ParisMichel Ferrazzi "Tout et tout de suite"

Demi-journée d’étude de Paris du 22 mars 2014

Ce titre peut paraître étrange. Si j’use de cette expression sur un mode interrogatif, c’est que l’idée qui la soutient est que nous serions dans le passage d’un temps où le sujet était pris dans et par l’effet de la castration à un temps où il aurait de mois en moins à faire avec elle et donc ne pourrait plus intégrer harmonieusement ce qui serait sous-tendu par l’idée et la sensation du manque. L’effet de la castration (donc le désir) serait en danger. Jusqu’où peut aller ce mouvement et à quels phénomènes peut-on le rattacher ?

On sait que la psychanalyse comme une science autre et comme un possible discours autre a été inventée pas S. Freud dans le temps de l’avènement du capitalisme et de la forme néo-libérale qu’il allait prendre. Déjà Adam Smith, bien avant Freud, il vécut de 1723 à1790, avait bien sûr avancé le concept de main invisible pour prôner le libre échange et la loi du marché mais il mettait un régulateur à ce phénomène, celui de « spectateur impartial, un tiers donc, pas vraiment présent mais qui viendrait pondérer les idéologies en initiant un forme de régulation par la raison. Là, je pense qu’A. Smith serait lui-même étonné aujourd’hui en constatant que c’est ce tiers raisonnant qui ne fonctionne pas ou plus et qui a laissé place à des positions, des déclarations qu’on peut déceler comme se fondant sur des avis établis en dehors de toute expérience et qui prônent une vérité indiscutable. D’ailleurs, quand la psychanalyse est mise en demeure de s’expliquer, cela lui est demandé sur le modèle d’une vérité indiscutable elle aussi. Pas question d’un autre discours. Je tenterai de montrer que c’est là un point de faiblesse du système en place, système qui n’est pas le fait de la science puisque la science pour avancer doit produire un « plus de savoir » selon l’expression de J.C Milner (Le juif de savoir, éd. Grasset). Le scientifique n’est pas dans une position quant au savoir qui ne confine pas à la vérité pour lui car il sait que le savoir du moment peut être menteur parce que pouvant être totalement renversé par une nouvelle découverte. Nous avons donc là en jeu une loi contraire au principe de l’inconscient et du système refoulement-retour du refoulé. Ce principe on peut le dire forclusif à plusieurs titres :
– d’abord parce que seul le savoir est en jeu pour le scientifique, la vérité n’étant pas atteignable par le savoir puisque cette vérité dès le départ est tenue à l’écart et ne concerne pas la démarche du scientifique dont on peut dire peut-être qu’il s’en protège ainsi. On trouve à ce sujet intéressant dans l’ouvrage de M. Safouan (La psychanalyse éd. T. Marchaisse) au sujet de la position de Bleuler sur la démarche de Freud et sur ce qui les a éloignés.
– Et puis aussi parce que l’ordre signifiant est tenu à l’écart par le jeu d’une écriture en formules au plus près de l’expérience comme si cette écriture ne devait apporter aucune différence entre l’expérience et ce qui en est dit
Pour le scientifique, je vais employer une formulation qui me semble bien représenter ce dont il est question : une forclusion dynamique, pour indiquer que tant que le processus ne s’arrête pas, il peut soutenir un certain rapport au monde et que, si cela s’arrête, ou si le scientifique sort de son champ spécifique, il n’a plus cette garantie et soit il a fait ce travail par passion sans que son organisation de personnalité s’en soutienne et il passera alors à autre chose ( de la culture bio ; de la confiture ; de l’élevage d’escargots ; des maisons à ossature bois pour ceux auxquels j’ai eu à faire), soit sa personnalité s’en soutient et il décompensera ou viendra consulter un psychothérapeute ou un psychiatre ou peut-être…un analyste pour d’autres qui aussi sont venus me solliciter.
Il en va autrement pour ce qui est initié par le discours capitaliste qui du « scientifique-chercheur » va amener au « scientiste-trouveur ». Et comme l’énonce J Lacan (Ecrits « La science et la vérité » éd. Seuil p. 858) : « L’erreur de bonne foi est de toutes la plus impardonnable ». Je parle d’erreur parce que deux distorsions me semblent en jeu : d’abord, le fait que l’intérêt pour l’objet initial de la recherche « le plus de savoir » va tendre vers un autre, au pire le gain mercantile, au mieux que la supposée science devienne son propre objet et, arrêtant la dynamique qui la soutient tente de prouver qu’elle détient la vérité. Elle va donc s’attaquer à ce qui fait barrage à cette vérité. Par exemple, les études neurocognitivistes sur le rêve et l’état inconscient se multiplient , ce qui en a déjà été trouvé semblant insuffisant.
Dans de telles démarches, la vérité se limite à la dimension d’un savoir qui vient alors prendre la place d’un tout sans entame, sans barre. Ce ne serait donc pas une forclusion qui serait en jeu mais un déni qui peut prendre la tournure d’une belle canaillerie de bonne foi ou d’un embrigadement idéologique qui ne serait pas gratuit pour tout le monde. Ce déni, on le met en lien avec le refus de la castration, mais pour qui ? Je ne trancherai pas aujourd’hui, même si je pense qu’un Autre est en jeu. C’est d’ailleurs ce qui me laisse penser qu’il s’agit alors d’un déni qui fait que le savoir est récupéré non pas en « plus de savoir » mais en « plus de jouir » et qu’il a donc intérêt à rester figé et à tendre à s’universaliser pour étendre le marché et son influence. Nous avons alors à faire à des démarches processuelles, fermées, ne pouvant prendre en compte aucune donnée « étrangère » à ce qui les justifie : faire que le déni tienne en instaurant un savoir-tout là ou le scientifique visait un « savoir le plus possible ».
Cela a des effets et des influences sur un sujet qui peut en jouir au prix d’une certaine ignorance bien-sûr. Prenons l’exemple de notre rapport au temps aujourd’hui. Nous sommes au régime de la vitesse mais plus que cela à celui de l’immédiateté, il ne s’agit pas que cela aille de plus en plus vite mais que ce soit de plus en plus immédiat, que le temps non seulement ne soit pas un obstacle mais qu’il soit aboli, ce qui n’en génère pas moins une urgence de l’acte qui accélère la pensée et la centre sur ce qui est à réaliser en dehors de tout repère temporel ce qui fige le présent, fait ignorer le passé et réduit l’avenir à la réalisation immédiate de ce qui est entrepris. Le temps perd ainsi sa dimension symbolique, le futur ne s’appuie plus sur le passé, l’expérience tendrait à se réduire à la rapidité du présent qui seul serait à même d’apporter satisfaction et jouissance, de plus , il me semble que cela escamote l’idée de la répétition qui, elle, ne peut s’appuyer que sur une temporalité d’une certaine consistance, c’est-à-dire d’une histoire avec un passé dont une part qui reste ignorée ; un présent où se joue cet insu et un inaccompli. Je ne pense pas que la répétition en elle-même ait disparue mais que la conscience qui peut en advenir est obérée.
Maintenant que tout et tout de suite sont repérés, il serait important d’essayer d’en trouver la cause. Je soutiens devant vous et vous l’avez certainement déduit de mon propos que le discours capitaliste entretient et renforce ce mouvement, mais en est-il pour autant à l’origine ? La réponse appelle à une certaine prudence afin d’éviter de nous décharger à bon compte de ce qui pourrait nous animer, car si comme psychanalyste je me réfère dans le temps de ma pratique à un discours bien repéré, hors de mon cabinet, je n’échappe pas forcément à ce qui s’offre à moi comme sujet, ce qui comme nous le verrons plus loin est problématique.
Sur les effets du discou
rs capitaliste il y a à dire et peut-être à redire.Lacan a donné une certaine forme à se schéma lors d’une conférence en Italie en 1953. C’est dans une conférence à Milan en février 1972, intitulée « Du discours capitaliste » qu’il lui donnera une forme aboutie.
Que peut-on en dire ?
Tout d’abord qu’il ne tourne pas au carré comme les quatre autres discours déterminés par J Lacan et par lesquels nous pouvons passer alternativement. C’est donc un discours qu’on peut dire parasite en tant qu’il vient perturber un certain ordre du sujet. Quand le discours capitaliste est en jeu, les autres discours sont évincés. Dans la cure, le discours du psychanalyste n’est pas le seul en jeu et ce pour le psychanalyste comme pour le psychanalysant, les autres discours sont en jeu et devront révéler leur impuissance, ce qui donne lieu à des renversements de discours jusqu’à ce que le réel en ait raison. Il y a donc un parcours possible de ce qui se dit. Le discours capitaliste, sans manque ne s’inscrit pas dans ce cursus. Mais ce qui me semble le plus important, et j’ai pu penser cela après la lecture de « L’étourdit » (Autres Ecrits, éd. Seuil) c’est que le discours capitaliste n’impose pas une exclusion comme les autres discours, c’est-à-dire qu’il ne contient pas en lui-même quelque chose d’un racisme de structure dans la définition que nous en donne Lacan, toujours dans L’étourdit : « La race se constitue du mode dont se transmettent par l’ordre d’un discours les places symboliques » et c’est cela qui me semble en question. L’esclave ne sera jamais le maître, l’étudiant ne sera pas l’enseignant et si il devient enseignant il ne sera plus étudiant et l’hystérique ne sera jamais celui qui se laisse prendre à son jeu. Par contre cette logique est modifiée par le discours du psychanalyste qui peut être en place d’analysant, d’analyste, d’objet « a » de Autre, places qu’il peut occuper successivement sans qu’une soit exclue. Ce discours ne se fonde pas sur l’exception mais se fonde sur l’impossible du rapport entre l’objet et le sujet barré. Le discours capitaliste aussi ne fonde pas une exception mais à l’inverse du discours psychanalytique il colle le sujet non barré donc à l’objet. Un sujet pourrait donc être non barré mais sans privilège par rapport à tous les autres ? Ainsi est née la mondialisation, l’universalité des modes de production….. et le retour des aspirations à des identités partielles et à des exclusions. C’est ainsi que je peut recevoir ce que dit Lacan sur le racisme qu’on n’a pas fini de voir monter.
Si on regarde de près les circuits déterminés par le discours capitaliste on voit que le rapport « a » vers S barré est en place de production, il vient donc totalement combler le manque à jouir et alors manque à jouir et plus de jouir se superposeraient ?
La flèche qui va de S2 vers S1 indique que la vérité n’est pas discutable et que le sujet ne peut qu’en passer par elle ce qui produit un certain paradoxe : l’esclave ne peut accéder à la place de sujet barré qu’en se reconnaissant lui-même en place de capitaliste en s’assimilant à celui qui l’asservit. Un ouvrier peut ainsi se penser son propre entrepreneur (c.f les emplois d’auto-entrepreneurs dans les entreprises). Je pense que là, nous retrouvons une forme qui peut expliquer le discours et la position des scientistes : c’est le capitaliste.
On peut aussi remarquer qu’aucun passage n’est notable entre S2 et S barré, ce qui peut se retrouver dans ce que dit J.C Milner (ibid p. 62) : « Le savoir absolu est un savoir sans maître, dans cet univers, il y a le langage mais il n’y a pas de parole ». Deux solutions restent au sujet, se taire ou faire le perroquet.
Pour conclure cet abord très partiel de cette question, je voudrais reprendre ce que Lacan a parfois évoqué (dans des séminaires fermés, je crois) au sujet du « Savoir du psychanalyste » ou il évoque le fait que le discours du capitaliste rejette en dehors des champs du symbolique, donc par un processus de forclusion, rejette dons la castration. Bien-sûr que la castration ne pouvant être totalement symbolisée sa forclusion peut offrir une voie économique pour un sujet qui n’en serait pas pour autant psychotique.
Alors, quand j’apprends que des personnes neuropsychologues de formation et exerçant à partir des thérapies comportementalistes ou cognitivo-comportementales disent que c’est l’estime de soi qui est souvent le facteur du progrès et que d’autres joignent à leur pratique de l’énergétique, chinoise ou autre ou des pratiques corporelles diverses, je pense qu’ils tentent sans le savoir de sortir de la nasse du discours capitaliste dans lequel ils ont été pris mais sans pouvoir le changer. L’inconscient leur reste étranger.

M Ferrazzi

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