Mi-dire les Noms-du-père par d’autres lettres – Luciano Elia
Luciano Elia [2]
Dans ce travail, nous avons posé un certain nombre de questions à considérer, à analyser, à deployer, et notre essai sera de faire l’effort necessaire à ce que ces questions soient enchaînées au bout de notre entreprise. Comme tout essai, la garantie n’existe pas de succès. Sont-elles:
a) La fonction du mi-dire dans ses rapports au champ de la vérité, au sein duquel le nom-du-père, comme un concept et comme un opérateur éthique de l’analyse, trouve sa place;
b) Le champ du discours comme un lien sans paroles articulant des lettres, par une écriture, donc, dans son rapport à la fonction de l’écrit comme la seule condition de verification de la vérité, autrément non-verifiable (par la parole dite ou ouïe, par exemple).
c) Encore la fonction du discours comme opération permettant d’épingler la jouissance et le savoir en de différentes positions, produisant des effets tout à fait divers, parmi lesquels on détache la primauté de la castration par rapport à l’Œdipe dans la promotion de la Loi.
d) La destitution du nom-du-père, au Symbolique et au singulier, comme ce qui fait tenir la structure, et sa correlactive pluralisation, comme diversification des moyens de coinçage de registres tenus par equivalents dans le noeud borroméen.
e) Finalement, la nouvelle écriture des noms-du-père en non-dupes errent comme un chengement de discours et comme ce qui a possibilité à Lacan de réintroduire le nom-du-père dans le discours analytique, dix ans après qu’on l’ait empêché de parler, et quatre ans après la nommée “théorie des discours”, d’une façon qui ne fût pas irrémediablement entraînnée par le discours universitaire;
Pourquoi la question de la vérité, telle que la conçoit et la fait opérer l’expérience psychanalytique, exige-t-elle le mi-dire? Pourquoi y concourrent l’énigme et la citation, sens et non-sens? Pourquoi implique et presuppose-t-elle le mythe, à être retraduit en structure?
Dans son Séminaire XVII, Leçon Le maître châtré, Lacan affirme que Freud ne déconne pas, et fait déconner ceux qui le critiquent. La raison en est que la même souche discoursive, par ainsi dire, qui resulte au discours scientifique, débouche également au discours psychanalytique, mais à la condition de ce que le premier élide la place de la vérité du discours, celle qui est sous la barre de la place de l’agent, qui, à l’occasion, est le S1, le signifiant maître. Cette place, dans ce discours, est occupé par le sujet, le sujet barré de la castration, la vérité du maître est qu’il est châtré, propos choisi comme titre de la leçon. Le fait que la science n’en veuille rien savoir ne change pas la condition discoursive dont elle est le résultat, et c’est pour ça que la science n’arrive jamais à éliminer complètement l’inconscient de son champ, ayant à se buter, de temps en temps, contre ses retours et emergeances. C’est le sens du déconnage qui affecte toute critique “scientifique” de l’inconscient, et c’est pour ça que Freud ne déconne pas face à ces critiques.
Oui, le maître est châtré. C’est ce qui est elidé par la science, discours commandé par le signifiant-maître (mais qui passe sous le commandement du signifiant du savoir au fur et à measure de sa modernisation, soit copulation avec le capitalisme). Le mythe inscrit dans le discours du maître, sous la barre de son agent (S1), situé donc à la place de la vérité, nous délivre cette condition du maître: Il est châtré. Cela équivaut à dire – et Lacan le dit noir sur Blanc – que c’est le discours du maître qui determine la castration.
Il suffit, donc, qu’on élide cette dimension mythique, il suffit qu’on s’en passe de ce qui est au dessous de la barre pour que le champ de la vérité disparaisse, comme il arrive toujours dans la considération scientifique.
C’est connue l’affirmation de Lacan, qui se trouve dans La science et la vérité: “la Psychanalyse est essentiellement ce qui réintroduit dans la considération scientifique le Nom-du-père”[3]. Il y a donc un rapport d’équivalence entre la dimension de ce qui tient à la condition mythique dans le discours (du maître), à la place de la vérité, c’est à dire, le sujet de l’inconscient, la castration comme condition de structure et le nom-du-père.
Le mi-dire est la seule forme par laquelle se peut dire le nom-du-père. Le dire tout serait supprimer la place du sujet de l’inconscient dont l’assurance constitue sa fonction majeure. Le dire-tout équivaudrait à éliminer les effets de l’aphanysis constitutive de la division du sujet e de son identification primordiale. Le dire tout serait le même qu’éliminer donc le refoulement originaire, et, de suite, l’ordre inconscient lui-même.
Si le nom-du-père est le signifiant qui signifie qu’à l’intérieur du signifiant le signifiant existe [4], phrase magnifique du Seminaire V dont l’allitération n’est pas sans effets, c’est qu’elle convoque le sujet à faire la vérification de l’existente du signifiant à l’intérieur de lui-même pour qu’il se fasse valoir (notons que le sujet est ici appelé à un acte decisif visant la validation du fonctionnement du nom-du-père lui-même. (Et pourquoi le sujet resterait-il hors de ce jeu?) On ne saurait avertir excessivement nos lecteurs quant au risque présent dans l’invocation de cet acte su sujet, d’oublier qu’il est l’effet du significant, que celui-ci est sa cause, « la cause introduite dans le sujet »[5], […] « sans laquelle Il n’y aurait aucun sujet dansa le réel »[6] et prendre le sujet comme une espèce d’agent provocateur du signifiant. Or, il n’en est rien: l’acte d’invocation du signifiant nom-du-pére par le sujet ne rend que plus radicale sa condition d’effet, un effet actif, ce qui ne fait que singulariser la psychanalyse dans le rang des savoirs et des experiences: ce n’est que dans son champ que l’acte se pose du coté de l’effet sans quitter le cote de la cause, et plus l’effet est actif, plus il se réalise comme effet.
Lacan se demande: Qu’est-ce que la vérité comme savoir? […] comment savoir sans savoir? C’est une énigme. Et l’énigme, c’est le mi-dire. La structure de l’interprétation, pour Lacan, exige les deux registres du mi-dire – l’énigme et la citation. Et nous proposons ici qu’également, à la façon de l’interprétation, le nom-du-père ne peut être dit qu’entre énigme et citation, c’est à dire, non sans appel à un savoir, soit le savoir inconscient, voire théorique, citable (par un analysant dans l’analyse, par Freud, Lacan ou quelqu’un de nous), et ce savoir sans savoir, ce savoir posé en tant que vérité, cet ombre de savoir qui tient au réel.
Comment reprendre un discours sur le nom-du-père, comment repondre à la demande qui lui était dirigée de “parler sur le nom-du-père” (Sur le nom-du-père? Mais serait-ce le nom-du-père un objet sur quoi on peut parler, um objet à traiter, um objet pour un “traité”? Peut-on imaginer um “Traité sur le nom-du-père”?). Comme no
us savons, Lacan avait été empêché de parler du nom-du-père au même moment de son excommunication, à 1963. Ce qui est devenu son Séminaire XI – Les quatre concepts fondamentaux de la Psychanalyse [7] – aurait dû être um séminaire sur le nom-du-père. À ce moment, il decide de jamais reprendre le sujet du nom-du-père dans un séminaire, par des raisons de discours: il serait impossible de ne pas tomber dans la transmission universitaire, ce qui, dit selon la voie que nous avons choisie dans ce travail, aboutirait à un tout-dire du nom-du-père, ce qui le tuerait en tant que tel, puisque le tissu lui-même dont le nom-du-père est fait, pour ainsi dire, est de l’ordre du mi-dire.
Pourquoi donc a-t-il fallu écrire d’une nouvelle façon le nom-du-père, par d’autres lettres, avons-nous proposé dans notre titre, sinon pour assurer le mi-dire exigible à une relancée de cet quasi-concept, ce mi-concept, ce signifiant?
Ce n’est, pourtant, pas tout. Il ne s’agit pas, dans l’opération, que de mi-dire le nom-du-père. Il s’agit de le pluraliser, de l’enlever de la place central qu’il tenait par rapport à la chaîne signifiante, à l’ordre symbolique lui-même. Dix ans séparent les deux moments dans lesquels Lacan s’est trouvé devant l’acte de parler du nom-du-père (1963/1973). Mais tout au long de ce temps, plus exactement à sa moitié, le tournant discoursif que la nommée “théorie” des discours (1968/69) a, elle même, constitué dans l’enseignement de Lacan, a produit d’importants effets dans la conception lacanienne de l’Œdipe et, par conséquent, du nom-du-père.
Dans le lien qui s’appelle discours, des rapports fondamentaux subsistent sans paroles. La parole donne place à la lettre, à écrit. Nous n’avons pas dit qu’elle donne sa place à la lette écrite, car nous pensons qu’elle tient sa place à elle, parole, elle tient le coup que l’introduvtion du discours comme sans parole produit. Mais elle donne à la lettre la place d’une fonction dont, auparavant, elle, parole, s’était chargée: la fonction de verification des effets de vérité qui n’étaient accessibles que par la voie de l’énonciation, acte qui exige, evidemment, la parole. Lacan parle du discours comme pouvant se passer des énonciations effectives. Dans le séminaire suivant – Séminaire XVIII – D’un discours qui ne serait pas du semblant, Lacan dira que seule la fonction de l’écrit permet de verifier les effets de vérité.
Un discours sans parole. Un nom-du-père sans unicité. Un Œdipe sans majesté, réduit à un rêve de Freud (il ne s’agit pas ici de ravalement, mais de réduction, déclin, opérations analytiques). La castration en prend le relais.
Le champ freudien, un champ principiellement de désir, devient le champ lacanien, le champ de la jouissance. Pourquoi ce deplacement? La castration, operation determinée par le discours du maître – par l’intervention du significant maître, S1, qui se détache de l’ensemble des signifiants, devenu réseau de savoir noté S2, pour intervenir sur ce réseau, exprime la perte d’une jouissance mythique qui le précéderait, pleine, mais qui n’a jamais été subie par quiconque fût pris par l’univers du langage. La jouissance est, donc, essentiellement, jouissance en perte, perte de jouissance, ce qui Lacan formule, prenant appui à la pensée de Marx, comme le plus-du-jouir. Cette perte exige la répétition, et fonde les liens sociaux, ce qui situe la psychanalyse d’une façon innédite dans le champ de la politique.
On n’est plus à 1958, quand la politique du psychanalyste se définissait comme politique du manque-à-être, à coté de la stratégie (et plus large qu’elle) du transfert, qui serait plus large que la tactique de l’interprétation[8]. Ce qui ne signifie pas que ces propos de La direction de la cure et les principes de son pouvoir soient tombés par terre – on n’est pas dans la logique de la recherche scientifique de Popper, où une théorie sera tant plus scientifique, plus elle serait ouverte à la réfutation. En psychanalyse, par des raisons qui tiennent à la structure du savoir inconscient, on ne refute pas, on analyse, on ne dit pas des choses contre celles qu’on avait dites avant, mais on les dit parce qu’on avait dit les précédentes, et si celles-ci tombent, sa chute n’est pas refutation: elles ne deviennent pas fausses par rapport à une vérité qui habiterait ailleurs (dans la nouvelle théorie, par exemple), elles, comme dans le dernier vers de la chanson La Bohème, ne veulent plus rien dire du tout.
Le champ de la jouissance, le champ lacanien, est le champ de la politique de la psychanalyse. Reprenons le nouveau pas concernant les noms-du-père. Lacan écrit les non-dupes errent. Pluralise, comme il avait fait par rapport au nom-du-père, la dupe (nom féminin, oiseau stupide qui se laisse facilement apprivoiser, mutation de la huppe). Il n’y a pas le dupe au masculin, sauf dans une fable de La Fontaine, dans un emploi consideré comme un erre ), Lacan pluralise, ce qui rend ambigüe le genre du mot dupe: les (non) dupes (eux ou elles?) errent. Ça sonne parfaitement comme les noms-du-père. Au niveau de ce qui est ouï, du signifiant en tant que parlé, c’est égal, c’est, donc, le même savoir[9]. Mais, à cause de l’écriture, différente (les noms-du-père et les non-dupes errent), ça ne peut pas avoir le même sens (ibid). Même savoir, sens différents.
Étant donné que le sens c’est le point auquel on arrive, le plus tôt que l’on peut, dit Lacan, dans le déchiffrage du savoir, et que le sens est l’opération de l’imaginaire par excellence, on constate qu’il ne saurait y avoir aucun privilège de la chiffre, ou même de l’action de déchiffrage, sur l’attribution d’un sens. Il n’y a aucun privilège du Symbolique sur l’Imaginaire, mais équivalence, ce qui inclura le Réel. C’est le fondement du nœud borroméen, nouvelle topologie non-cartesienne, où habite le sujet parlant, mais dans laquelle on n’entrera pas dans ce travail.
Les non-dupes, ce sont les “sages”, les malins, ceux qui ne se laissent pas tromper, au moins trop facilement. Mais par rapport à l’inconscient, une éxigeance éthique s’impose: il faut être dupe. L’inconscient oppose, donc, à la science, qui se croit non-dupe (et par là même, elle erre), la duperie comme exigeance éthique, ce qui vaut mieux que la voie, la méthode, conçue comme moyen de ne pas se tromper. Il faut être dupe de l’inconscient.
Mais on ne devient pas dupe de l’inconscient par un choix de conscience, bien sûr, ce qui serait un total absurde. On est dupe, et c’est là la structure.
Errer est, comme nous fait savoir Lacan à partir de ses dictionnaires étymologiques compagnons de longue date – l’un de la langue française – Von Wartburg, l’autre de la langue latine – Ernoût et Meillet – l’association de deux sens: errer, ce qui continue à courir quand la force de propulsion a déjà cessé, et qui donne en errance, et errer, faire une faute. Dans le premier sens, de errance, on arrive au sens de voyage, l’ errant est le viator, celui que prend la vie comme un voyage, qui suit d
’étape en étape, de phase en phase d’un developpement, d’une génèse, par exemple. Le errer-voyager est, ainsi, le itinerer. Mais il y a le re-itérer. Voilà.
L’itinérant c’est le viator, le non-dupe. Il n’est pas dupe, il est intelligent, et il itinère. Par contre, le ré-itérant est le dupe, celui qui colle à l’inconscient, à la structure, et pour cette raison il réitère, il répète, il ne voyage pas, de la naissance à la mort., dans une évolution maturationnelle et naturelle.
Voilà. Le nom-du-père, devenu noms-du-père, c’est à dire, des différentes façons de coller à la structure, de nouer la structure pour se tenir debout dans l’existence, ça passe à s’écrire les non-dupes errent : la loi de l’inconscient, de toujours assuré par l’incidence du nom-du-père, est maintenant formulée em d’autres termes, par d’autres lettres: si-l-on n’est pas dupe, on erre, on reste hors de la loi de la structure et de l’inconscient, hors de l’incidence des noms-du-père.
Ce qui engendre un autre sens, un nouveau sens dans le même savoir, réintroduit, du même coup, le mi-dire, la dimension de l’interprétation, de la vérité et de la jouissance (ne fussent-elles pas sœurs!) dans la problématique du nom-du-père.
Je reste là. Merci de votre attention.
[1] Travail presenté au I Colloque Franco-Brésilien de Psychanalyse, Les noms-du-père dans la clinique psychanalytique, organisé par les institutions nommées Práxis Lacaniana Formação em Escola, Laço Analítico Escola de Psicanálise, sous les auspices de Convergencia, Mouvement Lacanien pour la Psychanalyse Freudienne, et ayant les institutions françaises Analyse Freudienne et Dimensions de la Psychanalyse comme des partenaires dans la convocation, organisation et réalisation du Colloque, tenu à la ville de Niterói (RJ, Brasil), les 30 avril et le 1er. Mai 2010.
[2] Psychanalyste, Membre du Laço Analítico Escola de Psicanálise, Sede do Rio de Janeiro.
[3] Lacan, J. – La science et la vérité, in Écrits, Paris, Éditions du Seuil, 1966, pp. 874-5.
[4] Idem, Le Séminaire, Livre V – Les formations de l’inconscient, Paris, Les Éditions du Seuil,
[5] Idem, Position de l’inconsciente dans le Congrès de Bonneval (1960/64), in Écrits, Paris, Aux éditions du Seuil, 1966, p.
[6] Ibidem, p.
[7] Idem – Le Seminaire, Livre XI – Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1963-64), Paris, Aux Editions du Seuil, 1973.
[8] Idem, La direction d ela cure et les príncipes de son pouvoir, in Écrits, op. cit., pp. 586-590.
[9] Idem, Les non-dupes errent, (séminaire de 1973-74), innédit, document de travail, Leçon I, de 13 novembre 1973, p. 10