Miguel Vallim "Une place pour la différence à l'école réguliere : Gordon Matta-Clark et quelques métaphores de l'inclusion scolaire"
Il y a plusieurs places à partir desquelles on peut parler d’inclusion scolaire: la place du professeur, du psychologue, du psychanalyste, du psychiatre, du législateur… des visions multiples non complémentaires, mais qui, parfois, essayent de se rapprocher. Tous ces discours et leurs pratiques se mettent en contact avec l’école quand celle-ci ouvre ses portes aux enfants qui, il y a quelques décennies, serait hors ses murs.
Je pense que l’inclusion est la rencontre d’un enfant avec son école. C’est dans le quotidien d’une école que cella peut se produire : à chaque prise de décision de l’équipe, à chaque lundi et à chaque récréation, la rencontre des enfants porteurs de difficultés de développement et leur école devient possible ou non.
Je vais, ici, essayer de parler de l’inclusion du point de vue de l’école, du point de vue d’une école particulière. De l’inclusion vue depuis l’intérieur des murs de cette institution qui soutient et est soutenue par cette opération discursive qui fait d’un enfant, un élève. Cette même institution qui, tout au long de l’histoire, s’est constituée par la création d’enfants « spéciaux et qui dès lors s’occupe du retour de ceux qui, à présent, elle doit appeler ses élèves.
Je commence, donc, par une courte présentation de l’oeuvre de l’artiste de New York, Gordon Matta-Clark, et je continue avec les considérations à propos du temps, de l’espace, de la production et de l’évaluation et la manière dont ces quatre piliers fondamentaux peuvent se réarranger à partir du moment où l’école accueille des élèves porteurs de graves difficultés de développement.
À la fin, par le récit d’une scène scolaire, je cherche à illustrer le mode dont cette conception se traduit en actions dans le quotidien scolaire.
Gordon Matta-Clark, les images et les concepts.
(l’image sera bientôt là)
L’œuvre de Gordon Matta-Clark se présente d’une façon particulière et assez personnelle dans cette intervention. Il y a des risques impliqués dans «l’utilisation » d’un artiste et de son travail, comme ça, en dehors de son contexte et des discutions autour de l’histoire de l’art. Tout ce que l’art ne doit pas être est la simple illustration d’un concept, accessoire d’idées pré-décidées.
Ce ne fut pas la recherche d’une élégante épigraphe ou d’une belle image pour illustrer la présentation qui a motivé la rencontre de Gordon Matta-Clark avec l’univers scolaire. Ce sont des images qui ont géré des idées, d’autres « issues » pour les questions scolaires. Des images qui font partie d’un parcours de construction conceptuelle toujours en train de se faire.
Ce sont des temps très différents vivant ensemble : le temps du faire des enseignants et des élèves, le temps des changements institutionnels et le temps de la formulation conceptuelle.
Gordon Matta-Clark (1943-1978) retrouve de vieux immeubles abandonnés de la ville de New York des années 1970 nous offrant, notamment, de nouveaux vides. Il enlève, sculpte, ouvre des espaces. Il illumine : il donne de nouvelles lumières et d’autres ombres. Des scies, des massues et tout un arsenal qui pourrait bien servir à une entreprise de démolition rencontrent, avec une certaine délicatesse, les immeubles alors abandonnés. Des débris, des fragments, des décombres et de la poussière en sortent. Les murs sont détruits et des dalles sont arrachées. La structure est toujours là, l’immeuble est debout… La circulation, pourtant, est déjà tout autre.
D’une certaine manière, l’œuvre de Gordon Matta-Clark nous invite. Sous forme d’images assez frappantes, elle nous fait réfléchir à l’espace urbain, à la mobilité sociale et à la circulation possible dans la société contemporaine. L’ancien immeuble, après la rencontre avec Gordon Matta-Clark, est autre, la ville, dorénavant, ne peut plus être la même.
J’ai accepté son invitation à partir de l’institution scolaire. Que reste-t-il? Qu’est-ce qui peut, et qu’st-ce qui doit tomber pour que l’école puisse accueillir les enfants « différents »? Qu’est-ce qui, dans sa structure, peut tenir debout? Qu’est-ce qui peut être découpé, arraché et ventilé, lui permettant d’être ‘école’, sans que, pour autant, elle soit la même école d’avant? Parce ce ne serait plus possible…
Quelques piliers de l’école : le temps, l’espace, la production et l’évaluation
Le temps
Il y a plusieurs cycles scolaires autour desquels s’organise la vie des enfants, leur quotidien : le jour ouvrable, les semaines ouvrables, les bimestres, les années scolaires, outre les grands cycles (au Brésil, l’Éducation Infantile, l’Enseignement Fondamental et l’Enseignement Moyen). Des cycles organisant et contrôlant le flux de ceux qui sont à l’école. Ils marquent des espaces, imposent des plannings d’activités, les buts et les objectifs pour enseignants et élèves. Des cycles imposant des contenus, établissant des identités, marquant des places : soit on est en 3e année, soit en 4e, soit on est de la 3e année, soit on est de la 4e. Il est à l’enseignant de faire le suivi des processus (et du progrès de façon sous-jacente, attendu et souhaité) de ses élèves au fil des jours et au long de toute une année. Dans une logique presque industrielle, à chaque année une partie de la formation serait ajoutée, jusqu’à ce que les cycles soient complets et le travail de l’école soit conclu. Des cycles marquant des regards, attribuant des responsabilités et limitant des possibilités de lecture.
Les enfants « différents » nous convoquent à travailler sous un autre temps, très distinct du temps projeté et prévu avant de l’entrée des enfants dans la classe. Un temps qui demande un autre regard et d’autres intentions, un temps pouvant comporter même l’imprévisible, ce qui ne peut être planifié ou attendu.
C’est le temps de la construction et de l’attribution de sens à l’entrée de ces enfants à l’école, un temps qui peut demander plusieurs années, durer quelques minutes ou n’être qu’un instant fugace. Un temps qui peut également n’arriver jamais.
L’espace
Il y a la sale désignée pour chaque classe ou chaque discipline, la chaise désignée pour chaque élève, la table du professeur, la table des repas. Des places fixes, rigides, des places qui devront être occupées par les acteurs à chaque cycle. Des lieux qui les précèdent et qui y resteront, an après an. Des places dont certains élèves insistent à ne pas en occuper. Leurs corps indomptables se lèvent à tout instant, envahissant l’espace des collègues et des autres classes, sortant des sales, s’accrochant aux portes et aux portails, sautant par les fenêtres, se battant contre les murs.
À l’enseignant, généralement, une question se présente sous forme de dilemme : je privilégie le travail sur lui ou avec la classe? Une question révélatrice, qui réaffirme la place de l’exclusion. Une fausse question, qui essaye de garder les discussions sur les mêmes bases usées. Parfois, cependant, c’est la seule question possible à l’éducateur.
La production et l’évaluation
L’école d’aujourd’hui, tributaire d’une institution qui a participé à la constitution de la pédagogie en tant que science, garde vivante la pratique examinatrice, visant « caractériser l’aptitude de chacun, à situer le niveau et les capacités, à indiquer l’utilisation éventuelle qu’on peut en faire [de l’élève] » (FOUCAULT, 1987).
Ce que l’école désigne généralement comme production concerne la capacité de l’enfant à se prêter à ce
tte évaluation par moyen de son travail. À la possibilité de se « donner à voir » aux yeux des maîtres au cours des processus d’apprentissage. Si un enfant ne s’assied pas et formule des hypothèses sur l’écriture, si au long de l’année il ne dessine pas une figure humaine plus proche à la « réalité » de façon progressive, s’il ne montre pas, de plus en plus, ses connaissances des chiffres et des opérations mathématiques, s’il ne devient chaque jour plus comporté et coopératif, il s’agit alors d’un enfant qui n’évolue pas dans son scolarisation. S’il ne fournit pas les documents pour en dire de son évolution, de son développement scolaire, il ne produit pas. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne produit rien, mais il ne produit pas ce que l’école souhaite a priori. Ou alors : il produit des ruptures, des fissures, des angoisses partout. Il peut produire du mouvement, mais pour cela il faut que chaque école crée ses propres outils, permettant de lire et d’accompagner le parcours de ces étrangers habitant dorénavant son espace.
Loin de penser que les angoisses sont à éviter et à endiguer, l’école qui se propose à accueillir des enfants qui inscrivent la différence de façon aussi radicale doit être capable de se formuler des questions assez fondamentales. Si elle veut tenir debout, elle doit « laisser tomber » une bonne partie d’elle même.
Une proposition d’intervention institutionnelle
Un jour, questionné sur le rôle de la géométrie en son travail, Matta-Clark dit que les droites, les sphères et les cônes, les vides des immeubles avant abandonnés, lui sont plaisants, car ils permettent une plus grande « lisibilité » des espaces. Et c’est une image qui nous intéresse.
Il me semble que l’école doit construire des mécanismes pour permettre de « lire » le parcours de ces élèves, c’est-à-dire, regarder et attribuer du sens pour ce qui se passe avec eux dans les espaces.
Des psychanalystes manient des concepts tels que le « Transfer », le « Sein », l’ « Objet transitionnel » ou le « Surmoi » à partir desquels ils discutent la métapsychologie, le développement, la psychopathologie et les traitements possibles. Ces concepts permettent de « lire » beaucoup de ce qui se passe, par exemple, au sujet de la constitution psychique d’un enfant psychotique ou autiste. Il faut offrir des conditions aux enseignants pour qu’ils puissent lire le parcours de leurs élèves, sans, pour autant, avoir à devenir des psychanalystes.
Pour offrir ces conditions, nous avons alors proposé la création d’un nouveau poste, que j’occupe aujourd’hui, ayant toutefois une certaine indéfinition en son contexte… Il se définit, d’une certaine façon, par de nombreuses négatives et quelques propositions. Je n’ai pas de sale, pas de classe, je n’ai pas un horaire fixe à l’école, je n’appartiens à aucune équipe de façon permanente : je travaille surtout dans les couloirs et dans les espaces vides, entre les cours et d’autres réunions.
Je vois d’autres professionnels qui orbitent l’école (psychanalystes, orthophonistes, professeurs particuliers…), je leur transmets les historiques de ces élèves, je passe d’une année à autre et je participe à quelques moments de décision importants. Parmi ces moments, j’en ai choisi un pour illustrer notre façon de travailler et pour montrer combien ce travail peut influencer nos choix à l’intérieur de l’école :
Kimi était une fille de neuf ans, dans la troisième année, un peu plus âgée que les enfants de sa classe, car elle était arrivée à l’école avec un an de retard. Plus grande que ses collègues, elle avait cependant des intérêts personnels très différents du reste de la classe : tandis que, le long de l’année, la classe étudiait « l’eau et son utilisation », Kimi ne s’intéressait que par « Turma da Mônica » et par le lapin « Sansão » (l’animal en peluche de ce personnage infantile très populaire parmi les petits enfants au Brésil).
Elle était l’enfant d’un couple d’étrangers, dont le père était un cadre d’origine orientale, et la mère, européenne. Kimi était née dans un pays de l’Amérique latine, pendant une période de travail de son père. Ils vivaient alors au Brésil, peut être en définitif, peut être pas.
Elle était très appréciée dans sa classe. Elle avait des amis et avait passé la nuit, pour la première fois, chez une copine. Ses particularités semblaient amuser ses collègues, plus que ne constituer une gêne au travail, mais en fait, du point de vue pédagogique, Kimi ne participait point aux études collectives. Toujours autour de l’alphabétisation, elle n’était pas intéressée aux questions scolaires ni par l’écriture. Quelque chose ne faisait pas de sens ni pour elle, ni pour ses enseignants. Elle semblait parfois se résigner et accepter de formuler des hypothèses sur le système d’écriture, mais pour une raison quelconque elle n’avançait pas. Il était affligeant de voir son travail scolaire et de constater cette stagnation. Ne pas réussir à lui apprendre à lire représentait une blessure pour l’école et sa mission.
À la fin de l’année, l’équipe semblait être confrontée à un dilemme : nous devrions décider si Kimi suivrait sa classe ou si elle devrait redoubler la troisième année, en raison de ses acquisitions très limitées. Les défis seraient « trop importants pour elle » (comme si ceux de la troisième année ne l’étaient pas…)
Nous avons enfin décidé pour l’admission. Le bon rapport aux collègues a été utile dans cette décision, mais surtout le fait de reprendre nos espoirs concernant son contact avec l’écriture : dans la quatrième année, l’axe thématique est désigné comme « Trajectoires et Déplacements », ce qui me semblait se rapprocher des questions centrales pour Kimi, par son histoire de vie : des hypothèses et des paris.
Au cours de cette année, elle arrive un jour troublée : elle pleurait, se jetait par terre, refusant de ranger son matériel et d’entrer en sale. Personne ne comprenait ce qui se passait et nous ne savions pas que faire.
L’enseignante la prend à part et l’élève peut alors lui raconter ce qui se passait : elle était triste, car elle avait fait « de vilaines choses » et « avait été reprochée par sa mère ». Suite à quelques minutes de discussion, elle a dit qu’elle avait trompé sa mère et le prof de natation pour rester plus longtemps dans la piscine. En plus, elle avait réveillé son petit frère qui dormait dans la voiture… De petits délits qui ont assumé des proportions gigantesques.
Son enseignante a eu la très bonne idée d’envoyer un mail à la mère de Kimi (ce qui n’est pas courant dans la communication avec les parents), en lui demandant des excuses pour ce qui s’était passé. Cette attitude a inauguré une nouvelle forme de communication avec la famille, et a été décisive pour l’apprentissage de l’écriture.
Au début, l’enseignante envoyait les messages, mais Kimi s’est bientôt emparée du clavier. Voici quelques exemples de messages échangés au long de l’année :
« MAMAN, DÉSOLÉE POUR LA NATATION ET PARCE QUE J’AI REVEILLÉ JOÃO »
« MAMAN, OÙ SUIS-JE NÉE? «
« MAMAN OÙ HABITE GRAND-MÈRE? »
« PAPA, C’EST COMMENT TON TRAVAIL ? PEUX-TU FAIRE LE DEVOIR DE PORTUGAIS AVEC MOI, PAGE 69? «
« MAMAN, C’EST QUAND MON ANNIVERSAIRE? »
« PAPA, PEUX-TU FAIRE LES DEVOIRS AVEC MOI, PAGE 77? »
On voyait alors surgir une autre élève et d’autres sujets étaient discutés dans le groupe. Les élèves interviewaient des fonctionnaires de l’école pour connaître leurs parcours quotidien dans la ville pour aller au travail. Certains étudiaient l’histoire de leurs familles d’immigrants, venues du Japon, de l’Italie ou de l’Europe de l’est. Kimi, munie de sa carte du monde, pouvait réécrire sa trajectoire scolaire par ses déplacements autour du monde. À la fin de l’année elle a commencé à signer ses travaux scolaires en utilisant son nom et son prénom. El
le portait en elle sa trajectoire et les déplacements de sa famille, comme le faisons nous tous.
Bibliographie :
BASTOS, Marise B. Inclusão Escolar: um trabalho com professores a partir de operadores da psicanálise. São Paulo, 2003.
BO BARDI, Lina e VAN EYCK, Aldo. Museu de Arte de São Paulo. Lisboa: Editora Blau, 1997.
DOLTO, F. Quando os filhos precisam dos pais. São Paulo: Martins Fontes, 2012.
FOUCAULT, M. Vigiar e Punir. São Paulo: Vozes, 2000.
LARROSA, J. Habitantes de Babel: políticas e poéticas da diferença. Belo Horizonte: Autêntica, 2001.
MATTA-CLARK, Gordon. Desfazer o espaço. São Paulo: MAM, 2010.