Michel Ferrazzi "D'un discours qui ne serait pas du sans-blanc?"

(l’intervention de M.Ferrazzi est suivie de la discussion de Chantal Hagué)

J’ai souhaité aborder ce que je veux tenter de dire par le discours, car celui-ci nous concerne au plus près en tant qu’analystes. Le risque est grand de verser dans des considérations sociologisantes qui nous éloigneraient de ce dont il est question dans un discours, c’est-à-dire du sujet de l’inconscient et de son rapport au signifiant en tant que le sujet parle et est parlé en même temps, ce qui donne une place au refoulement-retour du refoulé.

Le titre de mon intervention a une structure particulière puisque l’on trouve une césure après « D’un discours » par le point d’interrogation qui s’y trouve, césure qui est sensée ne pas exclure une suite qui consiste en une seconde question, celle d’un « sans blanc ». Le paradoxe de ce titre, j’ai tenté de le mettre à la mesure de ce que je vais tenter d’avancer sur le discours capitaliste : un discours induit que ça parle, le « sans blanc » induit qu’il n’y a pas besoin que ça parle puisqu’il n’y a pas de manque et que, par sa structure, tout discours induit qu’il y a des trous, des blancs, entre les mots sur la feuille ou les silences dans le discours.
Alors, c’est là aussi une de mes interrogations de départ, pourquoi Lacan a-t-il passé tant d’énergie à forger un discours capitaliste quitte à ne pas respecter l’ordre successif des symboles qui composent et soutiennent les autres discours par lui déterminés ? Et ainsi ne pourrait-on pas penser un discours religieux et quelques autres ? C’est aussi à cette question que je vais tenter de répondre.
Il existe un livre de Eric HAZAN, aux Editions « Le Seuil » qui s’intitule « LQR » la langue de la quatrième république. Bien-sûr il s’agit de la langue, c’est-à-dire de l’ensemble des signes vocaux qui organise un mode d’échange entre les individus d’un groupe donné, mais il m’a semblé qu’on pourrait en tirer quelques enseignements intéressants.
Tout d’abord, la tendance actuelle qui est de parler au public et pas en public et de manier l’hyperbole, c’est-à-dire que ce qui est visé est l’impression produite plus que le sens de ce qui est avancé. C’est donc une tentative permanente de frapper les esprits et pas de les sensibiliser à une polysémie qui serait recherchée, avec son pendant qui est la mise à l’index de l’intelligence (pas de lecture entre les lignes et donc pas de place pour le signifiant). On arriverait ainsi à une idéologie officielle. Officielle en quoi ? En ceci qu’on ne pourrait que s’y laisser prendre et s’y plier ou se taire en cachant et en réprimant le mouvement de réaction qu’elle pourrait générer, pace qu’aujourd’hui, le risque majeur encouru par un sujet, ce n’est pas d’être instrumentalisé et exploité, situation dans laquelle chacun est prié de trouver son compte, le risque, c’est d’être exclu. Remarquons comment aujourd’hui on évoque : les exclus de l’emploi, les exclus du système scolaire avec en filigrane l’idée que ce serait un peu de leur faute ou que cela constituerait une tare fondamentale.
Un tel discours ne fait pas lien social et au fur et à mesure qu’il se répand, il exige un silence du sujet qui doit s’y plier et prendre la posture du « gagneur » sinon ils seront « perdeurs ». Pas d’autre alternative. Les « gagneurs », que gagnent-ils ? de l’argent et tout ce que cela autorise. Les « perdeurs », qu’ont-ils à perdre sinon de l’existence ? Il y a donc de grands risques à être exclu. (Je rappelle en aparté combien certains mouvements de grève aujourd’hui n’évoquent plus un rapport de force mais un rapport au suicide ou à la mort).
Enfin et j’en terminerais là avec ce que nous apprend Eric HAZAN, il évoque (p. 44) comme effet de ce qui est à prendre comme un discours qui est le discours capitaliste un renversement de la dénégation freudienne : « prétendre avoir ce qu’on n’a pas, se féliciter le plus pour ce qu’on sait posséder le moins ». Nous pouvons entendre cela de plusieurs façons. D’abord qu’il n’y a pas de désir refoulé en jeu et que le désir serait directement lié à l’objet et à sa possession. Mais aussi que chacun pourrait être celui à qui il ne manque rien. On est alors pris dans le mécanisme du déni. Mais comment moi, à qui il ne manque rien, puis-je me situer par rapport à l’autre, à qui il ne manque rien ? Tout l’enjeu des places symboliques du sujet est remis

 

en question dans une telle occurrence et la guerre n’est pas loin comme seul mode de sauvegarde narcissique.
Donc, nous postulons que le discours capitaliste n’a pas un effet de discours, qu’il ne soutient pas un sujet dans son rapport au manque et qu’il l’exclut de tout positionnement symbolique dans son rapport à l’autre. Alors, pourquoi lui donner tant d’importance et en quoi peut-il nous concerner, nous, en place d’analystes ? Ne courons-nous pas le risque d’en faire le discours à abolir, celui qui nous met des bâtons dans les roues alors qu’il n’en est rien car il ne tue pas le sujet, il le met seulement en retrait. On voit par exemple dans la vie politique française récente comment une personne appelée à de hautes responsabilités a oublié qu’il y avait du sujet chez lui et qu’admettre qu’il n’y a pas d’écart entre désir et jouissance en s’appuyant sur le « nommé à » fait courir le risque que l’objet enfin possédé fasse choir le semblant et révèle du sujet.
Le discours capitaliste, à l’inverse des quatre autres discours qui seuls organisent la position d’un sujet ne tente pas de représenter le manque et de le faire circuler dans le rapport aux autres, il tente plutôt de le recouvrir, de le tenir dans un déni protecteur en l’assimilant à l’objet.
Mais il y a autre chose. Dans le discours du maître, on peut trouver pour partie la toute puissance qui a précédé le sujet et qui signe une tendance psychotique ; dans le discours de l’universitaire qui fait des étudiants les objets de la jouissance, on peut évoquer une dimension perverse ; par le discours de l’hystérique, c’est la névrose qui s’exprime. Quelle autre structure pourrait s’évoquer dans le discours capitaliste ? C’est-à-dire quelle autre forme symptomatique pourrait s’y révéler ?
De plus, le discours capitaliste est porteur de certitude, une certitude qu’il met au centre de son fonctionnement. Il n’y a donc pas la place pour des variables ou pour des mi-dires car la certitude, c’est ce qu’il y a de plus antinomique à la vérité telle que Lacan nous la propose. La vérité suppose au moins une chose : que du mensonge ou de la tromperie est possible alors que la certitude ne laisse aucune place au doute, ce qui redonne un sens certain à cette déclaration de Lacan dans « Ecrits » Ed. « Le Seuil » p. 858 : « L’erreur de bonne foi est de toutes la plus impardonnable ». La certitude est sensée nous inscrire dans la bonne foi mais ne nous fait pas pour autant échapper à l’erreur. Reconnaissons que le psychanalyste n’a rien de tel à offrir à un sujet et que d’ailleurs, loin de l’offre, il s’appuie sur la demande.
Ce qui m’a intéressé dans ce travail, c’est de réaliser que le discours du psychanalyste, comme celui du capitaliste, pourrait venir faire le quatrième là où ne sont repérables que trois structures et j’en ai déduit que c’est à ce titre qu’il peut y avoir conflit puisque l’un comme l’autre mettent le symptôme en suspens, mais pas du tout sur le même mode.
Le discours du psychanalyste a la particularité d’autoriser un changement de place puisque le psychanalyste peut occuper successivement la place du savoir supposé, du Autre, et du autre. Ce faisant, il accueille le symptôme en permettant au sujet une reformulation de son symptôme, c’est-à-dire, là encore, un cha
ngement de place symbolique. Les questions du bonheur, de la plénitude, du pouvoir et du savoir du sujet ayant à s’agencer de surcroît en fonction des places occupées par chacun des protagonistes du dispositif analytique.
Le discours capitaliste, lui, est dans l’injonction pleine de certitude : travaille ; consomme ; jouis et tu seras forcément heureux. Il propose une voie unique, tout sujet peut devenir l’égal de celui qui le domine et le contraint si il s’en donne la peine et l’objet est à même de le combler. Alors, bien sûr, l’analysant peut devenir analyste, c’est donc pareil ? Disons que là où le discours capitaliste propose d’agir avec l’avoir, le discours du psychanalyste propose lui d’agir avec son être.

Discussion (par Chantal Hagué)

Tout d’abord je voudrais te dire, Michel, que j’ai beaucoup apprécié ton texte qui a le mérite de souligner, d’une manière ramassée et claire, les différences radicales entre le discours analytique et le discours capitaliste qui domine notre champ social et dilue le lien.

Le propre de l’analyste c’est d’introduire une césure dans le discours de l’analysant et toi, tu l’introduis dès le titre que tu as choisi et qui reprend le nom du XVIII ème séminaire de Lacan « D’un discours qui ne serait pas du semblant ».

En effet, tu y introduis même une double césure : à la fois, au niveau de la ponctuation, avec un point d’interrogation qui découpe la phrase et à la fois, avec l’équivocité du mot semblant ( sans blanc).

Un blanc c’est la partie vide où rien n’est écrit ou dit, c’est-à-dire une référence au réel et à sa prise en compte par le discours analytique. Or, pour le discours capitaliste, c’est le contraire et tu nous l’expliques très bien : en gommant les blancs, les vides, les suspens, il cloture le sujet dans le semblant. Il efface le manque et évacue la castration.

Dans l’écriture de chacun des 4 discours, il existe en effet une béance entre la place de la vérité et la place de la production, ce qui permet ainsi à la vérité de rester inaccessible, ce qui est une façon de définir la castration. Dans le discours capitaliste, c’est cette béance qui disparaît et donne cet asppect en boucle, sans limite. C’est bien ce rejet de la castration en dehors de tout champ symbolique qui le caractérise.

Quand tu te demandes pourquoi Lacan n’a-t-il pas tenté l’écriture d’un discours religieux, cela m’a amusée car je me suis posée la même question, sans vraiment y répondre. Alors peut-être pourrions-nous arrêter pour discuter ce point…. (discussion)

Tu nous dis qu’aujourd’hui, nous sommes passés d’un sujet exploité à un sujet exclu ou du moins en risque d’exclusion et j’ai trouvé ta remarque pertinente, parce que le risque d’exclusion pour le sujet c’est d’être exclu du langage comme du champ social.

Au passage tu fais une allusion à un personnage politique français chez qui j’ai cru reconnaître Thomas Thévenaud qui a utilisé le terme de phobie administrative pour qualifier ses petits arrangements. (discussion)

Ensuite tu considères que ce n’est pas la peine de dénoncer autant le discours capitaliste comme si, je suppose, à trop le dénoncer, on le renforcerait, en tout cas c’est ce que dit Lacan (in Télévision) pour prôner la praxis qui seule peut restaurer le sujet de l’Ics. Personnellement, je pense qu’il est très important d’en dire quelquechose entre nous et aussi dans la cité.

Nous en arrivons à ta dernière question : quelle autre structure pourrait s’évoquer dans le discours capitaliste ? Il me semble que tu donnes toi-même la réponse en parlant de certitude mise au centre de son fonctionnement ce qui introduit aussi la dimension de la psychose.
Le discours, en déniant le manque, serait du côté de la perversion (on dit bien qu’il s’est substitué au discours du maître en le pervertissant). Serait-il aussi psychotisant ? (cf états limites se révélant derrière addiction, anorexie, dépression)
 

 

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