Michel Ferrazzi "Le virtuel et le fantasme"."
Il m’a semblé que dans ma pratique, au quotidien, j’entendais certaines choses se répéter et des interrogations me sont venues que je vais partager avec vous aujourd’hui. En y repensant après coup, je me suis dis que cela avait commencé il y a quelques années mais qu’une tendance à la généralisation ou du moins une augmentation de fréquence perceptible de ces éléments pouvait confiner à la banalisation et pouvait faire question, au moins à un psychanalyste. Je donne quelques vignettes cliniques qui vaudront mieux qu’un long discours :
– Un analysant arrive effondré à sa séance et il dit : « Ma femme me fait un scandale parce qu’elle a découvert que sur internet, j’étais en relation avec des femmes par un site de rencontres. Je ne me cachais pas, je n’ai même pas codé mon ordinateur, je ne fais rien de mal, je tape des trucs sur un clavier et j’en lis d’autres sur un écran, il n’y a pas d’images, ces femmes, je ne les connais pas, je ne les rencontrerai jamais, c’est clair. On s’amuse comme ça. Ma femme dit qu’elle est blessée, qu’elle n’a plus confiance et patati et patata… Je ne l’ai jamais trompée ! Alors je lui ai dit que quand elle dormait et qu’elle rêvait ça devait être bien pire que parce que là, les images, elles y sont ». Et il rajoute : « Si elle connaissait mes rêves qu’est-ce que ce serait ! Elle m’a répondu que quand elle rêvait elle dormait et qu’au réveil elle ne s’en souvenait plus. Qu’est-ce que ça change ? ».
– Un adolescent demande à venir parler, il appelle lui-même avec l’accord de ses parents. Il ne va pas bien, il ne sait plus où il en est, sa scolarité est en déroute (il est en première S) alors qu’il y a peu, cela se passait sans problème. Il n’est pas consommateur de haschisch ou autres psychotropes. Ce jeune homme a décidé de parler et il parle. Il avait une relation amoureuse avec une fille de son âge, tout allait bien, il la recevait chez ses parents à lui où ils pouvaient dormir ensemble, elle le recevait chez ses parents à elle où ils pouvaient faire de même. Cela a duré un an et demi et puis il y a eu chez lui une chute de libido soudaine et massive. Il n’avait plus envie ni d’elle ni des autres. Ils se sont séparés, elle est partie avec un autre, il est effondré, se sent effondré à l’intérieur de lui, pas parce qu’elle l’a quitté mais parce qu’il ne sait plus ce qu’il veut et même parfois, si il ne veut pas plus rien comme il le dit fort bien. Je lui propose, s’il le souhaite de parler de leur vie sexuelle passée. Il s’anime et dit : « c’était le pied, on s’entendait super bien, on adorait regarder des pornos ensemble, ça nous excitait et ensuite, on essayait de faire pareil ». Je lui demande alors si au plan sexuel il pense avoir pu découvrir ou inventer quelque chose avec sa partenaire, comme créer un code amoureux propre rien qu’à eux. Il me regarde totalement éberlué et il dit « C’est quoi ça ? » Je lui dis que c’est certainement ce qui lui a manqué dans cette relation et qu’on appelle « son désir propre ».
– Lui : « Alors nous c’était quoi ? »
– Moi : « Du recopiage, la pulsion dominait alors que le désir était là mais pas entendu, dominé par autre chose et alors que ce soit vous, elle, ou n’importe qui d’autre cela aurait été pareil ».
– Lui : « ah oui, inventer quelque chose juste pour nous ».
Un enfant de sept ans et demi est amené par ses parents. Il a tendance à être agressif sans raison, puis à pleurer dès que ses parents le reprennent sur sa conduite. D’ailleurs, lors de cette première séance il pleure, j’ai envie de dire qu’il chougne. Les parents sont désemparés. Cet enfant en tête à tête refuse de dessiner mais accepte de parler (c’est plus facilement l’inverse que l’on rencontre habituellement). Nous parlons de l’école, des sports qu’il pratique, de ses copains mais chaque fois que j’aborde la question de ses activités à la maison quand il ne fait pas ses devoirs, il esquive mes questions et passe à autre chose. Je sens que je tiens un fil sans bien savoir lequel :
– moi : « vous avez une DS ? »
– lui : « Non »
– moi : « Une console de jeu ? »
– lui : « Non »
– Moi : « Vous avez une tablette ? »
– Lui : « Oui…euh non…. Ma mère me prête la sienne. »
– Moi : « Alors qu’est-ce que vous faites avec la tablette ? »
– Lui : Rien…et il pleure.
Ce jeune garçon est allé sur un site pornographique, pas longtemps, le temps que sa mère qui est très vigilante intervienne. Il ne sait pas dire ce qu’il a ressenti face à ces images mais depuis, il ne sait plus comment se tenir dans la rue, il ne peut plus regarder les gens dans les yeux et il s’énerve très facilement. Il y a eu effraction psychique et comme dans les deux situations précédentes même si c’est sur un autre mode la culpabilité n’a pas pu tenir sa fonction protectrice. Quand quelques séances plus tard nous discutons de ce qu’il sait sur la naissance des enfants, il s’avère qu’il n’en sait pas grand’chose voire rien du tout. Il n’a pas fait le lien. Là encore, quelque chose du sujet se trouve exclu de ce qui est vécu. Cela s’appelle, je pense, un traumatisme. Le problème, c’est que quelque chose revient malgré le sujet dans la répétition du perçu et cela vaut pour la violence comme pour la pornographie.
Ces situations en fait sont multiples et tendent à envahir l’espace de nos cabinets. C’est là, me semble-t-il que se pose la question sous-tendue par le titre que je vous propose. Le virtuel peut-il tenir lieu de fantasme ou au contraire, le tient-il à distance ?
La question qui m’est venue est alors : à quelle période de la vie le fantasme se constitue-t-il ? Ce n’est pas une question facile et ce n’est pas aussi repérable que pour le refoulement par exemple. Il s’agit pour le fantasme d’un processus en plusieurs temps me semble-t-il. On peut avancer que durant la période précédant le refoulement, le terreau du fantasme est préparé par le rapport privilégié à un ou des objets. C’est certainement là que se joue une forme de fixation à un objet qui en passera par le refoulement. Cela me fait associer ce qui suit qui peut paraître déplacé mais qui pourtant est essentiel :
– Freud a inventé l’inconscient freudien. Si celui-ci est partie intégrante de la structure psychique humaine, il ne se rencontre que de façon in-sue, dans des manifestations qui font vaciller le sujet. L’analysant, au décours de la cure, doit découvrir puis accepter de savoir qu’il a un inconscient. Dès lors, l’inconscient existe et reste non épuisable et toujours actif mais mieux repéré dans ses manifestations et ses effets.
– Lacan a inventé l’objet « a ». Si celui-ci est partie intégrante de la structure psychique humaine, il ne se rencontre que de façon in-sue dans des manifestations qui font vaciller le sujet et ne le satisfont que de façon transitoire et imparfaite. L’analysant, au décours de la cure, doit découvrir et accepter qu’il est porteur d’une instance, « l’objet a » cause du désir. Dès lors, « l’objet a » existe et il reste non épuisable et actif mais mieux repéré dans ses manifestations et ses effets.
Nous pouvons donc dire que dans un premier temps, pour advenir, le fantasme doit pouvoir s’appuyer sur ces deux instances que sont le refoulement et l’objet « a », donc l’inconscient.
Et ensuite ? C’est certainemen
t moins facilement repérable, il y faut une certaine connaissance de la chose sexuelle et aussi une certaine pratique, ces deux éléments faisant la condition pour qu’une cohérence s’établisse entre le premier moment de la prévalence d’une forme de l’objet et ce qu’autorise la réalisation possible de la vie sexuelle.
Il m’est arrivé à plusieurs reprises de recevoir des hommes ayant autour de 45 ans, qui étaient restés fixés à leurs parents ou à leur mère, qui s’investissaient dans la vie communale ou associative de leur commune mais qui ne s’étaient pas mariés voire n’avaient qu’une vie amoureuse très réduite. Suite au décès de l’un ou des parents, se retrouvant seuls, une angoisse les prenait. Ils étaient sollicités par la gent féminine (peut-être pas plus qu’auparavant mais cela était perçu de façon plus aigüe) et ne savaient que faire. Dans tous les cas, l’angoisse a cédé quand ils ont pu se dire que ce n’était pas obligé d’avoir une compagne même si la solitude était parfois plus lourde. Je pense que chez ces hommes, le deuxième moment du fantasme que je repère plus haut reste en suspens. Disons alors que pour certains, ce sera un peu tôt, la fin de l’adolescence par exemple et pour d’autres un peu tard, l’âge de la retraite par exemple et pour d’autres jamais que l’accès à ce deuxième temps aura lieu. Par contre, peut-on imaginer un « jamais » du fantasme dans une liaison entre les deux temps de son histoire ou faut-il évoquer un fantasme ignoré, comme si les rideaux de l’autre scène ne s’ouvraient pas ? Je laisse cette question ouverte.
Nous pouvons alors mieux comprendre comment l’accès aux images que j’appelle virtuelles (le terme est-il bien choisi ?), si comme pour ce jeune garçon, se produit alors que l’objet « a » est mal repéré, que le refoulement est en cours et que ces deux éléments le privent de jouer avec ses théories sexuelles infantiles, ses perceptions et ses questionnements, qu’il va alors se trouver confronté à des sollicitations qu’il ne pouvait pas même imaginer et qui peuvent avoir un effet de dissociation entre le sujet, son corps et son désir. Il en va de même avec l’adolescent dont je parlais mais sur un autre mode. Lui avait une connaissance et une pratique, mais dès le premier contact corporel, le premier baiser, ce sont les images pornographiques perçues à l’écran qui sont venues (pas même comme une scène primitive) et auxquelles lui-même et sa partenaire se sont pliés sans réaliser qu’ils n’y étaient pas vraiment et que leur sentiment s’en trouvait relégué. Chez cet adolescent qui, je crois, aimait cette fille, cela a provoqué une espèce d’effondrement. Se sentir satisfait sans avoir désiré ou pire désirer et trouver une réponse étrangère à son désir, c’est peut-être approcher la mort. La satisfaction peut alors être équivalente au traumatisme.
Une autre question qui appelle une réponse en lien avec la clinique se pose alors : pourquoi cela peut-il créer un désordre chez certains et pas chez d’autres ? Peut-on avancer que certains ont un fantasme bien en place et que le virtuel vient bien sûr les solliciter au plan érotique et émotionnel mais sans remettre en question ce fantasme, qu’il se trouve ou pas réalisé dans les scènes vues, ce n’est pas une autre scène qui est en jeu et qui sollicite le sujet au plan du scopique. Le problème commence quand cela vient à la place du fantasme ou comme fantasme. Ainsi cet analysant qui disait ne pouvoir se masturber que devant des films pornographiques, sinon, « cela le laissait tranquille » selon sa formule. Pour les enfants jeunes, il est évident qu’ils sont trop souvent sollicités trop tôt et au-delà de ce qu’ils peuvent intégrer au plan corporel et émotionnel. Cela peut avoir un effet d’effraction et de traumatisme, mais là se pose une autre question : Est-ce qu’un traumatisme précoce peut empêcher la mise en place d’un fantasme ? Une réponse systématique n’est pas forcément à attendre. On peut penser que pour certains il en ira ainsi alors que pour d’autres ce ne sera pas le cas.
Donc la question est de savoir si, par le virtuel, l’objet « a » n’est pas présenté sous une forme qui fait que le sujet ne peut plus s’y reconnaître. « S barré poinçon a » ne fonctionnerait plus systématiquement et de la même manière. Il y aurait une part du sujet qui pourrait accéder à « a » sans être barrée ? Cela est difficile à concevoir, même si le discours du capitaliste prône cela, c’est-à-dire la possession de l’objet non pas en tant que le sujet est barré mais en tant que justement, il ne le serait pas ou pire, qu’il ne pourrait plus l’être.
C’est du côté de l’objet et de son statut que peuvent se trouver des éléments de compréhension, en particulier en reprenant la fonction du trait unaire qui autorise à ce que la suite des objets à la portée du sujet puissent autoriser à ce que chacun d’eux se compte, au un par un, comme venant de l’Autre. Il y a alors une continuité, une cohérence qui permet que sujet désirant et objet se poinçonnent. Le virtuel ferait- il que des objets pourraient ne pas être ainsi comptés, si bien que la place de l’Autre changerait radicalement en n’étant plus celle qui privilégiant un objet va transmettre un signifié au sujet, une bonne forme de l’objet et inscrira ainsi ce sujet dans l’ordre signifiant. Le virtuel, lui, révélant un objet qui échappant au signifié produirait un effacement de l’Autre comme instituant de l’ordre signifiant et au contraire permettrait à des sujets de se « soulager » de la barre et de s’instituer eux-mêmes comme Autre non barré (c’est la canaillerie) ce qui produirait une « jouissance non arrimée » pour certains et, c’est la même chose, une angoisse étrange pour d’autres et c’est là peut-être que l’on peut déceler de plus en plus fréquemment dans la clinique, le fantasme qui semble relégué à un rang secondaire, n’opérant que de façon épisodique remplacé par une scène fascinante qui bloque son effet.
Je remarque en aparté que c’est sur ce schéma que s’appuie le discours capitaliste (vous devez vous faire vous-mêmes ; vous aurez ce que vous aurez bien voulu avoir ; quand on veut on peut etc.). Il n’est donc qu’une conséquence d’une modification structurale et non pas sa cause (c’est d’ailleurs à ce titre que sa qualité de discours est contestable et c’est aussi pour ça que l’on voit revenir en force des personnes engagées dans leur religion sur un mode qui semble plus de l’aveuglement que de la piété. Il faut bien remplacer l’Autre quand on tente de l’exclure).
Pour essayer de finir sur une note un peu rassurante, il existe une alternative à ce phénomène et j’en cite deux manifestations : la première, c’est une personne qui dirait ne pas pouvoir regarder des films d’horreur car elle se sentirait amenée sur un terrain ou elle n’existerait plus elle-même et aurait le sentiment de disparaitre. La seconde, c’est un patient qui ayant gagné au loto une somme conséquente, ne peut y toucher et dit : « Je me suis toujours dit que j’aimerais gagner au loto, c’est pour ça que je jouais mais je ne pensais pas que cela pourrait arriver et maintenant que c’est arrivé, je ne sais plus ce que je peux vouloir ».
Ce n’est pas toujours facile de tenir une place de canaille.