. Le fait de ne pas mobiliser un souvenir, un souvenir semble s’effacer avec le temps; bien qu’on puisse avec quelques efforts (comme avec l’association libre) le retrouver. L’explication neuro-scientifique est la suivante: « L’activation régulière et répétée des réseaux de neurones permettrait dans un second temps de renforcer ou de réduire ces connexions, avec pour conséquence de consolider le souvenir ou au contraire de l’oublier15 ».
Le second mécanisme fait appel à la plasticité synaptique. C’est une découverte de Paul Frankland en 201316: il s’agit de la formation de nouveaux neurones, qui, lors de l’encodage d’un souvenir facilite sa mémorisation. Dans un second temps, c’est l’inverse: ces nouveaux neurones s’intègrent dans le circuit de l’hippocampe où la trace mnésique est stockée. Ils créent alors des interférences, polluant et affaiblissant ce circuit. « Ce processus expliquerait pourquoi les enfants, qui forment beaucoup de nouveaux neurones, oublient si facilement », soulignent les auteurs dans Neuron17. Cela ne va pas sans rappeler ce que Freud écrivait dans la lettre 52: « tout nouvel enregistrement gêne l’enregistrement précédent et fait dériver sur lui-même le processus d’excitation18». C’est un mécanisme physiologique.
Le troisième mécanisme est si je puis le dire, mécanique: « Une fois le souvenir encodé, sa trace mnésique va migrer de l’hippocampe vers le cortex, dit Robert Jaffard. Cette migration s’accompagne d’une forme d’oubli : les informations stockées dans le cortex sont moins précises, plus schématiques 19», indépendantes du contexte. C’est le processus de « sémantisation ». L’oubli nous aide ainsi à généraliser, à conceptualiser et donc à réfléchir.
Voyons maintenant, pour la deuxième partie de cet exposé, ce qu’il en est des théories psychanalytiques, à la lumière de ce que nous apportent les neuro-sciences.
Que nous disent Freud puis Lacan de la mémoire? On ne peut parler de mémoire en ce qui nous concerne, sans parler du refoulement; tel que la mémoire c’est le refoulement. Et on ne peut évoquer la mémoire sans l’oubli. Refouler, c’est oublier! C’est de cette manière que Freud évoque le refoulement dès ses premiers travaux psychanalytiques.
16 Cité par Le Monde. Op. Cit.15 Mémoire. Op. Cit.
17 Ibid.
18 Op. Cit.
19 Cité par Le Monde. Op. Cité.
Il s’agit « mettre à l’écart et tenir à distance du conscient 20» les satisfactions pulsionnelles et
donc les contenus provoquant du déplaisir; suivant ainsi le principe de plaisir. Il y a d’autres mécanismes de défense, comme l’isolement ou l’annulation, facilement observables dans la névrose obsessionnelle, mais cela n’est pas notre propos de ce soir. Quelle est la conception freudienne du fonctionnement du refoulement? La satisfaction d’une pulsion est un plaisir, cela ne pose pas de problème sauf lorsque la satisfaction d’une pulsion entraine du déplaisir. Comment cela est-il possible puisque la satisfaction d’une pulsion, autrement dit une jouissance, ne devrait aboutir qu’à du plaisir? Il faut pour admettre cela, comprendre comment cette pulsion du corps, cette force peut aboutir à quelque chose de perceptible pour le moi. C’est-à-dire susceptible de laisser une trace mnésique lisible. Pour ce faire, la pulsion doit se lier à une représentation, elle se manifeste alors sous la forme de ce que Freud nomme un affect21. Cette liaison se fait lorsque la mère met des signifiants sur les signes émis par l’enfant, à travers son fantasme. La réponse de l’Autre constitue ainsi la trace mnésique, qui pourra se lier à une représentation. Cela correspond en quelque sorte à ce que Lacan appelle la lalangue. S’il n’y a pas de trace, il n’y aura pas de représentation; la pulsion ne pourra jamais être liée à une représentation. Ce n’est que lorsque l’enfant aura pu construire son propre fantasme qu’il pourra lui-même lier ses signifiants à ses pulsions et produire du refoulement.
Le processus inconscient accède à la conscience par deux voies: par l’affect qui apparaît directement à la conscience en tant que sensation, perception et par la représentation de mot. Pour que celle-ci arrive à la conscience : « il faut d’abord que soient créés des maillons de liaison pour l’amener au Cs, alors que ce n’est pas le cas pour les sensations, qui se transmettent directement22 ». Ces maillons, dont parle Freud, sont à mon sens les chaînes signifiantes.
Ainsi, pour Freud, le refoulement consiste en le désarrimage de la pulsion de la conscience23, qui s’effectue par le refoulement de la représentation de chose;
20 Sigmund Freud. Métapsychologie. Gallimard 1940. Trad. Laplanche et Pontalis. Le Refoulement. P47.
21 J. Laplanche et J.B. Pontalis. Vocabulaire de la psychanalyse. P.U.F. Paris. 1967. » L’affect est l’expression qualitative de la quantité d’énergie pulsionnelle et de ses variations ».
C’est aussi l’affectivité, les émotions donc la traduction subjective de la quantité d’énergie pulsionnelle et ainsi la traduction consciente de l’émotion. Pour Freud l’affect est nécessairement conscient.
22 Freud. Le moi et le ça. O.C. T XVI. PP 266.
23 Freud. Le refoulement. Op. Cit. P55.
Il la définit ainsi : «Celle-ci consiste en l’investissement, sinon des images mnésiques directes de chose, du moins en celui de traces mnésiques plus éloignées et qui en dérivent 24 ». Ce désarrimage consiste en un retrait de l’investissement. Lacan a présenté le refoulement autrement: pour lui, c’est le signifiant qui est refoulé, donc plutôt du côté de la représentation de mot. Cela lui permet de sortir de la métaphore énergétique freudienne et de rester dans la logique signifiante.
A quoi sert le refoulement? Il obéit au principe de plaisir afin de permettre la décharge de la pulsion, empêchée par le conscient ( le moi ) à cause du déplaisir qui en découle. Car finalement : « Le refoulement ne trouble en fait que la relation à un système psychique, celui du conscient25 ». Freud continue : « Le représentant de la pulsion connaît un développement moins perturbé et plus riche quand il est soustrait par le refoulement à l’influence consciente. Il prolifère alors, pour ainsi dire, dans l’obscurité, et trouve des formes d’expression extrêmes qui, une fois qu’elles sont traduites et présentées au névrosé, non seulement lui apparaissent nécessairement comme étrangères mais même l’effraient en lui fournissant l’image d’une
force pulsionnelle extraordinaire et dangereuse26 ». Ainsi, le refoulement permet de jouir en toute quiétude, quand il réussit. Quand le représentation est totalement refoulée, donc oubliée, n’oublions pas qu’il est question de mémoire, la jouissance est sans accroc, sans déplaisir. Nous y reviendrons.
Freud poursuit son texte avec une phrase qui ouvre une nouvelle perspective: « Cette force trompeuse de la pulsion est le produit d’un déploiement non inhibé dans le fantasme, (..). La relation de ce dernier effet avec le refoulement nous indique dans quelle direction chercher la véritable signification de celui-ci27 ». Bien que le concept de fantasme chez Freud ne recouvre pas celui de Lacan, on peut entendre, que ce qui fait problème à la jouissance pour se dérouler, c’est le fantasme. C’est-à-dire la subjectivation qui n’est rien d’autre que l’articulation signifiante. La jouissance est sans sujet, et ainsi la désarrimer du signifiant, du sujet, la laisse sans entrave. Le refoulement, tel que le conçoit Lacan, qui est l’exclusion du signifiant qui représente le sujet etc. désarrime l’affect du sujet. Ce qui fait symptôme névrotique, c’est l’articulation signifiante, qui implique le sujet, le parlêtre; Lacan ne cesse de le dire tout au long de son oeuvre.
Si, effectivement, la fonction du refoulement est de permettre aux représentants de la pulsion de trouver une voie d’éconduction, donc une satisfaction, il le fait en permettant au sujet d’oublier. Il y a symptôme quand le refoulement échoue ou est incomplet. Est-ce qu’une analyse peut, en levant le refoulement, aller dans ce même sens que celui-ci du refoulement? Cela peut sembler paradoxal.
25 Freud. Le refoulement. Op. Cit. P48.24 Sigmund Freud. Métapsychologie. Gallimard 1940. Trad. Laplanche et Pontalis. L’inconscient. P118.
26 Ibid. P50.
27 Ibid.
Il ne s’agit pas de provoquer un refoulement, sauf peut-être dans la névrose post-traumatique, mais d’en reproduire l’effet qui est de laisser les représentations générant du déplaisir se faire oublier de la conscience, bien planquées au fond de l’inconscient. C’est exactement ce que nous indique Freud dans l’interprétation des rêves: « Sa tâche ( à la psychothérapie) est d’apporter aux phénomènes inconscients la libération et l’oubli. L’effacement des souvenirs, l’affaiblissement progressif des impressions éloignées qui nous paraissent tout naturels, et que nous expliquons par l’influence primaire du temps sur les traces mnésiques, sont en réalité des transformations secondaires, obtenues à la suite d’un pénible travail »28. Pour la question de la névrose post-traumatique, n’oublions pas, si l’on peut le dire, que c’est à partir d’elle que Freud a découvert la pulsion de mort. Celle-ci y apparaît à ciel ouvert sous la forme de la contrainte de répétition. La décharge pulsionnelle est constante et très importante, sous la domination du principe de plaisir. Là, il s’agit de désarrimer la pulsion de la conscience, c’est-à-dire de créer du refoulement.
Alors, pour ne pas oublier de parler de la mémoire, il apparaît que l’oubli, si nécessaire au bon fonctionnement de la mémoire d’après nos collègues neuro-psychologues, lui est consubstantiel. L’oubli ne se résume pas à rendre inconscient les représentations gênantes, car pour être mémorisé une représentation doit être d’abord refoulée. Les neuro- scientifiques l’ont bien compris: « Tout souvenir, cependant, est une- reconstruction. Lors de sa consolidation, la mémoire est malléable, plus labile et fragile. Elle peut alors mêler, amalgamer des éléments nouveaux. Et ces « interférences » brouillent le souvenir originel. D’où les distorsions de notre mémoire29 ». Cette reconstruction peut être aussi l’objet de manipulations, comme nous l’a montré l’an dernier Robert Lévy à propos de l’EMDR. Nous pouvons quotidiennement en avoir la preuve en regardant les informations où la monstration des différents témoignages d’un événement quelconque met en évidence la reconstruction subjective singulière de chaque récit, des souvenirs singuliers de chacun.
Le schéma de la lettre 52, que Freud reprend dans la Traumdeutung 30 est tout à fait clair de ce point de vue et défini les trois « enregistrements » qu’il découvre.
28 S. Freud. L’interprétation des rêves. P.U.F. 1976. Trad I. Meyerson. P491.
29 In Le Monde. Op. Cit.
30 Op. Cit. P59.
Je vous lis ce qu’il a écrit dans cette lettre: « Percp. – Ce sont les neurones où apparaissent les perceptions et auxquels s’attache le conscient, mais qui ne conservent en eux-mêmes aucune trace de ce qui est arrivé, car le conscient et la mémoire s’excluent mutuellement.
Percp. S. constitue le premier enregistrement des perceptions, tout à fait incapable de devenir conscient et aménagé suivant les associations simultanées.
Incs. (l’inconscient) est un second enregistrement ou une seconde transcription, aménagé suivant les autres associations – peut-être suivant des rapports de causalité. Les traces de l’inconscient correspondraient peut-être à des souvenirs conceptionnels et seraient aussi inaccessibles au conscient.
Précs. (le préconscient) est la troisième transcription liée aux représentations verbales et correspondant à notre moi officiel. Les investissements découlant de ce Précs. deviennent conscients d’après certaines lois. Cette conscience cogitative secondaire, qui apparaît plus tardivement, est probablement liée à la réactivation hallucinatoire de représentations verbales ; ainsi les neurones de l’état conscient seraient là encore des neurones de perception et en eux-mêmes étrangers à la mémoire31. » Ainsi, la conscience est au bout de la chaîne, à l’opposé de la perception. Nous n’avons plus le temps de déplier cet écrit. Quelques rapides remarques: une perception s’inscrit d’abord dans le cortex cérébral ( confère les neuro-psychologues ), puis dans l’inconscient et enfin dans le préconscient, par ce qu’il nomme une traduction des matériaux psychiques. Il se produit également des enregistrements successif représentant des époques successives de la vie. Les psychonévroses s’expliquent par une traduction de certains matériaux qui ne s’est pas réalisée ( défaut de traduction ). Il note, et nous y reviendrons à propos de la remémoration, que : « Tout nouvel enregistrement gêne l’enregistrement précédent et fait dériver sur lui-même le processus d’excitation32 ». C’est dire qu’un nouvel enregistrement modifie le précédent donc que le souvenir change lorsque d’autres souvenirs se créent. Ce défaut de traduction est, dit-il, en clinique le refoulement. Et que tout se passe comme si ce déplaisir perturbait la pensée en entravant le processus de la traduction. (..) La défense pathologique ( le refoulement ) n’est dirigée que contre les traces mnémoniques non encore traduites et appartenant à une phase antérieure. Ce qui détermine le défense pathologique est le caractère sexuel de l’incident ( et donc la grande quantité d’énergie véhiculée ) et sa survenue au cours d’une phase antérieure.
Ce que l’on trouve ici, ce sont des effets de rétroactions temporels, que l’on peut nommer futur antérieur ou après-coup, en Allemand : « nachträglich ». Nous y reviendrons.
32 Ibid.31 Lettre 52. Op. Cit.
Pour synthétiser et dire autrement ce que développe Freud. Il s’agit d’une conception de l’inconscient en tant que registre de la mémoire. La mémoire est organisée afin de ne pas se rappeler des choses qui ne nous font pas plaisir, ceci est « normal », ce sont les défenses. A oublier ce qui est désagréable, nous avons tout à y gagner.
Ce qui est « pathologique », par contre c’est quand ce qui a été exclu normalement dans un registre est passé dans un autre registre, comme par exemple une réminiscence où le souvenir agit comme un événement actuel. Cela produit des phénomènes ayant des retentissements sur tout le système. Ainsi, dans le discours, que l’on peut saisir ici comme une chaîne temporelle signifiante33, une névrose consiste en ce qu’au lieu de se servir des mots, le sujet se sert de tout ce qu’il a à sa disposition, il se met tout entier dans le signifiant manquant, c’est lui qui devient le signifiant34.
Dans le monde animal, la mémoire sert à éviter la répétition. Après une expérience, il se produit une transformation telle que la réaction sera différente à la même expérience. Ce que montre l’analyse, est que ce type mémoire n’a rien à voir avec la remémoration. Si une erreur survient, comme lors du phénomène d’une réminiscence, ce qui est modifié, ce n’est pas comme dans la mémoire de la substance vivante, ce qui vient après, mais tout ce qui est avant. C’est cela l’effet d’après-coup, le nachträglich, qui spécifie la mémoire symbolique, autrement dit la fonction de remémoration. Le signifiant organise la mémoire humaine comme un paradoxe temporel. Ce qu’il se passe dans le présent modifie le passé et pas l’avenir. Dès le séminaire III, il y a 60 ans, Lacan affirme que les machines que nous appelons aujourd’hui ordinateurs, sont également dotés d’une mémoire symbolique et fonctionnent d’une manière analogue à la remémoration.
Dans le séminaire V ( Les formations de l’inconscient ) Lacan illustre la mémoire à partir du graphe.
Pour constituer une mémoire, il est nécessaire que ça tourne en rond, sans cesse, comme dans une machine, jusqu’à ce que ça reparaisse, jusqu’à ce qu’on en ait besoin. C’est ainsi qu’il image la remémoration analytique qui est le mécanisme même de l’oubli. Ça tourne en rond et ça se répète automatiquement, c’est le support de l’automatisme de répétition, de la pulsion de mort. Il reprend cette question dans « L’instance de la lettre » :
« C’est dans une mémoire, comparable à ce qu’on dénomme de ce nom dans nos modernes machines-à-penser (fondées sur une réalisation électronique de la composition signifiante), que gît cette chaîne qui insiste àse reproduire dans le transfert, et qui est celle d’un désir mort35 ». Cette question me semble fondamentale, car la psychanalyse permet de différencier dans la mémoire la fonction de la remémoration36; et ainsi d’y entendre la répétition, la pulsion de mort; alors que la mémoire « organique », comme dit précédemment, c’est la non-répétition.
33 J. Lacan. Séminaire III. Les psychoses. Version Valas. PP 342-4.
34 Ibid. P 345.
35Lacan. L’instance de la lettre. Pas tout Lacan P701.
36 Ibid.