« Ne rien dire, Ne rien voir, Ne rien entendre » Séminaire IV. R. Lévy-Paris
Seminaire IV- 2020_2021
Robert Levy
« Ne rien dire, Ne rien voir, Ne rien entendre »
Je voulais reprendre notre séminaire grâce à la contribution de ce symbole des trois singes qui me semble aller comme un gant au thème de l’année .
En effet ces trois petits singes de la sagesse sont introduits dans le bouddhisme par un moine au VII ème siècle qui était accompagné dans ses périples par un singe .
Ces singes dits ‘de la sagesse’ sont supposés permettre de ne pas ressentir le mal.
Selon certaines interprétations ce serait un appel à ne pas voir le mal car à chaque fois il s’ancre dans notre corps, à ne pas l’entendre car en l’entendant ou en l’évoquant une partie de nous devient ce mal enfin , à ne pas dire car ce serait plus simplement une façon de ne pas dire de mal …
Mais une explication plus subtile viendrait énoncer que :
je vois tout mais ne regarde rien ,
j’entends tout mais n’écoute rien ;
donc je ne pense rien pour devenir le tout .
Autrement dit je serais conscient de tout ce qui se passe mais je choisis de ne pas me laisser atteindre …
Et puis Il y a aussi cette autre interprétation:
- Il y a ceux qui voient des choses et en parlent, mais n’écoutent pas ce que l’on leur dit…
- Il y a ceux qui ne voient rien, écoutent les autres et en parlent…
- Il y a ceux qui entendent et voient des choses, mais n’en parlent pas…
Remarquons que ces trois singes sont actifs dans leur position puisqu’ en effet ils sont représentés par une statuette qui se cache les yeux , les oreilles et la bouche .
Ainsi ils ne sont sourds, aveugles et muets que parce qu’ils l’ont décidé, choisi, désiré ? ..
Evidemment on ne peut que se référer à notre passion de l’ignorance face à quelque chose dont les singes sont les témoins à savoir le mal .S’agit-il ici de cette distinction entre ne rien savoir et ne rien vouloir savoir ? En tout cas la passion de l’ignorance serait grâce à ces singes le garant, ou encore la défense contre l’amour et la haine .
Mais on pourrait également interpréter les choses de la façon suivante : il ne faut rien dire parce que lorsque je parle je ne sais pas ce que je dis; c’est la fameuse question du rapport à ce qui nous échappe de la parole. Il ne faut rien voir car nos sens nous trompent et font illusion d’optique ; au fond je ne perçois qu’à travers mon fantasme . Enfin il ne faut rien entendre car lorsque je parle je n’entends pas ce que je dis ni même ce que les autres me disent ; ce que l’on peut également attribuer au fantasme.
En effet comme l’écrit Schopenhauer « Ni aimer, ni haïr : voilà la moitié de toute sagesse. Ne rien dire et ne rien croire : voilà l’autre. »
Au fond ces trois singes sont à la croisée de ce qu’on appelle les pulsions partielles :
la vue comme pulsion scopique l’ouïe comme pulsion[1]telle que Lacan la mentionne « Les oreilles sont dans le champ de l’inconscient le seul organe qui ne puisse se fermer. Alors que le “se faire voir ” s’indique par une flèche qui vraiment revient vers le sujet, le “se faire entendre” va vers l’autre. La raison en est de structure… » et enfin la voix comme pulsion invocante .
Rappelons ici les trois temps de la pulsion:
- le temps actif : je mange, ou je vois, le temps passif : je suis mangé ou je suis vu, le temps réflexif, je me fais manger ou je me fais voir, qui mettent en jeu chez le sujet et l’autre le même orifice, la bouche ou la fente palpébrale de l’œil, alors que cette référence n’est pas mentionnée dans les quatre paramètres qui définissent la pulsion et qui sont :
- la source, la poussée, le but et la fin.
- Nous pouvons donc considérer ces singes comme une représentation des pulsions et au-delà , un rappel à définir notre thème de l’année en tant que passion de l’ignorance, un ‘ne rien vouloir savoir’ que je situerai donc au plus près du pulsionnel et de son mode de fonctionnement . c‘est-à-dire des passions de l’être .
- Finalement , ce qui nous échappe c’est bien ce qui est du ressort de cette passion de l’ignorance puisque le savoir n’est pas la connaissance et ainsi, comme le rappelait Vera Besset la dernière fois , il y a une ignorance nécessaire à l’invention du savoir qui suppose certainement un réel en jeu.
- Comment donc se protéger de ce réel si ce n’est dans l’ignorance ou encore dans ce semblant qui nous permet de maintenir l’idée que là où il n’y a rien il y a quelque chose .
- A ce propos je voudrais reprendre maintenant la conférence de Genève de Lacan sur le symptôme afin de vous rappeler ses propos :
- « Nous savons dans l’analyse l’importance qu’a eue pour un sujet, je veux dire ce qui n’était à ce moment-là que rien du tout , la façon dont il a été désiré (…) ».
- Ce ‘rien du tout ‘ dont Lacan nous parle ici me semble en effet un élément fondamental .
- Est-ce à dire que le désir s’originerait de ce ‘rien ‘ du tout ?
- C’est un peu sur cette piste que Lacan nous entraîne et qui s’oppose de façon frontale à ce ‘tout du tout’ que l’on rencontre par ailleurs , et notamment dans la perversion puisque cette dernière définition pourrait nous inviter à réfléchir aux princeps de la constitution de la perversion de la façon suivante :
- là où il n’y a pas de phallus chez la mère il y a quelque chose . En d’autres termes là où ‘il n’y a pas’ il y a quand même quelque chose .
- L’ignorance prend ici toute sa valeur et son poids et à nouveau nos trois singes ont leur part à jouer .
- Ne rien voir de la castration de la mère , ne rien dire de ce qu’on a vu , ne rien entendre de la différence des sexes …
- Je voudrais évoquer ici quelque chose qui me semble être du ressort de la passion de l’ignorance et de la dimension de ce ‘il n’y a pas ‘ qui se rencontre dans des travaux qui concernent l’accidentologie mais qui, au delà ,comme vous allez le constater, fait encore fonctionner ce ‘rien’ du tout .
- En effet selon les spécialistes , à part les deux raisons majeures d’accident de la route qui sont l’alcool et la vitesse il y a deux raisons centrales d’accidents en voiture qui sont à l’opposé de ce que l’on pourrait croire :
- L’une c’est l’accident qui survient en plein jour sur une ligne droite, avec une météo parfaite sur un trajet connu sans trafic important et avec un seul arbre en bord de route .
- L’autre avec le même trajet ultra connu du conducteur et emprunté chaque matin ; mais le jour de l’accident un camion sort de façon inattendue et l’automobiliste alors qu’il a le temps de freiner largement puisqu’il pourrait le voir de loin ; le percute sans même utiliser ses freins :
- il ne le voit littéralement pas il n’y a rien ‘du tout’ …
Enfin dernier exemple :
une automobiliste percute un piéton sur un passage clouté qui s’encastre dans son pare-brise , elle continue son trajet , comme si de rien n’était , jusqu’à ce qu’après une longue course la police l’arrête : elle n’avait rien vu, rien entendu et ne pouvait évidemment rien en dire ..
Différents courts-circuits psychiques donc que je rapprocherai également de certains passages à l’acte adolescents qui eux, ne peuvent pas attendre et remettre à plus tard leurs besoins ,et sont dans une nécessité instantanée de posséder l’objet ..
La question revient donc maintenant à se demander si au fond ce que l’on appelle ‘passions de l’ignorance ’ n’est pas une des formes d’absence momentanée de fonctionnement des processus métaphoriques ?
En effet faisons l’hypothèse que ces passions de l’être supposent un retour à un fonctionnement pulsionnel archaïque .
J’ai évoqué tout à l’heure comment ces trois singes pouvaient représenter un fonctionnement pulsionnel de première instance ; c’’est ce que l’on retrouve dans ces moments où les processus de métaphore ne fonctionnent plus au point de produire de la cécité , la surdité , le mutisme réel chez le sujet qui ne voit pas n’entend pas et ne peut rien dire de l’arbre, du camion, du piéton ; ou encore chez la femme violée qui ne voit plus , n’entend plus momentanément et ne peut rien dire non plus de son agresseur au point d’avoir quasiment oublié l’événement traumatique .
Mais on retrouve également ce type de passion de l’ignorance dans les pratiques prostitutionnelles au cours desquelles le sujet peut ou bien dire que ça ne lui fait rien, qu’il n’est pas là et que d’une certaine façon son corps et sa tête sont dissociés .
Mais également chez l’ado qui s’approprie l’objet car il ne dispose pas de solution d’attente où la parole pourrait faire relai dans une fiction future d’appropriation qu’il pourrait métaphoriser .
Au fond en écrivant ces lignes je m’aperçois que tous ces évènements privent littéralement le sujet de fiction …
Ce sont évidemment tout autant de processus sans métaphore que l’on peut facilement constater dans le fonctionnement des bébé qui ne peuvent supporter l’attente du sein lorsqu’ils ont faim sauf à l’halluciner pour un temps qui trouvera très vite sa limite et son manque de satisfaction ..
L’hallucination du sein n’est d’ailleurs pas encore et loin s’en faut un processus de fiction et c’’est sans doute cela qui très vite le rend inutilisable pour le bébé .
Rappelons simplement que le sein est une partie du corps de la mère et en tant que tel il s’agit d’un objet métonymique avant de devenir plus tard un objet métaphorique lorsqu’il prendra peu à peu la consistance et le statut de métaphore maternelle ; ce que la mère lui rendra bien en interprétant ses pleurs selon ce processus de transitivisme..
Autant de passions de l’ignorance donc au cours desquelles le sujet se trouve face à un réel sans recours qui le précipite soit vers la mort , soit vers un fonctionnement incompréhensible pour autrui ..
Pourtant on ne peut pas en rester à ce premier objet si on veut pousser un peu plus loin ce ‘rien du tout’ car entre le moment de la naissance et celui de la première tétée il y a une première rencontre de l’enfant avec l’air qui lui remplit la bouche dès sa première inspiration ,qui va remplacer le liquide amniotique dont cette bouche était remplie jusqu’alors ; c’est ce qui amènera en son temps Françoise Dolto à définir un premier stade ‘aérien’ avant tout enclenchement de l’oralité proprement dite ..
L’air donc comme premier objet du bébé contribuera certainement à façonner ce flux d’avant le langage qui passera par sa bouche avec la façon dont celle-ci utilisera cet air pour s’approprier peu à peu la lalangue ..
Est-ce qu’on peut voir dans ce premier babil non seulement la production et l’essayage des phonèmes qui composent la langue maternelle à laquelle le petit parlêtre va s’essayer mais également la maîtrise des flux d’air nécessaires à sa prononciation ? Le bébé va littéralement tordre son flux d’air pour produire peu à peu des sons qu’il perçoit autour de lui .
Cette dernière remarque nous entraîne un peu plus avant encore puisqu’en effet c’est dans un ouvrage récent que Golse et Missonnier[2] interrogent de façon très intéressante le fait de savoir quel type de perception existe pour le fœtus dans l’utérus de sa mère et notamment si il s’agit de bruits du dehors ou du dedans dans la mesure où des sons lui parviennent également par l’intermédiaire du corps de la mère ..
La conclusion assez évidente à cette question c’est que seule la voix de la mère peut être perçue du dehors et du dedans puisque les autres sons y compris ceux de la voix du père ne sont que des stimulus parfaitement externes au corps de la mère ..
Ainsi de conclure que la voix de la mère est un stimulus sonore « pas comme les autres »[3].
Pourtant le plus intéressant est à venir car nos auteurs se reportent à une étude de la psychanalyste italienne Suzanne Maïello qui :
« suggère en effet que ce seraient les discontinuités de la voix maternelle qui , provenant jusqu’au fœtus au travers de la partie abdominale et de la paroi utérine , lui fourniraient alors une préforme de la problématique ultérieure du couple absence-présence de l’objet au cours de la vie postnatale .
L’irrégularité et l’imprévisibilité (de temps en temps la mère parle ) de la perception de la voix maternelle préfigureraient en quelque sorte , selon Maïello, la problématique de l’absence et de la présence appelée à prendre forme après la naissance , quand l’enfant sera amené à prendre en compte l’existence de ses objets relationnels dans le cadre de son processus de différenciation extrapsychique ».
En gros ,l’idée c’est que pour que l’enfant ait pu élaborer l’absence de l’objet une fois né, il faut qu’il ait (pré)natalement pu (pré)travailler, (pré) psychiquement quelque chose de la discontinuité et de l’imprévisibilité de ce stimulus sonore ‘pas comme les autres’ que constitue la voix de la mère ….
Peut être pourrions nous ainsi nous représenter ce que Lacan indiquait sous la forme de ce désir qui n’est encore ‘rien’ du tout ?
Il me semble que tout par conséquent nous amène à penser que des violences physiques ou psychiques vécues par la mère pendant la grossesse peuvent être subies par le fœtus et certainement s’inscrire dans quelque chose qui aura des conséquences plus tardives .. voire même , on est en droit de penser que :
« (….) les violences au fœtus exercées par le biais des violences à la mère , sont sans doute susceptibles de venir désorganiser ces racines de l’attachement et de l’accordage affectif en transmettant au fœtus, sous la forme de signifiants très primordiaux et archaïques encore in sensés , des informations sensorielles plus ou moins anarchiques . »[4]
Mais ne sommes-nous pas également dans ces mêmes processus sans métaphore dans les deux autres passions de l’être : amour et haine ?
En effet , y a-t-il de la métaphore dans la haine de l’autre ?
Le massacreur voit-il , entend-il, parle-t-il à un autre semblable lorsqu’il commet ses crimes ?
L’amoureuse passionnée voit-elle , entend-elle ou encore parle-t-elle vraiment à l’autre semblable qu’elle croit aimer ?
La passion de l’ignorance vient donc nous renseigner sur ces deux premières passions de l’être en précisant à chaque fois ce qu’il en est de la dimension du retour au pulsionnel archaïque , c’est-à-dire un pulsionnel qui ignorerait par définition la métaphore …
Mais ce à quoi nous entraîne la passion de l’ignorance c’est toujours au recours à la foi ..
En effet pour pouvoir ne rien voir, ne rien dire et ne rien entendre :il faut croire .
Je voudrais témoigner de l’étonnement que j’ai eu récemment à entendre l’interview d’une fidèle qui, lors de la célébration de Pâques à l’église ,n’avait pas respecté les gestes barrière et notamment le port du masque .A la question des raisons pour lesquelles elle n’avait pas mis son masque , elle avait simplement répondu qu’on ne pouvait pas se présenter devant dieu le visage caché …..
Croire donc c’est tout d’abord croire qu’il n’y a pas de différence entre l’objet qui nous nourrit et nous-même , croire ensuite que cet objet est indispensable à notre existence et enfin de ces croyances en déduire qu’il ne peut exister de différence entre soi-même et l’objet car dans le cas contraire nous le perdrions …
La croyance et la foi sont donc les voies royales à toutes les certitudes et bien entendu elles se fondent sur cette idée qu’il y a du tout , que nous pouvons ignorer la mort et que la science est capable de tout résoudre .
Un patient qui se prétendait totalement exempté de toute religion s’était pourtant fortement interrogé sur cette dimension lorsque je lui faisais remarquer qu’il avait pourtant une vraie croyance quasi-religieuse c’était celle qu’il entretenait sa femme en qui il croyait effectivement au point de ne pouvoir la quitter malgré les mauvais traitements qu’il pouvait en recevoir ..
Il y a donc dans toute croyance la certitude qu’il y a de l’Autre de l’Autre , de La vérité que l’on peut dire toute et bien sûr qu’il y a du rapport sexuel qui nous permettra un jour de compléter notre moitié manquante de telle sorte que nous puissions enfin faire UN …
Et nous sommes aux prises avec cette pandémie dans quelque chose de tout à fait nouveau qui sans doute exacerbe ces questions de croyance et de foi.
En effet là où la science assurait la place de la vérité, les cacophonies actuelles des scientifiques à propos du savoir sur ce nouveau virus ont réussi à mettre en cause cette place de La vérité que La science incarnait.
On ne peut plus croire donc à la science , par conséquent qui ou que croire pour assurer à nouveau la place de la vérité si ce n’est toutes les fois et croyances qui permettraient de répondre à la question de la mort .
D’où , toutes les formes de complots possibles qui pourraient enfin nous donner à nouveau la certitude qu’il y a de la vérité …
De la vérité sur quoi ? Mais de la vérité sur la mort bien sûr ; c’est toujours la même question de la confrontation au réel de la mort qui nous décoiffe tant ..
Comment ne pas entendre l’angoisse de mort actuelle qui ne peut être dépassée que par un ‘ne rien dire’ , ‘ne rien voir’ , ‘ne rien entendre’ ..
Mais au fond n’est-ce pas toujours du rapport entre la parole et l’acte dont nous souffrons ?
En effet les mots peuvent-ils tuer ?
Tout le monde se souviendra que c’est dans son livre : ‘Quand dire, c’est faire ‘ que John Austin s’interrogera sur la distinction traditionnelle entre parole et action et dans lequel il précisera les choses en introduisant une catégorie de discours qu’il définit par leur caractère performatif .
Ainsi , comment et en quoi le discours peut-il être un acte considéré comme nocif à la société ou à l’un de ses membres pris individuellement , ou à une incitation à des actions réprimées par la loi ?
Là-dessus Michel Foucault fera une sorte d’inversion puisqu’il considérera quant à lui que « la loi fait de la publication un acte , elle confère aux discours un pouvoir performatif que le verdict de culpabilité vient ratifier »[5]
Donc pour Foucault c’est la culpabilité au sens du jugement qui ratifie le performatif , rapport donc entre parole et acte alors que chez Austin ce sont certaines catégories de discours qui introduisent ce rapport dit performatif tel que par exemple ‘je vous marie ‘ ou encore certaines expressions comme ‘promettre’ deviennent des actes de parole .
Mais c’est sur le plan juridique que la parole peut être conçue dans son rapport à l’acte tantôt sur le mode de l’incitation , impliquant une relation de causalité , tantôt sur celui de l’équivalence : la parole est alors , au regard du droit , un acte de parole selon le terme forgé par John Searle après Austin …[6]
Je voudrais donc en venir alors à questionner le fait de savoir si dans les deux premières passions de l’être on peut parler de perfomativité : y a-t-il un rapport quelconque entre la parole et l’acte quand je dis ‘je t’aime’ ou quand je dis ‘je te hais ‘ ?
En effet cette remarque n’a rien d’évident car tout d’abord le concept le plus large de langage mobilisé par Husserl est celui de signification . C’est donc toute la question du rapport à la pensée qui est ici réinterrogée et donc le concept même de langage qui:
« désigne (…) tout vécu dans lequel se constitue sous forme consciente le sens qui doit devenir exprimé ; et quand le sens est exprimé, penser désigne la signification de l’expression , spécialement du discours en jeu[7]. »
Il s’agit encore là de l’ensemble des vécus donateurs de sens et pas du tout de la question du non sens du langage qui ne sera abordée qu’avec et après Freud .
Donc l’inconscient n’exprime pas que des pensées signifiantes mais également des non-sens ; ce qui rapporté à la question de l’amour et de la haine prend tout son intérêt puisque cela signifie que l’on ne sait pas ni qui l’on aime ni qui l’on hait .
Mais il n’y a toujours pas ici de question soulevée sur le rapport entre la langue la pensée et l’acte . Voire même comme le souligne Félix Duportail :
« Il est donc bien clair que les vécus appartenant aux niveaux inférieurs de l’intentionnalité ne font pas partie de la pensée , même entendue au sens large , et que , par le mot de pensée, il faut comprendre l’ensemble des vécus donateurs de sens . La signification est ici le critère décisif que doit remplir tout vécu pour recevoir le nom de pensée[8]. »
C’est donc avec Lacan que le rapport de la pensée au signifiant prend un tout nouvel envol; en effet avec le concept de ‘signifiance’ Lacan dépasse la question des vécus donateurs de sens et introduit de façon magistrale le recouvrement du signifiant et de la jouissance ; il s’ensuit donc que pensée et jouissance ne sont plus dans un rapport d’antinomie au moins dans le registre de l’inconscient .
Ainsi Lacan met cette connexion au premier plan dans la fin de son oeuvre et dans le séminaire XX il évoque clairement que le signifiant se situe au niveau de la substance jouissante ..Le signifiant est dès lors cause de jouissance ..
‘La pensée est jouissance’ et ce n’est plus une affaire de sens mais au contraire de chaîne signifiante auquel tous les vécus psychiques ressortissent nécessairement …
Le signifiant est ici la pensée quelconque et plus du tout celle qui ferait sens ; dès lors : ‘tous les vécus actifs ou passifs seront eux aussi par transitivité finalisés par la jouissance[9]. »
Ce qui introduira pour Lacan la conséquence suivante sur la conception du sujet :
« En fait le sujet de l’inconscient ne touche à l’âme que par le corps , d’y introduire la pensée: cette fois de contredire Aristote . L’homme ne pense pas avec son âme , comme l’imagine le philosophe .Il pense de ce qu’une structure -le mot le comporte -de ce qu’une structure découpe son corps et n’a rien à faire avec l’anatomie . Témoin l’hystérique . Cette cisaille vient à l’âme avec le symptôme obsessionnel, symptôme dont l’âme s’embarrasse , ne sait que faire . La pensée est dysharmonie quant à l’âme. »[10]
Il y aurait beaucoup à commenter sur ces derniers points abordés par Lacan mais je voudrais simplement rappeler qu’avec l’introduction de la jouissance par rapport au signifiant Lacan réintroduit la question de la pulsion dans le langage et qu’ ainsi il ne s’agit plus donc d’aller chercher ailleurs ce qui pourrait ressortir du pulsionnel puisqu’il est présent de façon permanente et structurale dans le rapport du signifiant à la jouissance ….
Dire ,voir ,entendre , se faire dire ,se faire voir ,se faire entendre sont donc la structure même du rapport du signifiant à la jouissance et donc penser c’est en passer par ce rapport qui pourtant laissera toujours une place vide comme le dit Lacan :
« Et le langage c’est fait comme ça . C’est quelque chose qui , aussi loin que vous en poussiez le chiffrage , n’arrivera jamais à lâcher ce qu’il en est du sens ; parce qu’il est là à cette place .Et ce qui fait que le rapporcaractét sexuel ne peut pas s’écrire ,c’est justement ce trou-là que bouche le langage en tant que tel »[11].
Je crois qu’arrivés en ce point nous pouvons reprendre les questions des passions de l’être autrement , à savoir que l’amour et la haine ne peuvent se constituer qu’autour d’un trou qui probablement exacerbe cette passion en jouissance et qu’enfin la passion de l’ignorance est la seule façon d’ignorer effectivement ce trou de l’impossible du sens en maintenant néanmoins la jouissance …[12]
Ainsi, loin d’être une partie de plaisir la jouissance va d’un côté toucher le non-savoir dans l’expérience mystique , par exemple de Sainte Thérèse d’Avila ou encore de Saint Jean de la Croix comme le fait remarquer Lacan et de l’autre la mort ou plus exactement la pulsion de mort avec la répétition :
« Ce qui nécessite la répétition c’est la jouissance (..) Ce qui nous intéresse en tant que répétition et qui s’inscrit d’une dialectique de la jouissance est proprement ce qui va contre la vie (…) l’instinct de mort . »[13]
Un trou en deçà du sens qui le recouvre c’est introduire également l’idée d’un nouvel espace pour peu que l’on puisse franchir la barrière du refoulement entre sens et jouissance qui permettra certainement de ce fait de prendre les messages du corps au sérieux ce qui se caractérise par le refus de la conjonction de la pensée et de la jouissance qui aboutit comme le fait encore remarquer Duportail à concevoir par Lacan que :
« L’inconscient ce n’est pas que l’être pense (…) l’inconscient, c’est que l’être, en parlant jouisse , et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus .J’ajoute que cela veut dire , ne rien savoir du tout »[14].
Donc , babil de l’enfance, érotisation du sens des mots , plaisir de parler pour parler , satisfaction orale du bla bla bla mais aussi satisfaction de l’échange conversationnel , autant de champs de la jouissance auxquels il faut bien ajouter l’échec ou la réussite de nos actes de langage qui comportent également ce rapport au trou de l’impossible ..
Ainsi la passion de l’ignorance est bien liée à la jouissance du langage et ne veut rien en savoir …du tout . On peut , peut-être du coup , rendre plus explicite ce que Lacan remarquait de ce que ‘Nous savons dans l’analyse l’importance qu’a eue pour un sujet, je veux dire ce qui n’était à ce moment-là que rien du tout , la façon dont il a été désiré (…) ‘.[15]
En effet le rien savoir du ‘tout’ et le rien du ‘tout’ se conjuguent ici pour souligner combien le rapport au désir d’enfant est lui aussi lié à cette exception d’un tout , d’un ‘rien’ du tout donc qui permettrait le désir .….
[1]Lacan Séminaire XI 20 Mai 1964
[2] Le Fœtus/Bébé au regard de la psychanalyse. Vers une métapsychologie périnatale, Bernard Golse, Sylvain Missonnier, PUF, 2021.
[3] Ibid., p. 293.
[4] Op. cit., p. 403.
[5] Cité par Gisèle Shapiro dans Des mots qui tuent. La responsabilité de l’intellectuel en temps de crise (1944-1945), Paris, Seuil, 2020, p. 18.
[6] Opus cité, p.162.
[7] Logique formelle et logique transcendantale &3 Husserl renvoie à la première recherche logique Paris P.U.F. 2pithèmée 1984 P.35 .Cité par Guy-Félix Duportail Intentionnalité et trauma, L’Harmattan 2005 p. 89 Désolée, je ne parviens pas à saisir l’ensemble de cette note de bas de page.
[8] IDEM Duportail P.90
[9] ibidem p. 91
[10] Lacan, Télévision Paris Le Seuil 1974 p. 16 , 17 cité par Duportail.
[11] LACAN Les non-dupes errent leçon du 20 novembre 1973
[12] LACAN Encore Le Seuil p. 70
[13] LACAN Séminaire XVII L’envers de la psychanalyse Paris Seuil 1991 p. 51
[14] Lacan Encore Seuil P.95
[15] Lacan, Conférence à Genève sur le symptôme, 4.10.1975.