Michel Ferrazzi "Le psychanalyste, un bricoleur"
Texte présenté aux journée ciniques de Barcelone en novembre 2013
J’aurais pu mettre aussi comme titre « Tu sais mon poste, il va me rendre fou » ou « Quand l’objet autistique ne répond plus ». L’enfant dont je vais évoquer la cure, je le dis autiste en gardant une certaine réserve quant à ce diagnostic. Il présentait des traits autistiques c’est certain mais il y avait un certain espace psychique qui lui, avait pu se développer.
Alors, pourquoi un bricoleur le psychanalyste ? Tout d’abord parce que dans cette cure, comme beaucoup d’autres auprès d’enfants, j’ai dû ou du moins j’ai pu appuyer le transfert sur un élément inattendu, j’y reviendrai, ensuite parce que cela m’a demandé aussi un bricolage théorique, je vous l’exposerai et puis, dans le séminaire « L’acte psychanalytique », à plusieurs reprises J. Lacan évoque la fin de l’analyse par l’advenue du psychanalyste chez le psychanalysant, le passage du divan au fauteuil. Alors qu’en est-il avec les cures d’enfants ? Nous ne nous appuyons pas sur la levée du refoulement mais sur l’advenue du refoulement là où il avait fait défaut. D’ailleurs, connaissez-vous un enfant qui aurait fait une analyse dans son jeune âge et qui serait devenu psychanalyste une fois adulte ? J’ose espérer que cela existe mais je ne l’ai pas rencontré ni entendu des témoignages allant dans ce sens.
Donc comme psychanalyste d’adultes, je trouve ma place assez facilement dans les groupes de travail, séminaires et congrès auxquels je participe, mais comme psychanalyste d’enfants j’ai besoin de participer à des séminaires spécifiques, qui d’ailleurs, existent. Je ne suis donc pas tout seul dans ce cas ? Pourtant, je ne me sens pas coupé en deux. Peut-être parce que je bricole ? Peut-être que le psychanalyste d’enfants est plus libre pour faire avec de l’inattendu, certainement parce qu’il n’a pas le choix, mais cela devrait aller de même avec les adultes.
Alors, cet enfant, on l’appellera Marc. Il est plutôt petit pour son âge, assez diaphane avec des cheveux blonds. Il présente des stéréotypies du maxillaire inférieur et des mains, il ne soutient pas le regard, parle d’une voie caverneuse et sur un ton sentencieux. Il marche sur la pointe des pieds, il est passionné par l’électronique, l’électricité et tous les montages dédiés à ce genre de matériel.
Il est placé en institution sur décision de justice car la mère est déchue de ses droits et ne le rencontre qu’une fois par mois dans un lieu médiatisé, quand elle n’oublie pas ce rendez-vous et quand elle est en état de rencontrer son fils (drogue ; alcool ; traitement neuroleptique et certainement prostitution). Le père est incarcéré pour vol en bande organisée et à main armée. Marc est placé depuis qu’il a 5 ans en famille d’accueil, il a 9 ans quand son éducatrice référente prend contact avec moi à mon cabinet. Marc était en thérapie avec un autre psychologue mais maintenant, il a quitté sa famille d’accueil pour vivre dans un lieu d’accueil aménagé pour des jeunes dans sa situation.
Je pense d’emblée que cela peut ne pas être simple de m’inscrire dans un tel contexte. Lors de notre première séance, quand je parle à Marc de ce précédent thérapeute, il me dit : « Ici on a le droit de se servir de la gomme ? ». Je suis un peu interloqué puis je me dis qu’il vient de répondre très précisément à ma question. Je lui dis donc qu’ici on a le droit de se servir de la gomme même de s’en servir comme un crayon et de faire des dessins avec elle, mais qu’ici aussi il y a des conditions, c’est-à-dire qu’il y aura deux temps à chaque séances le premier où on parle et le deuxième où il y a du matériel à sa disposition, là il me coupe la parole et dit : « Du matériel pour dessiner ! », je ne lui répond pas et lui montre mon fouillis, un matériel pas très structuré, pas classé, composé de figurines ; de pâte à modeler ; d’animaux en plastique ; de voitures, motos, camions, avions ; des crayons et des feutres ; des fils électriques avec quelque matériels à brancher dessus etc….Marc va photographier à grande vitesse tout cela et me demandera, lors de la séance suivante, le matériel dans l’ordre où il a parcouru chaque élément lors de sa découverte de tout cela.
Je note que les questions que je peux lui poser restent sans réponse, il continue son activité comme si je n’avais rien dit. Je me demande bien-sûr si j’ai à faire à l’absence du signifiant dans l’Autre ou à une pulsion invoquante qui serait restée sans réponse, sans écho. Cette question sera, au plan analytique, mon point de départ et la réponse en sera comme le point d’arrivée.
Lors de cette seconde séance, Marc fera un plan de son école et en particulier de la salle d’informatique. Il me regarde interrogateur… Je lui demande où est sa place, celle de ses copains, où sont les WC, comment on va dans la cour de récréation. Il me dit alors que MrX, son ex-thérapeute lui interdisait les dessins d’électronique.
Les séances suivantes vont s’ensuivre une série de dessins de voitures avec leur auto-radio. Je lui demande ce qu’il écoute sur ces auto-radios….pas de réponse, il me parle des boutons, des diodes, des prises USB et autres. Il rit quand je ne connais pas certains termes techniques.
C’est la première période de cette cure, elle a duré plusieurs mois.
Puis un jour, Marc prend une feuille de couleur pas une blanche comme il en a l’habitude et fait autre chose que des plans ou des auto-radios. Ce sont des scènes de violence avec du feu, des canons, des visages terrifiants, mais je note aussi qu’il essaie de faire en sorte que le premier temps évoqué celui où nous parlons soit évité. Je le lui dit, il acquiesce, mais je lui dit que si il n’y a que lui qui décide et que moi je n’ai rien à décider, ça ne va pas pouvoir durer ni pour lui ni pour moi et qu’il faut qu’on trouve comment faire.
A la séance suivante, il accepte de parler un petit moment dit-il, puis fait ses dessins habituels et propose un temps où nous faisons des montages électriques pour faire tourner un moteur, allumer une ampoule etc… (je précise que le terme de bricoleur de mon titre n’est pas lié à cette activité). Comme l’annonçaient à la fois l’émergence des pulsions et la tentative de bien contenir tout ça, Marc va y adjoindre la pâte à modeler qu’il coupe, façonne, taillade et y enfouit des fils électriques. Qu’est-ce que je pense alors ? Que l’objet peut y être sans qu’on le voie, qu’on peut le savoir là quoi qu’il en soit et je pense à la voix à l’objet voix. Je suis pris dans une espèce de rêverie quand il me dit qu’il voudrait bien voir son papa et sa maman. C’est la première fois qu’il en parle depuis plus d’un an de rencontres très régulières et je ne lui ai rien demandé à ce sujet car le temps où on parle n’est pas le temps d’un interrogatoire. Je lui dit que : « tous ces coups de découpe-pizza, de crayons et autres qu’il a mis dans la pâte à modeler, c’est normal que des enfants aient des idées comme ça et que ce n’est pas parce qu’ils ont des idées comme ça que les mamans s’en vont et que les papas attaquent des banques avec des armes et qu’avoir des idées comme ça, dans sa tête, c’est permis et pas dangereux parce que ce n’est pas ce qui est dans la vie ».
Suite à cette séance, Marc va opter pour un jeu avec deux voitures qu’il équipe de béliers en pâte à modeler et qui se livrent à un affrontement en douceur. Il frôle la voiture qui me représente, la gare, évite les catastrophes toujours de justesse, sinon la répare en disant « c’est rien ». Je lui dis que même si il défonce la voiture-moi, je serai toujours vivant en vrai. Alors il me dit du tac au tac : « toi tu prends la voiture-toi » et
il m’invite à participer au jeu. Là, il m’économise moins, je suis souvent sur le toit ou en grand péril. Jusque là, nous sommes dans une cure assez classique si tant est que ce terme soit adapté, mais là, juste à ce moment de la cure, Marc va me demander, chaque fois qu’il part, de faire une blague à l’interphone, c’est-à-dire qu’il sonne en partant et que je dois dire quelque chose du genre « mais Marc est déjà parti ? ou vendredi prochain on va rejouer avec Marc » c’est moi-même qui doit trouver les formules et lui ne répond rien, je l’entends seulement rire, très excité. Utiliser un interphone pour la séparation et pas pour la retrouvaille, je trouve cela significatif.
Là Marc va se mettre à prendre soin de la voiture-moi que je ne vis pas comme objet de l’entre-deux mais comme moi-même c’est-à-dire tous les moi-même auxquels Marc pourrait avoir à faire. Je pense, peut-être à tort, que le réel n’est pas encore là, que Marc n’a pu identifier ses propres besoins et pulsions face à un Autre et que c’est cela qu’il est en train de réparer, comme si il se servait de moi pour inventer un Autre propre à lui, car je me disait alors que ce n’était ni la frustration ni la privation qui était en jeu pour lui mais la mort, mort de l’Autre qu’il avait eu à vivre (et même qui avait pu se produire avant sa naissance car ce n’est pas la même chose quand l’absence de réponse à la pulsion invoquante est créée dans la relation mère-fils et quand la mère en est elle-même porteuse et la transmet. Ce n’est pas le même rapport à la toute puissance et à la mort) et cela laissait Marc en pleine angoisse, mais que tout de même le fait que l’Autre disparaisse pouvait être le signe qu’il avait pu exister et que c’était un peu une « retrouvaille de l’Autre » et pas une retrouvaille de l’objet qui était en jeu entre nous Là j’ai pensé que c’était du bricolage et que beaucoup d’analystes qui n’ont pas d’expérience auprès d’enfants pourraient rigoler.
A partir de ces séances où je fais « des blagues », Marc va dessiner des postes de radios. Il en a eu un offert par son père sorti de prison. Je note que cette fois ces postes évoquent un visage, ce que je lui dis car je pense qu’il met une présence autour d’une voix et je précise ; « celui-là il a l’air méchant ; celui-là a l’air content mais ça parle toujours sans s’arrêter, autant qu’on veut ». Marc s’arrête, réfléchit et se remet en silence à faire des dessins de plus en plus techniques et je lui dis alors que ces postes c’est comme des machines, des trucs mécaniques, électroniques et que ça ne fait plus des visages. Marc reste silencieux et partira en silence, ce que je respecte, sauf qu’en bas à l’interphone, c’est lui qui dira « Au revoir, à la semaine prochaine » et là seulement je réalise que Marc commence à s’autoriser à prendre la maîtrise de cette espèce de radio en bas des escaliers, qu’il est moins dans l’attente, dans la surprise de la rencontre et que l’interphone l’aide à confirmer ce qu’il expérimente d’une présence de la pensée qui peut être permanente quand la présence physique s’esquive. Je me suis dit que j’aurais pu y penser avant. J’ai peut-être trop réfléchi et pas assez bricolé.
A la séance du 16/03/2012 (il y a des dates qui marquent) Marc arrive souriant, s’assoit et aussitôt prend un visage triste et grave et il me dit : « Tu sais mon poste, il me rend fou » et il ajoute dans une plainte : « moi je voudrais écouter de la musique dessus ». Pas de dessin ni d’histoires lors de cette séance, nous parlons. Ce sera encore une séance particulière car je vais proposer une stratégie à Marc en lui disant qu’il ne peut pas régler cela tout seul et que ce serait bien que ce soit lui qui demande a ses éducateurs à écouter de la musique quand son poste est rangé dans son casier que là ce n’est pas comme quand on est obligé de demander et qu’on est puni. On discute donc très sérieusement de ce qu’il pourrait faire…..et qu’il fera, avec son éducatrice référente qui me dira plus tard en présence de Marc bien sûr, qu’à plusieurs reprises il s’était endormi avec sa musique alors qu’auparavant ça l’excitait et qu’elle-même avait trouvé cela très émouvant.
Je pense alors que l’analyse entre Marc et moi approche d’un certain terme. J’avais pris le risque en donnant une certaine place à l’objet voix de le rendre persécutant, ce qui ne serait qu’une inversion de son incapacité à tenir sa place, d’absent il deviendrait trop présent, mais Marc avait trouvé une parade.
Voilà, vous remarquez que je fais assez peu de développements théoriques, alors qu’à chaque étape de cette cure il y aurait de quoi dire. Mais si j’ai parlé de cette cure c’est pour justement ne pas faire le « perroquet » c’est-à-dire le savant et c’est là que la notion de bricolage me semble essentielle. Je pense que la psychanalyse a à payer l’exposition gratuite d’idées et d’interprétations dans des lieux où celles-ci n’avaient rien à faire, se présentant alors comme science, c’est-à-dire que le savoir acquis ne pourrait qu’ouvrir la voie à un « plus de savoir », ce avec quoi je ne peux qu’être d’accord, sauf que ce « plus de savoir » ne peut qu’être un résultat de notre pratique et que, si dans la science, une théorie ou un savoir nouveau chasse l’autre, pour le psychanalyste, il ne peut en aller ainsi. L’un des derniers ouvrages de Freud : « Moïse et le monothéisme », même s’il le publie longtemps après l’avoir conçu, a une portée phylogénétique indéniable et vient confirmer l’Oedipe et sa fonction dans la construction qui s’ensuit. La science a besoin de la forclusion pour fonctionner c’est-à-dire de sortir de ses référents ceux qui ne sont plus adaptés aux constats du moment. Mais elle s’en fiche qu’il y ait par ailleurs des théories religieuses et autres. Elle suit son chemin comme ça. C’est autre chose que vouloir que sa théorie soit la bonne, ce qui fait prendre des postures idéologiques et rentrer dans des querelles de pouvoir. Par contre, le bricoleur, lui, il faut qu’il arrive au plus près du ou des objectifs qu’il s’est fixé, il en tirera ensuite quelques enseignements pour que son prochain bricolage soit encore plus efficace et plus proche des objectifs qu’il s’est fixé, objectifs qui peuvent d’ailleurs être évalués à la hausse avec la pratique. Je voudrait citer J.C. MILNER ( auquel j’ai déjà emprunté « le plus de savoir ») qui dans son livre « Le juif de savoir » (Ed. Grasset) en donne une certaine définition : « le savoir, c’est la capacité de produire des mots, c’est-à-dire la capacité de produire dans une langue, non pas ce que l’usage a déjà sanctionné mais ce dont l’usage ne sait pas encore que cela lui est conforme. Autrement dit, penser ce qui n’a pas encore été pensé, ou penser comme si ce qu’on pense n’avait pas encore été pensé ». Ce que je traduis brutalement par ne pas faire le perroquet. Dans cette définition de Milner, ne voit-on pas se dessiner la position de Freud et aussi celle de Lacan c’est-à-dire une position que le psychanalyste peut et même doit s’autoriser à prendre et d’ailleurs, a-t-il le choix ?
Alors, Marc était-il autiste ? Je dirais qu’il était sur un mode d’organisation de sa personnalité qui n’avait pas pu se faire sur un mode psychotique. C’est la non-réponse à la pulsion invoquante qui avait primé sur l’absence de rencontre du signifiant dans l’Autre. Il y avait donc des traits autistiques sur fond d’une souffrance affective massive en tant qu’aucun objet stable, c’est-à-dire supporté par l’Autre n’avait pu advenir. Donc quand Marc investissait quelque chose comme objet, très vite il lui demandait de répondre à sa pulsion invoquante et quand il choisissait une chose comme réponse à sa pulsion invoquante, tr
ès vite il lui demandait de tenir une place d’objet, cela effectivement pouvait le rendre fou. La question de la voix comme primordiale me semblait posée, mais vous entendez bien que si la voix peut se poser comme objet primordial, cet objet n’est pas de l’ordre de ceux qui adviendront ensuite. Cela signifie-t-il qu’il ne pourra y avoir d’objet ensuite, eh bien non, mais ces objets n’auront pas un statut comme celui qu’on appelle ordinairement un objet . Je me suis dit que l’objet n’avait pas pu trouver consistance, coloration mais qu’il pouvait se présenter comme une « carcasse » qui pourrait être à la fois un lieu où l’on pourrait se loger et le signe de la mort, c’est le poste de radio qui m’a fait penser cela. Est-ce le contenu où le contenant qui manque quand les deux ne sont pas en accord ? (Je laisse volontairement de côté la question de la Bejahung et du trait unaire qui là nous seraient d’un certain secours). Pour Marc, j’ai pensé à un objet autistique transitoire qui pourrait nous aider à approcher un peu mieux la question de l’objet autistique qui est à la fois non-objet car pas détaché du corps et signe d’objet puisqu’il est quelque chose de hors corps. Alors un moment essentiel du chemin de Marc c’est quand la voix a pu passer du poste à l’interphone et donc quand la voix a pu être ma voie ou que ma voix pouvait devenir celle du poste , c’est à ce moment-là que les stéréotypies se sont considérablement réduites au point de s’intégrer dans le quotidien sans le gêner.
Cet objet dont Marc ne cessait de constituer la carcasse sans jamais y trouver un rapport charnel autorisait malgré tout une certaine possibilité d’exister mais à condition que l’occurrence d’un « écho intérieur » reste comme le moteur existentiel qu’il ne faut plus arrêter sinon la sensation de mort c’est-à-dire de non-vie reprendrait son influence, d’où le sentiment que l’on peut parfois avoir que cela tourne à vide, alors que c’est un plein maximum possible qui est en jeu et qu’il faut changer ça au risque de sur-activer le vécu de mort.
Donc carcasse de l’objet ne veut pas dire que l’objet est mort mais que c’est la place qu’il doit occuper qui est morte, faisant que ce dernier ne laisse pas de trace reconnaissable dans le psychisme, ce à quoi répond l’effroi et le risque pris à désirer qui serait alors le risque de la mort.
Faillite de l’objet ? Place vide d’un objet qui s’y serait tenu ? Place possible pour un objet mais qui ne le contient pas ? Il a fallu que je bricole avec tout cela, pas en me référant à une théorie mais en vivant une aventure transférentielle et me disant une fois encore que la seule efficace que puisse avoir un psychanalyste, c’est avec un analysant de s’autoriser à….bricoler.
Michel FERRAZZI