Michel Ferrazzi "Peut-on soutenir une notion de responsabilité face à l'inconscient"
Le terme de responsabilité tient une place plutôt discrète dans ce qui se dit dans les cercles psychanalytiques d’aujourd’hui. Est-ce à dire qu’elle va de soi ? De quoi un psychanalyste peut-il se tenir responsable et devant qui ? Voilà une question bien difficile. Il est sans doute plus simple d’essayer d’y répondre par ce qu’elle n’est pas :
– Le psychanalyste n’est pas responsable au même titre que le médecin dont la responsabilité est d’avoir mis en place des moyens quelque soit leur résultat. C’est donc sur les moyens qu’il sera éventuellement mis en cause. Peut-on déterminer en quoi un psychanalyste n’a pas fait ce qu’il aurait dû ?
C’est peut-être ce qui renvoie la psychanalyse à une « sous-médecine » pour certains ou à une « sur-médecine » pour d’autres. La psychanalyse se retrouverait alors au rang des nombreuses pratiques qui répondent à ce phénomène et qui, il me semble sont de plus en plus sollicitées. (Quand je me promène dans la petite ville où j’exerce, je vois fleurir des plaques, parfois amusantes, parfois inquiétantes. La dernière évoquait des « massages intuitifs »…
– Un autre point, c’est que le psychanalyste n’est pas responsable de ce dont l’analysant l’affuble, mais il en est redevable et de là dépend l’issue de la cure. Il a donc l’obligation d’être ce qu’il doit être et au bon moment.
Voilà ce qui m’est venu sur ce dont le psychanalyste ne serait pas responsable.
Le terme de responsable a une histoire. Selon Alain Rey (Le Robert, dictionnaire historique de la langue française-p 3210) « Responsable est un dérivé du latin responsum « se porter garant ». C’est un terme qui désignait l’homme ayant la charge à vie de payer à un seigneur la rente d’un fief ecclésiastique. Au 14ème siècle, ce terme désigne une personne devant rendre compte de ses actes au plan juridique et moral (….) puis il a pris le double sens de personne à qui on rend compte et de personne qui rend compte. Tardivement, sous l’influence anglo-saxonne, il a pris le sens psychologique de « sérieux, réfléchi » s’appliquant par métonymie à un acte ».
On trouve dans cette définition et à chaque période, un élément qui nous intéresse : se porter garant (mais de quoi ?) ; une charge à vie… Rendre compte de ses actes (mais à qui ?) ; et puis ce double sens de responsable en face d’une personne à la quelle on donne des responsabilités (dans quel sens cela se joue-t-il ?).
Par contre, une chose dont nous pouvons être sûrs, c’est que le contraire de responsable fait frémir plus qu’il ne rassure. Et si j’avais demandé : le psychanalyste est-il irresponsable ou pour utiliser la forme substantivée « est-il un irresponsable ? ». Nous ne nous sentons pas dégagés de l’embarras dans lequel nous pouvions être, mais certainement que la question mérite d’être posée et il m’arrive de me demander si un temps, une certaine mode peut-être, certains psychanalystes ne se sont pas présentés comme ça, irresponsables de leurs propos.
Cette définition nous indique que c’est assez tardivement que le terme de responsable fut associé à l’idée de culpabilité éventuelle, mais d’emblée je délaisse cette acception du terme qui, en particulier du fait de nos références théoriques risquerait de nous mener dans une impasse. Nous savons tous que l’on peut être coupable sans être responsable de rien de tangible.
Ce qui m’a animé dans ce travail, c’est que l’une des grandes difficultés de la psychanalyse est la dimension surmoïque qui pousserait à encadrer rigoureusement le dispositif. C’est là certainement une conséquence du complexe d’Œdipe, du refoulement et du roc de la castration. En quoi une telle organisation nous éloignerait-elle d’une éthique ? D’abord parce qu’elle signifierait qu’une analyse et une analyse didactique ne sont pas garantes de l’instauration du psychanalyste. Il faut y rajouter des barrières. Ensuite parce que le dispositif et sa stricte application déchargerait le psychanalyste (partiellement il faut l’espérer) de sa responsabilité car si il a fait ce qu’il faut dans les règles établies ce serait un psychanalyste. Cela ne serait-il pas ramener la pratique au cadre comme garant de l’analyse ? Le seul garant de l’analyse n’est-il pas le psychanalyste et n’est-ce pas lui qui est garant du dispositif et pas l’inverse et qui accepte d’être pour l’analysant en réponse à sa demande, ce qu’il a identifié comme une réponse possible, serait-ce une non réponse pour les uns et une réponse inattendue pour les autres, chaque cure s’inscrivant alors dans une particularité.
Il est donc dès lors très difficile et encombrant, voire embarrassant de vouloir prendre en compte ce terme de responsable ou de responsabilité car la dérive nous guette. Faut-il pour autant le rejeter ? C’est je pense ce qui a amené Lacan à proposer un autre abord de cette question à partir du désir et d’un objet de la psychanalyse qui, dans son essence serait carence. Lacan se dit « rigoureux, très rigoureux » (Silicet 6/7 p9).Cette référence au désir ne s’oppose donc pas à la rigueur, au contraire si l’on entend bien ce qu’il dit quand il dit de ne pas céder sur son désir, indication qui prend une valeur pratique en tant que moyen le plus sûr pour qu’il y ait de l’analyste. Lacan quand il dit cela sait très bien qu’il assure une conception autre face à ceux qui l’ont « excommunié » et à ce titre, il reste responsable au plein sens du terme de ses apports théorico-cliniques. Mais pour les « élèves » les « suivants » de Lacan que nous sommes, ce discours sur le désir ne risque-t-il pas de prendre une dimension d’injonction et d’une certaine orthodoxie, c’est-à-dire de devenir surmoïque à son tour en tant qu’il serait du registre d’un discours à fins de modifier une pratique ou de la fixer et qui ferait que ce désir deviendrait une donnée fixe, établie et par là, indéterminée même si toujours en question. On peut imaginer un psychanalyste disant : « Vous comprenez, dans cette institution, ce n’était pas le bon désir qui circulait alors maintenant, je cherche une autre institution où ce sera le bon, celui que Lacan a défini ».L’injonction serait alors : « Tu désireras comme je te l’ai enseigné ! » et ce fameux désir serait alors un produit fini que l’on a ou que l’on n’a pas et commencerait la traque de celui qui l’a pour se grouper derrière lui….
Les dispositifs sur la pratique tels que nous les connaissons à Analyse Freudienne tendent certainement à faire en sorte de repérer ce qu’il en serait d’un désir propre à chacun afin de tenter de palier à la fermeture sur la prime injonction « Désire et ne fuis pas ! ». Toutefois, il est difficile de ne pas détecter parfois un ton, une formule qui semblent « resservir » quelque chose de l’imposition surmoïque. La psychanalyse en tant que telle ne peut donc pas être garantie par un dispositif institutionnel, un cursus, une reconnaissance, cela semble inhérent à son essence qui est l’inconscient. Seul le psychanalyste peut se porter garant, devant d’autres psychanalystes, qu’il a fait son possible et parfois son impossible pour qu’il y ait de l’analyste et qu’il espère faire cela mieux et plus longtemps. C’est là sa responsabilité.
Dans « L’acte analytique » Lacan établit comment l’acte n’est pas un temps T bref et fulgurant, mais l’ensemble de ce qui amène le psychanalyste à se tenir à sa place face à un analysant. Pas de se tenir à une place mais de se tenir à sa place, celle-ci n’étant possible qu’en tant que le psychanalyste amène l’analysant à se tenir dans un espace-temps où le sujet est suspendu, déterminant ainsi la double dimension de la place du psychanalyste et de la place d’un psychanalyste. Jamais de général sans p
articulier.
C’est à la lecture de ce séminaire avec les collègues de Grenoble que m’est venu ce terme de responsabilité et de ce qu’il pouvait recouvrir concernant un psychanalyste, pour peu qu’on lui prête une incidence possible, ce qui m’a semblé loin d’être acquis tant il me semblait que cela pouvait surtout provoquer des réactions de suspicion ou d’évoquer une position rétrograde voire a-lacanienne.
Je vais donc maintenant essayer de me livrer à certains travaux pratiques. Je prends la situation où au terme de responsable on rajoute celui de société. De quoi le psychanalyste est-il responsable face à la société et quelle place politique peut-il occuper ? Ce n’est, là encore pas une question simple et toute réponse, qu’elle aille dans un sens ou dans un autre est problématique. La société n’est pas une psychanalysante, loin s’en faut et elle ne le sera jamais car elle renforce plutôt la dimension de sujétion et suit son évolution en interaction avec le sujet. Elle lui impose peut-être des choses mais il lui en impose tout autant. In fine, la société suit le sujet. Si Freud nous a appris quelque chose en ce domaine c’est cela, alors que Jung prenait une autre voie. Alors, quel discours le psychanalyste peut-il tenir face à la société ? A mon sens, aucun ! Peut-être, à l’occasion parler de la psychanalyse, son pouvoir et ses effets comme une alternative possible car c’est comme cela que c’est entendu : du temps de Freud, alternative à la morale et à la religion, aujourd’hui alternative à la science ? Mais alors, ce discours, d’où est-il tenu ? Ne prend-il pas le risque d’être dans l’explication, la revendication, ou pire, une certaine sorte d’interprétation généraliste qu’on attend de lui comme un message « intelligent » et « déroutant », une certaine logique qui rejoint une dimension pré-établie, surmoïque car au risque d’être dogmatique et qui, de plus part dans les limbes car elle est sans adresse (les limbes, ce lieu où allaient les enfants morts sans avoir été baptisés). Il y aurait peut-être une position politique assurée qui serait que le psychanalyste refuse tout ce qui pourrait mettre en question le dispositif analytique. Par exemple que ce ne soit pas remboursé par la sécurité sociale (je vous rassure, il n’y a pas de risques) mais tous seront-ils d’accord et certains n’en vivent-ils pas déjà un peu ? La question des listes, de la reconnaissance de « être psychanalyste »….. Sommes-nous certains que nous serions tous référés à la même instance, à la même psychanalyse et pour tout dire à un même effet de la castration ?
Bien sûr, le psychanalyste peut aussi se taire. Cela signifie-t-il qu’il n’est pas concerné ? Que cela ne touche pas à son champ spécifique et qu’il reste loin de ces influences sociales qui, quand même, font souvent sa clientèle ? Non, il a aussi certainement quelque chose à en dire, mais quoi et comment ? Et d-où ? D’où ramener au plan manifeste la question de l’inconscient dont on ne peut rien dire en dehors de la cure, sinon qu’il existe ou citer des situations où cela a donné un résultat qui sera entendu comme une anecdote ou comme un exemple, mais pas comme une preuve ?
Maintenant, au terme de responsable, rajoutons celui de patient, pas encore analysant. Je reçois de plus en plus de personnes qui, lors des premiers contacts avec des psychanalystes se sont sentis et là je reprends leurs termes : « Pas écoutés ; humiliés ; maltraités ; et même insultés ». Bien sûr qu’il y a une certaine violence de l’analyse qui est liée à la fonction du signifiant, mais ce n’est pas une violence du psychanalyste. Il n’en est pas responsable dans le fond même si c’est de sa responsabilité que celle-ci se manifeste. C’est comme si d’emblée, ces psychanalystes n’ avaient pas respecté la règle d’abstinence, mettant en jeu une attitude vécue comme de jouissance aux dépens du demandeur. Ne pas répondre, ce n’est pas « envoyer promener ». Le psychanalyste ne peut pas faire que le couple analyste-analysant se tienne exclusivement dans le champ de l’inconscient. On se dit bonjour, on s’installe, on modifie parfois le rendez-vous et les analysants sont parfois sollicitants dans ces moments-là. Le psychanalyste n’a pas à vouloir les effacer (comme ce collègue qui de son fauteuil appelle les analysants et les laisse s’installer sans leur dire bonjour), mais plutôt à savoir y faire avec, c’est-à-dire à ne pas se laisser embarquer par l’analysant qui traîne pour payer, commente un tableau et éviter toute gratification, mais aussi toute rebuffade. Si le psychanalyste est assez sûr de sa position, il peut aussi parfois en dire quelque chose qui serait en lien avec la cure : « Vous aviez plus de mal à parler quand vous étiez allongée » ai-je dit récemment à une analysante. Brutalité de ma part ? Attaque au cadre ? Je pense que ma responsabilité de psychanalyste ne s’arrête pas quand j’ai quitté mon fauteuil, même si ces deux temps ne se superposent pas, ils sont sensés être en cohérence. Que disent donc ces personnes lors de nos premières rencontres après une expérience dévalorisante ? Que cet analyste qui les a reçues n’était pas sûr de pouvoir advenir à la bonne place au bon moment, qu’il s’y mettait d’emblée sans avoir pour cela besoin de l’analysant, « qu’il n’était pas clair ; qu’il jouait un personnage… » autres commentaires entendus à ces occasions.
Auprès de l’analysant, la responsabilité de l’analyste serait de soutenir que le sujet puisse s’effacer un temps, être malmené par la rencontre avec son insu mais que justement, l’analysant ne se sente pas coupable de cela mais dans une responsabilité partagée de son inconscient. Partagée parce qu’alors, la façon dont l’analyste va assurer le transfert sera prépondérante dans l’instauration d’un entre-deux. L’analysant se découvrant tel qu’il ne se croyait pas et l’analyste venant à une place inattendue (du moins avant une certaine expérience de l’analysant) en interprétant. Si cette responsabilité, le psychanalyste est le seul à pouvoir la soutenir, il ne peut pas la soutenir seul. Pour ce faire, il a besoin d’un analysant.
Voilà pourquoi il me semble qu’en dehors de la cure, le psychanalyste est en situation périlleuse, que ce soit dans l’avant ou après séance, face à un groupe de personnes intéressées mais pas analysantes ou face à un journaliste etc….Peut-être que là le relais de l’association est indispensable et que parler en tant que membre d’une association de psychanalystes dégage de ces questions.
« Montrer, raconter, expliquer et si faire se peut…interpréter » traduit Wladimir Granoff de Freud ( « Le désir d’analyse » Aubier p20). Il y a là c’est sûr une position de psychothérapeute et de politicien (bien compréhensible dans la situation où était Freud à cette époque) qui précèderait logiquement un acte d’analyste tel que défini aujourd’hui.
Il me semble que je suis en train de dire, dans l’élan de mon texte : « Si faire se peut interpréter » chaque fois que l’analyste a pu en établir les conditions, « montrer, raconter, expliquer » sont d’une autre responsabilité, certes importante mais au risque d’en détourner la responsabilité de l’analyste.
Voilà, répondre, être responsable de, il n’est pas question dans cette intervention d’un rappel à un ordre qui aurait une consistance surmoïque, mais bien d’affronter un vocable qui, en lui-même est devenu porteur d’une acception a-analytique, il s’agit donc de s’en dégager, pas pour le rejeter mais pour y entrer par une autre voie, celle que Lacan a dégagée en respectant la rigueur et l’exigence telle qu’il les définit.
Michel Ferrazzi.