Paris Silvia Lippi "Le collectif n'est rien que le sujet de l'individuel"
Demi-journée d’étude de Paris du 22 mars 2014
En 2011, j’ai organisé un Colloque à Cerisy avec P. Landmann, ayant pour titre Marx, Lacan : l’acte révolutionnaire et l’acte analytique, qui a donné suite à un ouvrage avec le titre éponyme.
C’est à partir de l’acte —analytique et politique— que nous avons interrogé la question du sujet, capitale pour la psychanalyse comme pour la pensée marxiste : le sujet de l’individuel (d’un point de vu psychanalytique, donc) et le sujet du collectif dans le champ du social. Nous avons pris parti de penser que ces deux sujets sont articulables, et on peut même penser qu’il s’agit du même sujet pris topologiquement de deux points différents, comme cette phrase de Lacan de 1945 que j’ai choisi comme titre de mon intervention, vient l’indiquer, en brouillant les cartes, sans les confondre, bien sûr.
L’acte a été analysé à partir du concept « révolution », auquel le psychanalystes préfèrent évidemment celui de « subversion », plus modéré, et surtout utilisé par Lacan dans son texte « Subversion du sujet, dialectique du désir », alors que Lacan lui-même n’hésite pas à l’utiliser en le référant à la pratique inventée par Freud, c’est-à-dire la psychanalyse elle-même : « « […]je ne crois pas venir hors de saison y évoquer l’élection par quoi elle [la ville de Vienne]restera, cette fois à jamais, liée à une révolution de la connaissance à la mesure du nom de Copernic : entendez, le lieu éternel de la découverte de Freud, si l’on peut dire que par elle le centre véritable de l’être humain n’est désormais plus au même endroit que lui assignait toute une tradition humaniste. »[1]
ACTE ET REVOLUTION
Par « acte analytique », Lacan entend le passage de l’analysant à l’analyste (pour un autre)[2]. Plus généralement, l’« acte analytique » désigne l’effet provoqué par analyste sur l’analysant dans la cure grâce au transfert, à travers sa parole, ses silences, ses scansions, ses coupures, etc. Précisons que l’analyste ne dirige pas l’analysant, il dirige la cure, cure qui peut modifier —subvertir— les coordonnées subjective de l’analysant.
L’acte analytique procède du transfert, il est donc forcément « singulier ». Il y a un avant et un après de l’acte, qui contient une dimension de ratage liée à l’inconscient, et qui « fonde » le sujet, qui le méconnaît ou le dénie. L’acte n’a pas de garantie statutaire. A cet égard, il participe d’une éthique qui, pour être celle du sujet, s’insère dans une dimension collective qui lui donne une valeur politique.
Tout acte se réalise à partir d’un sujet divisé par le fait qu’il parle et qu’il désire. Précisons que le sujet de la psychanalyse se distingue du sujet comme substance pensante (Descartes), du sujet de l’expérience (Hume), du sujet transcendantal (Kant), du sujet de la conscience de soi (Hegel), et du sujet de l’intentionnalité (Sartre). Lacan dira à la fin de son enseignement « parlêtre » c’est-à-dire le sujet, dit Patrick Valas pris comme individu qui a un nom, une histoire, un corps, un sinthome, une jouissance spécifique et un inconscient.
Lacan parle de « fading » du sujet dans le désir[3] : le sujet de la conscience s’éclipse, il disparaît pour laisser la place au sujet du désir, le sujet de l’inconscient. Il dira aussi que le sujet est aliéné —divisé— entre le sens et l’être[4], sans la possibilité de faire le choix entre les deux. Le sujet de la psychanalyse est un sujet qui flotte entre son être « acéphale » —le sujet est sous l’emprise de la pulsion— et son être capable d’accomplir des actes au nom de son désir. Le mot « sujet » est contenu dans la forme verbale « s’assujettir » : tout en étant « soumis » à l’inconscient il en est aussi responsable, le sujet est responsable de son désir, et il en assume les conséquences.
Le sujet de l’acte analytique et de l’acte révolutionnaire peuvent-ils être mis en relation ? Mais qu’est-ce qu’un acte révolutionnaire ? Et quel acte révolutionnaire peut-il être mis en relation avec l’acte analytique ?
Si on entend par acte révolutionnaire l’action collective et violente d’une masse, avec ou sans leader, qui suit aveuglément son idéal utopique, ça va de soi, l’acte analytique n’a rien à voir avec cela. Mais l’acte révolutionnaire, au sens marxiste du terme, n’a pas non plus de rapport avec cette conception de la révolution. Si toute révolution suivait ce schéma, la conception de Lacan de la révolution comme retour au même, selon le modèle de la révolution des astres, serait tout à fait satisfaisante.
L’acte révolutionnaire, tel qu’il est conçu par Marx, est possible seulement dans un conteste historique particulier, et avec un engagement individuel[5] qui est profondément ancré dans le collectif. Cet entrecroisement entre individuel et collectif, répétons-le, sera souligné par Lacan en 1945, lorsqu’il soutiendra que « le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel »[6].
LE SUJET EN INSTITUTION : L’INFLUENCE DU MARXISME ET DE LA PSYCHANALYSE
Prenons un exemple : dans les formes les plus réussies de la psychothérapie institutionnelle[7], le tissage entre acte individuel et acte collectif est déterminant : aucun de deux termes ne peut pas être subsumé dans l’autre. En ce sens, il ne s’agit pas d’appliquer la psychanalyse au collectif : c’est le sujet, qui, à partir de son être désirant, fait exister le collectif.
Pour Tosquelles, la psychothérapie institutionnelle est née de l’union de la pensée de Marx et de Freud[8]. Comment, d’un point de vue éthique, ces deux conceptions s’appliquent et s’articulent-elles dans la clinique ? Quels aspects du marxisme et de la psychanalyse entrent en jeu dans les institutions psychiatriques inspirées par la psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle ?
Un problème se présente, disons-le tout de suite, lorsque marxisme et psychanalyse prennent un aspect idéologique dans l’Institution, lorsqu’ils se mettent au service d’une psychiatrie politisée, « pathématique » aurait pu dire Lacan, ou « humaniste »[9], dans le meilleur des cas.
Par « psychiatrie humaniste », j’entends un certain mouvement institutionnel qui intervient —directement— sur les aspects pathologiques, relationnels et sociaux du patient, qu’il soit psychotique ou névrosé. L’institution[10] intervient au sens propre du terme : hospitalisations, travail, activités du temps libre, vacances, relations amicales et amoureuses. Au nom du bon sens et d’une éthique « du bien » (du patient), l’institution vient au secours du sujet en souffrance, au point qu’il ne reste, pour ce dernier, aucune place pour l’interrogation sur son désir. Ethique du bon sens
versus éthique du désir : c’est l’institution qui décide, à partir d’une déontologie humaniste, ou d’un savoir « scientifique » médical —les deux attitudes se rejoignent—, à la place du sujet.
Personne ne met en doute l’utilité de ces activités, mais quel rapport ont-elles avec les idées marxistes et la psychanalyse : la première exhorte à l’autogestion (la révolte « subjective » du prolétaire) et la seconde favorise l’implication du désir du sujet dans ses actes ?
Marx s’est toujours écarté du socialisme utopiste empreint d’humanisme (voir L’idéologie allemande, Le manifeste du Parti communiste) ; Althusser encore plus, dans son abord structuraliste du marxisme[11]. Il ne s’agit pas, pour Althusser, d’aplatir la dimension du sujet écrasé sous le poids de ses déterminismes structuraux : la structure ne bloque pas le sujet —ou le prolétaire— dans ses actes (ses révolutions, ses subversions…) ; c’est d’ailleurs, ce qu’a montré la psychanalyse, inspirée, elle aussi, par le structuralisme.
Inutile de le préciser, la psychanalyse, à la différence des autres formes des thérapies psychologiques, comportementalistes, ou humanistes renvoie au sujet, névrosé ou psychotique, la charge de son malheur. Car c’est seulement en transformant sa position face à ce qui le fait souffrir que le sujet change, et qu’il peut modifier son destin.
Dans sa préface à Psychanalyse et transversalité.Essais d’analyse institutionnelle, Deleuze définit l’institution que propose Guattari comme une « subjectivité de flux et de coupure, de flux dans les formes objectives d’un groupe. » Il continue : « Les dualités de l’objectif et du subjectif, de l’infrastructure et des suprastructures, de la production et de l’idéologie s’évanouissent pour faire place à la stricte complémentarité du sujet désirant de l’institution et de l’objet institutionnel. »[12] Cette analyse prend son sens à partir la distinction que Guattari fait entre les « groupes assujettis » et le « groupes-sujets ». Deleuze ajoute : « Les groupes assujettis ne sont pas moins dans les maîtres qu’ils se donnent ou qu’ils acceptent, que dans leurs masses ; la hiérarchie, l’organisation, verticale ou pyramidale qui les caractérise est faite pour conjurer toute inscription possible de non-sens, de mort ou d’éclatement, pour empêcher le développement des coupures créatrices, pour assurer les mécanismes d’autoconservation fondés sur l’exclusion des autres groupes ; leur centralisme opère par structuration, totalisation, unification, substituant aux conditions d’une véritable “énonciation” collective un agencement d’énoncés stéréotypés coupés à la fois du réel et de la subjectivité […]. Les groupes-sujets au contraire se définissent par des coefficients de transversalité, qui conjurent les totalités et hiérarchies ; ils sont agents d’énonciation, supports de désir, éléments de création institutionnelle […] »[13].
Ordre et réglementations ne sont pas des moyens efficaces dans la cure, en particulier avec les psychotiques. L’institution, dans laquelle la dimension symbolique est dominante (normes, horaires, hiérarchies, discipline, etc.) montre à quel point une prise en charge à partir de l’ordre « vertical » est minée. Une autre méthode, recourant à un ordre « transversal », selon l’expression de Guattari, pourrait avoir un autre impact sur le patient psychotique.
La transversalité casse l’ordre vertical (hiérarchique), écrasant pour celui qui doit le subir, et pas moins aliénant pour celui qui est chargé de l’imposer. Grâce à la transversalité, une autre communauté, un autre collectif se met en place.
Guattari et Deleuze proposent un collectif qui ne se forme pas à partir d’une totalisation unitaire, mais dans l’éclatement, dans la dissémination. L’unité s’opère « transversalement », à travers la multiplicité, car la multiplicité est propre au désir. L’unité du collectif est multiple et ouverte : elle permet au groupe de faire circuler les désirs (disséminés) de ses membres, et de mettre ceux-ci en connexion avec les désirs d’autres groupes. Sans les concilier, mais en perpétuant leurs contradictions et leurs éclatements.
Un problème qui se présente souvent dans l’institution psychiatrique est le risque de « chronicisation » de la maladie du patient. Le risque est plus fort lorsqu’on ne prend pas le temps de faire advenir le sujet —un sujet responsable dans ses contradictions inconscientes, dans ses désirs, ses angoisses…— en préférant la voie plus rapide, et à l’apparence plus efficace, de la médicalisation ou de l’assistance.
L’ETHIQUE DE MARX ET L’ETHIQUE DE LA PSYCHANALYSE
Psychanalyse et cynisme sont souvent associés. On dit que le psychanalyste ne soulage pas la souffrance du patient, ce qui ne veut pas dire que la praxis analytique ne soigne pas : elle soigne de surcroît dit Lacan. Simplement, le psychanalyste ne croit pas avoir les clés du bien-être du patient, il ne prend pas la position de celui qui sait (ce qu’il faut faire), qui répare, celui capable de résoudre le problème à la place du patient (en le rendant ainsi « innocent », irresponsable, étranger à son malheur[14]). Le psychanalyste ne soigne pas par la suggestion[15] ou la personnalité, il ne soigne pas avec une position de pouvoir : autrement dit, il n’incarne pas le Grand Autre tout-puissant. C’est plutôt l’inverse : le psychanalyste attend que ce soit le sujet qui trouve sa propre voie pour s’en sortir —quel qu’en soit le prix—, éventuellement, grâce à un sinthome[16].
Toute la question éthique dans la psychanalyse est là : l’éthique du désir n’est pas une éthique du « bien être ». Cela est comparable à la position de Marx, qui s’oppose au socialisme fataliste, et pour qui le prolétaire ne doit pas attendre une intervention extérieure pour briser les chaînes de sa condition misérable, mais c’est lui-même qui prend en mains son destin.
L’acte analytique est profondément ancré dans le collectif. On peut militer ou ne pas militer, mais la psychanalyse agit, qu’on le veuille ou non, dans la cité, son action s’exprime dans sa pratique comme dans sa théorie, qui a désormais contaminé l’art, la philosophie, la sociologie, l’économie, et même la religion (voir le dernier film de Nanni Moretti, Habemus Papam). La portée du discours psychanalytique est indépendante de sa clinique : l’action de la psychanalyse ne se réduit pas à la cure, elle s’exprime dans la cité, dans le champ de l’éthique, une éthique qui, répétons-le, tient compte du sujet de l’inconscient, du sujet du désir.
Aujourd’hui, il ne s’agit pas de défendre la psychanalyse lorsqu’elle est attaquée sous tous les fronts ; le combat se fait pour défendre l’éthique du sujet qu’elle propose, et c’est sur ce point, que psychanalyse et marxisme se réunissent dans leurs mouvements respectifs.
Psychanalyse et marxisme, Lacan et Marx combattent pour que le sujet puisse exister dans ses failles, s’exprimer comme manque, et bien sûr subvertir et se subvertir. Marx parle de révolution prolétaire, Lacan de subversion du sujet.
Nous ne voulons pas comparer ou différencier les deux
termes à partir d’une échelle de dégrées quantitatifs, selon une dialectique du plus et du moins, ni à partir de distinctions lexicales. Encore une fois, il ne s’agit pas d’identifier les deux termes, mais de pouvoir établir des rapports entre eux.
Toute subversion et toute révolution comporte des changements radicaux, irréversibles, et bien sûr des risques, au niveau du singulier et du collectif. Au sens marxiste, la révolution implique le changement des rapports de production dans une société. Autrement dit, les rapports entre les classes sociales, séparées à partir de la place de chaque classe dans les rapports de production. L’acte subversif au sens analytique du terme mobilise les coordonnées du sujet, qui trouve son destin dans le réel, réel qui désigne l’expérience la plus constitutive —intime et déchirante— pour le sujet.
L’acte révolutionnaire peut être conçu comme un clinamen : contingence —hasard— qui devient une nécessité venant à la place d’une autre nécessité (l’aliénation du prolétaire, le symptôme du névrosé). Tout acte révolutionnaire est une forme de répétition, mais une répétition qui n’est pas un retour au même : la répétition marque l’impossibilité de revenir au point de départ, la répétition marque la différence, comme l’affirmait Deleuze.
L’acte révolutionnaire implique une perte, nécessairement, et donc un changement : on passe de la tragédie à la farce, dit Marx à propos des grands événements de l’histoire, et de la tragédie à la comédie, dit Lacan à propos de la cure.
LA REVOLUTION, OU L’OPPOSITION PERMANENTE
Pour la communauté, il peut y avoir une impossibilité à assimiler jusqu’au but le changement que tout acte révolutionnaire comporte. Pensons en musique au courant du free jazz, mais aussi, en sortant du champ artistique, à la pensée marxiste et à la psychanalyse, encore aujourd’hui de difficile digestion.
Lorsque un acte révolutionnaire est intégré complètement dans une société —l’analyse socio-politique de Pasolini le montre bien—, il risque de perdre sa force de contestation : la révolution ne peut pas devenir « système », en ce sens, elle n’est pas une forme d’Aufhebung, le produit final de l’histoire, elle est une négation qui restera négation, une lutte inachevée, un combat permanent. D’où la nécessité d’une analyse permanente de la réalité historique. On ne peut pas soutenir aujourd’hui, par exemple, comme l’avait formulé Marx à son temps, que « le travail est l’essence de l’homme », le travail étant actuellement, un des symboles dominants de la société capitaliste.
Si la pensée marxiste pense l’homme à partir des structures de classes sociales, la psychanalyse le pense avec les structures cliniques : névrose, psychose et perversion. Les psychotiques, qui vivent souvent aux marges de la société de consommation et qui n’adoptent pas les mêmes valeurs bourgeoises, constituent dans leur différence, dans leur révolte —bien sûr, inconsciente et involontaire— une véritable forme d’opposition au monde capitaliste. C’est du moins ce que pense Foucault[17], et avec lui Deleuze, Guattari et Oury.
Cliniquement, au lieu d’essayer à tout prix d’intégrer les psychotiques dans une société à laquelle ils s’adaptent finalement très peu (voir les fréquentes décompensations lorsqu’ils doivent s’inscrire dans le lien social : travailler, terminer les études, avoir un logement, des règles de conduite sociale, etc.), c’est-à-dire une société qui les aliène —ce n’est pas seulement l’asile à le faire—, pourquoi ne pas envisager qu’ils puissent exister autrement, vivre en dehors de valeurs acquis par la société contemporaine ?
C’était l’idée de départ de Maud Mannoni et Jean Oury : dans leur conceptions institutionnelles, on ne soigne pas la folie, mais on offre un lieu de vie —Autre— aux psychotiques. La tentation de « névrotiser », voir « normaliser » le fou (pour qu’il puisse se socialiser, travailler, avoir un logement, de l’argent, des amis, etc.) surgit facilement dans le travail institutionnel en psychiatrie, comme dans une cure. Cette forme de « prescription » est souvent vécue par le psychotique comme une injonction, accablante et insupportable : « Qu’est-ce qu’il me veut celui-là ? ».
Dans le collectif, il est parfois difficile d’exprimer sa propre exigence de ne pas se conformer au désir de l’Autre (collectif et social), d’où l’importance de maintenir, dans l’Institution, des lieux où le sujet puisse s’exprimer au « singulier », comme lors d’une thérapie individuelle.
Pasolini montre dans ses films (Accattone, La ricotta) ou dans ses livres (Ragazzi di vita, Vita violenta) les couches les plus basses de la société, autrement dit les pauvres, le peuple qui pense seulement à sa survie, et qui ne combat pas pour un monde meilleur, qui ne s’inscrit pas, d’aucune manière dans la société de consommation. C’est le Lumpenproletariat, que Marx définit comme une « pourriture passive des couches inférieures de la vieille société, […][toujours prête]à se vendre »[18]. Mais pour Pasolini, leLumpenproletariat c’est l’anarchie absolue, il représente le peuple désordonné qui s’oppose à la gauche bureaucratique, bien organisée, hiérarchique, des pays communistes que Pasolini critique.
On comprend aussi pourquoi le Bataille marxiste de La notion de dépense, approuve la dépense improductive et s’acharne contre la dépense utile, contre l’appât du gain dans la perte. Seulement la perte infructueuse annule la plus-value, et elle casse le mécanisme capitaliste : « [Les dépenses improductives] représentent autant d’activités qui, tout au moins dans les conditions primitives, ont leur fins en elles-mêmes. Or, il est nécessaire de réserver le nom de dépense à ces formes improductives, à l’exclusion de tous les modes de consommation qui servent de moyen terme à la production. »[19]
Si on ne renouvelle pas constamment les constituantes théoriques et pratiques du marxisme et de la psychanalyse, dans une remise en cause permanente de leur lien, tout acte révolutionnaire perd sa force. De même que tout acte subversif.
Marx et Lacan n’ont pas cédé sur leurs engagements subversifs —on pourrait aussi dire qu’ils n’ont jamais cédé sur leurs désirs—, en se renouvelant en permanence. Et surtout, ils n’ont pas cédé sur les formes de praxis auxquelles ils nous incitent : d’un point de vue collectif et subjectif, dans la cité, comme dans la singularité du désir de chacun.
[1]Jacques Lacan, « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse » (1955), in Ecrits, p. 401.
[2]Jacques Lacan, L’acte psychanalitique (1967-68), séminaire inédit.
[3]« […]le moment d’un fading ou éclipse du sujet, étroitement lié à la Spaltung ou refente qu’il subit de sa subordination au signifiant ». Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » (1960), in Ecrits, p. 816.
[4]Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964-65), p. 192.
[5]La thèse du 1841 de Marx nous est parvenue sous la forme d’un manuscrit lacunaire, copié à la main du manuscrit original qui par la suite a été perdu. C’est dans ce texte que Marx donne les bases philosophiques de son matérialisme dialectique. Il aborde d’emblée les questions de l’aliénation et de la liberté, qui est, pour Marx, toujours en relation avec l’idée de l’épanouissement de l’homme. Karl Marx, Manuscrits de 1844, p. 151. Marx utilise rarement le terme « sujet », il parle de l’« homme » ou de l’« individu ». Il ne se réfère pas à l’homme en général (dans l’intention idéaliste), mais à l’homme de la réalité concrète, faisant partie d’une classe. Ibid., p. 79.
[6]« Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » (1945), in Ecrits, p. 213.
[7]Mouvement thérapeutique naît en France à la moitié du vingtième siècle. Le syntagme apparaît pour la première fois en 1952, dans un article intitulé « La psychothérapie institutionnelle française », publié dans la revue Anais Portugueses de Psiquiatrie, écrit par Georges Daumezon et Philippe Koechlin. D’après les exposants de la psychothérapie institutionnelle, l’aliénation sociale est à l’origine de troubles des sujets psychotiques. Il faut donc modifier l’institution, c’est-à-dire la structure de la méthode des soins, à partir des rapports soignants/soignés. Les lieux emblématiques de la psychothérapie institutionnelle en France sont : l’hôpital de Saint-Alban (autour de François Tosquelles), les cliniques de La Borde (autour de Jean Oury et de Félix Guattari) et de La Chesnaie (autour de Claude Jeangirard).
[8]Selon son témoignage dans le film de François Pain, François Tosquelles. Une politique de la folie.
[9]Lacan écrit à propos de l’humanisme : « Les idéaux de l’humanisme se résolvent dans l’utilitarisme du groupe. Et comme le groupe qui fait la loi, n’est point, pour des raisons sociales, tout à fait rassuré sur la justice des fondements de sa puissance, il s’en remet à un humanitarisme où s’expriment également la révolte des exploités et la mauvaise conscience des exploiteurs, auxquels la notion du châtiment est devenue également insupportable. L’antinomie idéologique reflète ici comme ailleurs le malaise social. » Jacques Lacan, « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie » (1950), in Ecrits, p. 137. Rappelons que pour Heidegger, « l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de l’homme. » L’essence de l’humanisme est toujours métaphysique, car il s’occupe de l’étant et non de l’être. Martin Heidegger, « Lettre sur l’humanisme » (1946), in Questions III et IV, p. 87.
[10]C’est-à-dire, médecins, psychologues, assistants sociaux, infirmiers, aides-soignants, etc. Mais c’est le médecin référent qui prend habituellement les décision pour le patient.
[11]Pour Althusser il n’y a pas de sujet de l’Histoire : il rompt avec l’interprétation orthodoxe du marxisme humaniste (Georg Lukács, Jean-Paul Sartre) qui fait du prolétaire le sujet de l’Histoire. Althusser opère une relecture contre les interprétations humanistes qui édulcorent le sens, la force d’invention et la puissance analytique originale et subversive de Marx. Dans son premier recueil, Pour Marx, il déclare entreprendre la relecture de Marx pour le dégager des scories déposées par l’Histoire : sur le versant de l’histoire politique, le stalinisme, et sur le versant de l’histoire des idées, le marxisme humaniste. Louis Althousser, Pour Marx.
[12]Gilles Deleuze, « Préface », in Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité.Essais d’analyse institutionnelle,p. IV.
[13]Ibid., p. VI.
[14]« Quand le malade est envoyé au médecin ou quand il l’aborde, ne dites pas qu’il en attend purement et simplement la guérison. Il met le médecin à l’épreuve de le sortir de sa condition de malade ce qui est tout à fait différent, car ceci peut impliquer qu’il est tout a fait attaché à l’idée de la conserver. Il vient parfois nous demander de l’authentifier comme malade, dans bien d’autres cas il vient, de la façon la plus manifeste, vous demander de le préserver dans sa maladie, de le traiter de la façon qui lui convient à lui, celle qui lui permettra de continuer d’être un malade bien installé dans sa maladie. » Jacques Lacan, « Psychanalyse et Médecine » (1966), inCahiers du collège de Médecine, 1966.
[15]Sigmund Freud, « De la psychothérapie », in La technique psychanalytique, p. 13.
[16] Le terme de sinthome est utilisé par Lacan pendant les années 1975-76, pour désigner une particularité de la fonction de l’écriture pour Joyce. Ce qui était « symptôme » se transforme, et peut devenir « sinthome ». Lesinthome fait tenir ensemble les trois ronds de l’imaginaire, du réel, et du symbolique : dans la psychose, en tant que quatrième nœud, il réalise une suppléance à la carence du père forclos. Notons que « sinthome » est la reprise d’une ancienne orthographe française. Pour Lacan, le symptôme doit « tomber », comme le sous-entend son étymologie (la syllabe pto signifie chute, qui dérive du grec ptoma). Mais le sinthome, qui constitue, selon Lacan, la « particularité » du sujet, ne chute pas. Il peut néanmoins se modifier, changer de trajectoire et corriger le parcours singulier du sujet, pour que désir et jouissance soient encore possibles.
[17]Foucault parle de la folie comme d’une « exaltation [du]hasard — hasard ni voulu ni cherché, mais livré à lui-même » : nous avons vu plus haut le lien entre contingence et révolution. Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique.
[18]Karl Marx & Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, p. 48.
[19]Georges Bataille, « La notion de dépense », inLa part maudite précédée par La notion de dépense, p. 28.