METZ Serge Granier de Cassagnac "L'anatomie, le destin et le langage"
Les réflexions qui suivent m’ont été inspirées par la formulation de Freud dans son article : « La disparition du complexe d’Œdipe » : « L’anatomie, c’est le destin », réflexion énigmatique qui a pu susciter du malentendu dans la mesure où elle semble venir contredire la conception qu’il développe d’une sexualité évolutive, se structurant au fil d’expériences singulières vécues dans le cadre du développement, de l’évolution de chaque sujet. Pour nous, dans le domaine de notre pratique psychanalytique, on le voit particulièrement avec les enfants, il ne saurait y avoir un destin immuable, un déterminisme intangible, autant du côté de l’anatomie que dans le domaine social.
La sexualité est avant tout conflictuelle. C’est parce qu’il y a inaccomplissement, une faille, une limite, qu’il y a la métaphore du symptôme, constitutive de la subjectivité elle-même. Cette faille, c’est l’inconscient. Le sujet est marqué d’une ignorance, d’un non-savoir, et de ce fait, le conscient n’est plus souverain.
La démarche de Freud était certes marquée, inscrite dans le contexte culturel dans lequel il baignait ; mais on voit bien maintenant avec le recul et après la relecture opérée par Lacan qu’elle représentait une subversion de toute visée normative, contrairement à ce qu’a développé ensuite l’ego psychologie ; il ne s’agit pas de redresser quelque déviation sexuelle au regard de la normativité sociale du moment : ainsi, les modèles homme et femme sont vite incapables d’accueillir la singularité de chacun.
Pas de recette quant à la confrontation de chacun à la jouissance sexuelle. Le sujet y fait l’expérience d’une faille inouïe, d’un trou dans le symbolique, ce qui est sensible avec le vécu que l’on peut avoir de l’orgasme, en tant qu’il est comme l’irruption de cette dimension d’un réel dans le quotidien ; il y a là une dimension d’effraction. Ce n’est pas pour rien qu’on a pu le qualifier de petite mort. D’où, en partie, les remue-ménages de l’adolescence. Quelque chose d’une jouissance réapparaît, alors que toute la période de latence avait fait effort pour recouvrir cette dimension de la jouissance. Les poussées pubertaires réactivent des traits de jouissance : l’anatomie est bouleversée par cette résurgence brutale du pulsionnel dans le corps.
Tout s’était organisé, non sans difficultés, autour des pulsions partielles qui, en tant que telles, ne déterminent pas le rapport d’un individu avec un représentant du sexe opposé, mais seulement avec les objets partiels, oral, anal, scopique ou invoquant. A l’orée de l’adolescence, la sexualité se présente donc morcelée, incertaine quant à ses objets : un bout de chiffon avait bien pu se substituer à l’objet oral initial : la pulsion n’est pas le besoin. Elle se structure sur le manque de l’objet de départ. Les ados sont donc amenés, chacun selon ses modalités propres, à remanier le jeu de ces pulsions partielles face à l’affirmation anatomique d’un nouveau besoin, génital, qu’il va bien falloir intégrer, vaille que vaille, dans un ordre symbolique.
Mais ce remue-ménage ne pourra pas aboutir à une intégration harmonieuse des pulsions partielles au sein d’un stade génital qui représenterait l’aboutissement souhaitable. Contrairement à ce que soutenaient les tenants de l’ego-psychologie pour qui le moi pouvait représenter cette instance autonome, rationnelle, cohérente, permettant une synthétisation normative du désordre pulsionnel antérieur.
En fait, l’analyse révèle que les pulsions partielles continuent à impacter la sexualité humaine qui reste tout à fait conflictuelle, incertaine. Même pour ce qui concerne le choix d’objet, hétéro, homo ou autre, on voit bien qu’il reste dépendant de l’arrangement de chacun avec ses pulsions partielles. C’est ce que montrent bien, à leur insu, les militants pour des sexualités autres qu’exclusivement hétéro : LGBT. Lorsqu’ils se définissent comme relevant de catégories singulières et incontestables, ils revendiquent une « identité » affirmée, immuable, qui ne saurait être remise en cause, une identité sans faille.
Ce que ces militants des particularismes sexuels tentent parfois d’éluder, c’est la remise en cause d’un destin, anatomique ou autre, du fait de l’impact du langage pour un sujet. En entrant dans le langage, le sujet s’est effacé, s’est perdu comme sujet de sa propre énonciation. Il est nécessairement soumis au code de l’Autre, et représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Avec le langage, donc, l’anatomie n’est plus seule à incarner le destin. Le destin, en fait, c’est l’anatomie ébranlée par le langage, c’est l’anatomie prise dans les rets du langage.
L’objet est perdu, et du coup, le sujet aussi, est perdu. Il est perdu à lui-même. Impliqué dans le signifiant, son être lui échappe. Il est sujet de l’inconscient, il est constitué par un non-savoir. L’instauration du signifiant fait que la jouissance sexuelle est perdue. L’univers du signifiant est construit autour de ce vide constituant : le phallus comme manquant. Le champ du symbolique vient à cette place, et l’univers culturel lui-même est pris dans ce déterminisme, dans cette aliénation.
Freud évoquait le destin anatomique comme un point de départ, un point de départ dont il faut bien faire quelque chose. L’anatomie, c’est ce qui est là, visible ; mais ce n’est pas tout quant au choix d’objet ; en partant de là, chacun va se construire un vécu qui va dépendre des conditions contingentes de sa confrontation au complexe d’oedipe ; l’anatomie, donc, ne détermine pas toute l’évolution ultérieure. Par ailleurs, on doit remarquer que Freud énonçait cette formule à propos de la sexualité féminine, de l’évolution des petites filles, et de phénomènes dont il disait qu’ils n’étaient pas encore pleinement élucidés. Ce « destin » renvoyait donc pour lui à un non-savoir et à l’énigme du féminin.
Dans cette évocation du destin anatomique, Freud paraphrasait une parole de Napoléon : « La géographie, c’est le destin. »
Napoléon accordait une grande importance à la géographie ; il affirmait que « la politique des états est dans leur géographie. » Il n’a cessé de s’entourer de beaucoup de géographes, de compter sur leur aide, notamment dans ses opérations militaires. Mais c’est seulement exilé à Sainte Hélène qu’il formule cette phrase ; Las Cases l’interroge sans cesse sur le passé, attelé à l’écriture de son Mémorial, ouvrage hagiographique à la gloire de l’Empereur. Et Napoléon le distrait de son travail ; il l’agace avec des questions insistantes sur le régime des moussons, des alizés, des vents dominants, et il conclut abruptement : « Le destin des hommes est la géographie » ; à ce moment, le destin géographique n’est considéré qu’au terme de tout un itinéraire, remanié par l’Histoire ; il ne s’agit plus de la géographie, support des conquêtes, mais d’une évocation de la chute, de la perte irrémédiable de l’objet, alors qu’il est assigné à cette résidence de Longwood, loin de tout, sur l’île de Sainte Hélène battue par les vents ; on entend bien le caractère mélancolique que cette affirmation recelait, propre aux investissements perdus du sujet Napoléon. Ce destin n’est plus simplement ce qui était posé là au départ comme support de la politique des nations, il n’est plus un pur déterminisme. C’est tout un cadre remanié par les aléas des aventures napoléoniennes.
Ni pour lui, ni pour Freud, le destin qu’ils évoquent, s’il préexiste bien à tout vécu individuel, ne représente un invariant qui échapperait à toute évolution.
Le destin, c’est cette confrontation du sujet au réel de la différence anatomique des sexes, mais évidemment
comme énigme qui ne peut trouver à s’exprimer que dans le cadre d’une construction signifiante ; cette construction est totalement dépendante de ce qui se joue dans la phase phallique, autour du complexe d’oedipe. Le destin pour le sujet s’exprime dans la trame de sa chaîne signifiante, c’est-à-dire là où réel et symbolique s’affrontent.
On pourrait concevoir aussi que le destin, en tant que phénomène psychique, serait plutôt du ressort du fantasme, qui lie le sujet d’une façon bien singulière avec l’objet a. Mais ce serait là l’objet d’un autre exposé…
Serge Granier de Cassagnac Janvier 2015