NICE Michel Ferrazzi "Psychanalyste en institution pour enfants et adolescents déficients intellectuels : quelle place ?"


« PSYCHANALYSTE EN INSTITUTION POUR ENFANTS ET ADOLESCENTS DEFICIENTS INTELLECTUELS : QUELLE PLACE ? »

Avant tout, je tiens à remercier Carole Watters de son invitation à cette journée d’Analyse Freudienne consacrée à un thème qui m’a toujours été cher. « Le psychanalyste sans divan » de P. C. Racamier m’avait beaucoup intéressé à l’époque et j’entendais par là un psychanalyste qui pouvait s’adresser à des analysants dans un cadre autre que le à huis clos de son cabinet.

Dans « le psychanalyste hors divan » se pose bien sûr une question du même ordre mais il me semble qu’on peut y entendre autre chose : peut-il y avoir un psychanalyste sans analysant, c’est-à-dire un psychanalyste qui explique, qui alerte ou qui se raille (nous pouvons en entendre et en lire assez souvent me semble-t-il) et ce, sans s’adresser à un analysant ou en prenant l’ensemble du groupe social comme pseudo-analysant et donc se livrer à des explications et non des interprétations et tenter de susciter un transfert (sur lui-même ou sur la psychanalyse) quand il faudrait que ce transfert soit déjà là pour que l’analyste s’autorise à parler. C’est une question qui ne va pas de soi, j’ai bien lu l’argument et entendu que là n’était pas la question, mais je la pose quand-même. Je suis par ailleurs persuadé que sans divan ou hors divan il peut y avoir du psychanalyste et même parfois advenir un analysant et donc un analyste.
Ma participation à cette journée sera l’occasion de me payer un codicille, même si ce n’est pas sur la plage de Sète, celle de Nice est aussi bien agréable.

Ce que j’ai souhaité devant vous aujourd’hui, c’est porter un témoignage d’un certain nombre d’années (35) d’intervention en institution, années qui sont derrière moi maintenant mais qui laissent une trace profonde, un sillon qui influence parfois ma pratique en « libéral » qui elle reste actuelle.
Tout d’abord, cette appellation de psychanalyste en institution est à remettre dans son contexte. Ce n’est pas un psychanalyste qui est embauché mais un psychologue ou un psychiatre. Il sera psychanalyste de surcroît, soit que l’institution l’ait souhaité, soit que les deux fonctions soient totalement confondues ou ignorées. Il n’y a pas dans les conventions collectives de ces établissements de fonction psychanalyste, il y a cependant des attentes et ce sont elles qui seront déterminantes dans l’engagement du psychanalyste et sa capacité à les commuer en demande. Pour ma part, je n’ai jamais accepté de m’engager là où l’attente ne laissait pas de place à cette fonction et il en va toujours ainsi actuellement pour les demandes de supervision ou d’analyse de la pratique qui me sont adressées. Quel champ est laissé à un discours autre ? J’ai connu par exemple des psychologues qui tenaient absolument à faire les psychanalystes, seuls, tout le monde ignorant ce qu’ils faisaient exactement et ne pouvant même pas le penser à partir de leurs prises de parole en réunion d’équipe ou de synthèse, ce que j’appelait la psychanalyse en catimini. Ce n’est pas ma façon de concevoir l’implication et l’implantation de la psychanalyse dans une institution et cette année après douze années de pratique libérale, j’ai décidé de mettre une plaque qui indique : psychanalyste, une décision pas facile à prendre que de s’indiquer au plan politique mais il m’a semblé qu’en ces temps, cela avait du sens aussi discutable que ce soit par ailleurs. Peut-être l’enlèverais-je un jour ?
Alors, quelle place en institution ?
Tout d’abord auprès de ceux qui n’ont pas eu le choix d’être là, du moins au premier abord, c’est-à-dire les enfants et adolescents eux-mêmes. Je précise que ce que j’avance dans ce qui suit concerne des enfants et adolescents présentant ce que l’on nommait alors des déficiences intellectuelles avec troubles associés. On ne peut pas forcément élargir ce qui suit à tout type de population puisque ayant aussi eu à intervenir auprès d’enfants et d’adolescents autistes et de cas sociaux mon positionnement était sensiblement différent.
Au fil du temps, j’avais pris l’option de payer de ma personne en étant là où étaient ces jeunes gens dans des temps informels comme : l’arrivée dans l’établissement, les pauses entre les différentes activités, l’après repas et le temps qui précède le départ. J’étais là et c’est là que j’ai recueilli une masse importante et fondamentales de renseignements de confidences, de doléances…. et de demandes. Je dis payer de ma personne car ces jeunes ont besoin de nous toucher, de nous confronter à un discours plaintif, humoristique, provocateur ou banal pour pouvoir nous donner une image que je dirais « incarnée » directement ressentie par eux en dehors des repères statutaires de l’institution. Ils pourront alors si besoin est faire appel à une personne qui réponde à ce qu’ils pensent en attendre et pas à une fonction qui reste pour eux hors sens.
Pour mieux comprendre cela, évoquons la question de l’indication de prise en charge. Qu’un enfant ou un adolescent semble aller mal, on entend souvent : « il ne va pas bien » et que cela perdure un peu, très vite, l’équipe va faire appel au thérapeute. Bien sûr, on en parle avant au jeune et on le persuade qu’il peut ainsi trouver une aide, mais ça ne marche pas souvent car la demande n’est pas au bon endroit. Même si la position de l’équipe est fondée et authentique, c’est elle qui fait la demande, il faudrait ensuite que la demande se déplace et surtout se déforme car qu’est-ce qui est alors demandé au thérapeute quand il lui est dit : « depuis quelques temps untel ne va pas bien etc…. » il est dit qu’avant, il allait bien. Et que nous est-il demandé ? De le rendre comme avant. Là c’est le psychanalyste qui ne peut recevoir une telle demande. Quand la demande vient du jeune lui-même elle est d’un tout autre ordre. J’ai donc pris l’option de me poser comme offre. Offre de quoi ? De rien de précis sinon d’une rencontre possible, d’un échange possible c’est-à-dire offre d’une demande possible c’est-à-dire d’une demande qui serait non institutionnalisée si je peux me permettre cette expression, c’est-à-dire accepter et faire accepter de n’être, comme psychanalyste ni opérateur de l’institution bien qu’opérant dans l’institution, ni protégé ou accrédité par elle bien que rémunéré par elle, trouvant là des conditions intermédiaires vis-à-vis de la loi et de la fonction de nom du père qui n’était pas étrangères à ce qui caractérise les états de déficience intellectuelle.
J’ai aussi pris l’habitude de me rendre disponible sur les temps que j’ai nommés plus haut c’est-à-dire le matin avant les activités, entre midi et deux heures et le soir pour les internes après les temps d’apprentissage. Les adolescents en particulier le repéraient assez vite et savaient venir dans mon bureau pour m’adresser leur demande, certains juste pour parler, comme ça, chaque semaine, pendant des années. Bien sûr, ces temps quand ils devenaient réguliers étaient officialisés c’est-à-dire que le jeune concerné allait lui-même l’annoncer à son éducatrice (teur) référente. J’ai toujours considéré que de donner, comme cela, de leur temps libre était leur paiement, le seul auquel j’ai trouvé un efficace en institution. Ils n’étaient pas obligés de venir par le « système » et ils venaient. Cela permettait aussi des découvertes intéressantes, quand par exemple une éducatrice vient me voir et me dit : « untel m’a dit que tu le voyais toutes les semaines le mardi avant l’atelier, pourtant il ne va pas si mal » et moi du tac au tac : « bien sûr, c’est pour ça qu’il est en IME » et de cela on reparlait en réunion de travail.
Ceci pour le cadre
car pour moi, cela en était un. Mais la pratique thérapeutique elle-même avait ses particularités car dans ce type de prise en charge on n’a pas à faire à des lapsus, des rêves et encore moins des actes manqués. Ces sujets sont plutôt dans le ratage, du bon geste, du mot juste ou de l’attitude adaptée et il ne faut pas toucher à cela c’est-à-dire tenter des interprétations mais bien repérer d’où ils font cela pour pouvoir les aider à en repérer la jouissance en jeu. Par ce que là face au psychanalyste ils ne sont plus en train de se présenter sans cesse par le mouvement, le désordre, l’échec mais ils parlent et c’est cela qui est fondamental c’est dire qu’une re-présentation peut s’entrevoir et c’est là que comme psychanalyste je soutenais ce mouvement par lequel ils existeraient par leur parole seule. Advenue d’un hypothétique symbolique ? Allègement du trop d’emprise d’un imaginaire répondrais-je. Mais je ne veux pas aujourd’hui faire trop de théorie, je vais plutôt vous proposer quelques exemples de bribes de séances qui je l’espère vous éclaireront assez pour que vous en perceviez la portée :
   Lui : avant, je ne savais pas lire.
   Moi : et maintenant ?
   Lui : J’y arrive pas bien encore.
   Moi :c’est bien, comme ça tu es tranquille, tu regardes où tu veux, tu n’es pas obligé de faire attention aux panneaux, aux papiers, aux livres, tu es libre !
   Lui :….Ben des fois, je me dis que j’aimerais mieux pas savoir lire.
Ne pas savoir lire, c’est être hors la loi. Ce jeune ne dit-il pas qu’il saurait lire si il le voulait et si sa position était autre que de combler, de boucher un Autre non pas non barré mais mal barré c’est-à-dire pour lequel la barre est risque de la mort.
Une autre situation : un jeune se cogne au montant de la porte en entrant dans le bureau que j’occupe.
   Lui : – aïe ! Je m’ai fait mal.
   Moi : – Ton corps t’obéit pas bien.
   Lui : – Des fois il fait comme il veut, je voudrais faire un truc mais ça marche pas bien.
   Moi : – Même des bêtises et des trucs interdits ?
   Lui : il rit franchement : – Là c’est pas pareil, ça j’y arrive (il me raconte certaines de ses frasques).
   Moi : – C’est bizarre, c’est juste les trucs pas interdits ou obligés que tu n’arrives pas à bien faire ?
   Lui : (il rit encore) : -Un peu oui, comme si j’étais obligé de pas faire ce qui est obligé à faire.

Autre situation :
   Lui : – A la SEGPA je me sentais en différence.
   Moi : – C’était dur ?
   Lui : – Ah oui….un peu….des fois….j’avais pas de copains et ils se moquaient de moi.
   Moi : – Ca devait pas être drôle mais tu souffrais d’être en différence ou bien tu voulais être en différence mais comme les autres aussi ?
Lui : – Ben, j’aimais pas quand il fallait être en classe comme les autres : « sortez votre classeur » « tenez-vous tranquilles » et tout ça, alors je me levais et je faisais n’importe quoi.
Moi : – Là, tu savais que tu te mettais en différence.
Lui : – Rien à foutre !

Dans de telles situations, il est essentiel de laisser de côté toute velléité d’interprétation et encore moins d’un discours éducatif ou socialisant. D’où disent-ils cela et à qui cela s’adresse-t-il, pour quelle jouissance voilà ce qui va permettre au psychanalyste de prendre place dans le transfert. Mais un autre point est essentiel qui est de toujours mettre le savoir de leur côté. Ce sont eux, les déficients intellectuels, qui savaient et moi qui était dans l’ignorance. Ainsi, à toute question qui commençait par « pourquoi » je répondais par « je ne sais pas mais tu vas m’aider à trouver ». Cela les surprenait toujours mais comme j’attachais de l’intérêt à tout ce qu’ils disaient et que j’en redonnais une version avec d’autres mots et en leur demandant si c’était ça, ils se faisaient assez bien à l’idée que j’étais ignorant et cela leur permettait d’aller chercher en eux ce qu’ils pouvaient me dire, de se mettre en mots.
Ainsi, un jeune de 17ans qui était porteur d’une sclérose tubéreuse de Bourneville m’annonce un jour :
Lui : – Ca y est, je commence à savoir lire comme il faut, mais alors bien comme il faut. Je regarde tous les petits trucs, je m’applique et je comprends.
Moi : – C’est quoi qui a changé avec avant, tu es toujours toi ? Alors ?
Lui : – Tu vois, quand tu passes la médecine du travail, tu as le panneau avec les lettres là, tu les vois et tu sais pas les reconnaître. Moi maintenant je sais, mais y en a qui savent toujours pas. Par exemple, ils regardent les grosses là, en bas et ils confondent le O avec le Q.
Moi : – Ca se ressemble un peu quand-même.
Lui :- Mais non, au Q il y a une petite queue en plus et si tu la vois pas tu sais plus où t’en as, pardon, où tu en es.
Moi : – Là c’est sûr.
Ce jeune a fait un lapsus, du refoulement a pu s’instaurer, il y a pour lui maintenant un avant quand quelqu’un écrit et un après quand quelqu’un lit, une absence qui peut se représenter symboliquement et un espace structuré avec une gauche et une droite qui lui permettent de s’orienter. Son identité sexuelle suit ce mouvement. Mais voilà, je me dis que maintenant qu’il progresse il va falloir se battre pour ne pas qu’il soit réorienté par l’équipe bienveillante avant qu’il ne se consolide au plan identitaire et identificatoire et que lui-même puisse aspirer à se projeter dans un avenir qu’il aura déterminé. En lui permettant d’accéder à une place de sujet, je lui fais donc courir un risque.
Il va falloir travailler cela avec l’équipe.
Tout d’abord, je ne serai pas un alibi thérapeutique servant à justifier un discours du type : « nous sommes un établissement thérapeutique puisqu’on a un thérapeute ». Je deviendrai plutôt le porteur d’une réalité jusque là fantasmée qui va devenir tangible. Une thérapie analytique, ça peut changer quelque chose. Et les difficultés vont commencer.
De ma part, on attendait un éclairage (y voir plus clair est fondamental pour les équipes) mais je vais leur parler de leur transfert en leur demandant pourquoi, alors qu’ils étaient si pleins de sollicitude pour ce garçon qui avait un « tel retard mental » et après tout ce qu’ils ont engagé auprès de lui, ils veulent s’en séparer, comme pour lui dire à quel point il les valorise narcissiquement, ce qui bien sûr n’a pas été le cas avec ses parents angoissés par le diagnostic et son pronostic défavorable et ont fait en sorte non pas qu’il vive bien, mais qu’il ne meure pas. Ce que ce jeune nous apprend, c’est que le changement n’a de valeur qu’à l’aune de sa propre organisation de sujet, que c’est lui et lui seul qui peut en mesurer les bénéfices et la perte et qu’il saura bien nous dire si il veut s’engager vers un CAP, une formation qualifiante, un emploi protégé ou un travail en ESAT. Les repères dits scientifiques d’évaluations diverses ne valent que pour nous et pas pour lui.
Ce discours comme psychanalyste, je serai le seul à pouvoir le tenir, au moins dans un premier temps et ce d’un bout à l’autre de la prise en charge, en permettant à qui le veut de s’en autoriser à son tour. C’est la proposition d’une alternative au discours neuro-scientiste et à son cortège de rééducations ou remédiations comme on dit aujourd’hui comme on dirait remédications. Des remèdes ! Ce discours peut permettre qu’arrivé en place de sujet, ce jeune n’en soit pas destitué par une décision flatteuse pour l’équipe, mais aussi que l’équipe et chacun de ses membres puisse au
ssi ne pas se laisser désubjectiver par un discours qui envahit l’espace du soin.
Et puis, ce discours, il faut aussi pouvoir le tenir après, nachträglich, pour que tous, nous puissions parvenir à une théorisation de notre expérience qui reste profondément individuelle chacun s’appropriant le savoir qu’il peut, peu importe, chacun étant en place de sujet travaillant auprès de personnes à sujettiser, car si ça ne marche pas comme ça, tout le monde est captif d’un discours actuel qui est le discours capitaliste.
Enfin, pour terminer cette intervention sur ma vie passée, je voudrais avancer qu’un psychanalyste en institution, ce n’est pas sans effet sur le fantasme. Pour beaucoup de personnes de l’équipe c’est même là sa fonction essentielle et son danger : aller à la découverte ou à la révélation de ce qu’il y a de plus caché chez chacun. Cela participe activement aux résistances.
J’ai mis en place trente années durant des groupes thérapeutiques du type psychodrame. En voici une séquence : il est 13h30, un large trottoir borde la cour au pied du bâtiment tout en haut duquel se trouve la salle dédiée à ce temps thérapeutique. Une jeune fille du groupe qui est sur le trottoir m’interpelle :
Elle : – On monte ?
Moi : – Si tu veux chérie ! (Depuis quelques séances nous sommes mariés).
Un enfant psychotique qui se balance en agitant un bâton devant ses yeux s’arrête et demande : « vous allez faire quoi ? »
Elle :- On peut pas le dire, c’est un secret !
Cela crée un certain remous et quelques grivoiseries fusent.
Elle : (Elle rit et dit) : – N’importe quoi, vous voyez bien que c’est un adulte !
En reprenant cette situation en équipe je dirai que si l’institution apporte une garantie, c’est au niveau du désir. On ne peut pas désirer ce qu’on veut quand on s’engage dans une institution et qu’il y a là la garantie que du père est possible, un père soumis à la loi et non incestueux. Il est possible en tant qu’il permet de séparer la réalité du fantasme alors que chez les jeunes dont on s’occupe là, cette frontière reste indéterminée, mais qu’ils peuvent grâce au fantasme avoir des représentations qui ne les destituent pas comme sujet, car des représentations, c’est ce qu’on n’arrête pas de dire qu’ils n’en ont pas. Si, ils en ont, mais ils les mettent en actes et c’est pour ça que souvent ils les ratent leurs actes, pace que le sujet est alors trop près, trop pris dans la réalisation de ces fantasmes.
Là est, je pense, une place fondamentale d’un psychanalyste en institution, autoriser le fantasme à sa juste place.

 

Michel Ferrazzi.
 

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