Paz Sanchez Calatayud "A sa manière"
Avant tout, je remercie l’association Analyse Freudienne de laisser un espace pour que des gens comme moi, avec un trajet psychanalytique assez récent, puissent exposer leurs travaux, leurs questions et les difficultés rencontrées.
Sur Facebook, le philosophe Miguel Morey écrit : « (…) l’acte de penser sera toujours un acte d’indiscipline (…). Produit comme un saut involontaire dans le fil du processus d’une pensée disciplinée et méthodique, cet acte est un évènement qui surgit pour provoquer une rupture : il nous impose de changer de position (…). L’acte de penser apparaît dans cette faille où se brisent le désir de normalité et le parcours discipliné qui nous gouvernent » . L’acte de penser est cette fracture.
Une question insiste…, il y a deux ans que j’assure une consultation dans une cité-dortoir proche de Madrid ; souvent, les gens qui viennent me voir sont absorbés dans une routine et des comportements qui laissent peu de place à la pensée. Pour eux, tout est dans une immédiateté, sans possibilité de différer, il n’y a pas d’attente, nous sommes là dans le domaine de la pulsion (…) qui s’exprime directement en acte.
Parmi eux, une jeune femme avait décidé de venir voir un psychologue, et en même temps, elle avait déjà un rendez-vous pour une opération de réduction de l’estomac. Une autre jeune fille se présentait avec un corps complètement recousu à la suite de graves accidents de moto et de pratiques sportives ; elle avait 30 ans, avec le corps de quelqu’un de 65 ans. Un homme est venu, amené par sa mère et sa soeur, du fait de ses impulsions et de ses addictions. Il essayait de contrôler toutes ses activités en chronométrant le temps qu’il passait dans chacune d’entre elles, de façon exhaustive.
Ils ne pouvaient pas mettre en mots, ils ne pouvaient pas dire, ils s’exprimaient en actes. Ils étaient prisonniers de l’immédiateté.
Le travail avec eux me posait certains problèmes, par exemple le suivant : j’avais le sentiment que je disposais de très peu de temps pour pouvoir intervenir, pour redonner une place à la parole, à la pensée, pour qu’ils se posent la question de savoir ce que pouvait représenter pour eux ce désir d’opération, ou le fait de conduire une moto à deux cents à l’heure, ou encore ces actes destructeurs. Je finissais par être obsédée par le peu de temps qu’ils me laissaient pour réfléchir entre deux passages à l’acte.
Serge Sabinus nous a parlé à Madrid de ces prisonniers du temps que nous sommes tous ; avec ces patients, je me trouvais piégée par un manque de temps.
Cette précipitation n’est pas seulement le propre de cette consultation, elle est de plus en plus prégnante dans la société, où tout se mesure à l’aune de la rentabilité, au fait d’obtenir un maximum d’argent dans un minimum de temps, où les individus passent au second plan. Les thérapies se doivent d’être le plus court possible, visant le symptôme, oubliant le sujet de l’inconscient, ou cherchant à le situer d’une autre manière, plus scientifique, produisant une désubjectivation …Récemment, j’ai lu dans un journal que l’on a découvert une chose absolument nouvelle, des pensées parasites (« eyecciones mentales ») : « Les experts ont commencé à étudier une forme de mémoire liée, un phénomène qu’ils ont nommé « pensées parasites » (mind pops) : ce sont des mots, des images ou des mélodies qui viennent à notre conscience de façon subite et inattendue […] »
El País a publié un article intitulé « La société des parvenus », où il est dit : « On peut toujours voyager plus, changer de métier, monter ou descendre dans l’échelle sociale ; …mais le prix à payer pour cette précipitation est le déracinement. Les masters nous apprennent à nous adapter, à nous préparer à toute éventualité, c’est-à-dire à ne rien savoir sur rien, le nouvel impératif est d’arriver au plus vite, on ne sait pas bien où, mais de toute façon, avant les Chinois (…) ; face aux échecs dans une entreprise apparaît un nouveau cadre, le nettoyeur (saneador), qui doit externaliser le problème. »
Pour tout travail aujourd’hui, ce qui est bien vu, c’est une formation express, et on ne reconnaît plus ni les efforts, ni les années d’expérience.
Jean-Pierre Le Goff écrit : « La relation à la temporalité historique se trouve également modifiée. Les parcours individuels ne s’inscrivent plus dans une dimension historique ponctuée de guerres et de conflits qui supposent des engagements et des sacrifices, ainsi qu’une dynamique de progrès. L’individualité nouvelle vit dans un temps court : le plaisir doit se vivre au présent. Finalement, l’individu en arrive à se perdre dans un plaisir qui se consomme dans l’instant et le précipite dans un mouvement perpétuel. L’inconstant et l’éphémère, la culture de la spontanéité et de la réponse immédiate s’imposent. L’idée du compromis, du détour, de sacrifices nécessaires pour atteindre un objectif apparaît comme une contrainte douloureuse » .
Alain Badiou dit que les fictions du monde capitaliste renvoient à un désir illimité (l’argent). Il dit que maintenant, nous nous consacrons à une accumulation d’objets, et il propose de changer « la passion de l’accumulation » par la créativité et l’invention, ce qui a fonctionné dans d’autres cultures. Ce domaine reste aux mains des artistes, mais nous, facilitons-nous l’inventivité et la création chez nos patients ?
Une autre analysante, Leire, qui est en analyse depuis plus de deux ans, est venue parler, au début, d’histoires de séparations, de jalousies, de souffrances, de deuils, de malaises. Elle se plaçait dans des situations qui mettaient en péril son travail, sa stabilité économique, et qui affectaient même sa santé. De plus, elle était continuellement préoccupée par les demandes de ses partenaires.
Elle venait avec sa mélodie personnelle, très rythmée, assez chaotique et triste. Puis, petit à petit, elle s’est rendu compte que, sans le vouloir, elle faisait des associations d’idées qui la concernaient, elle et son histoire familiale ; alors, ont commencé à apparaître des choses qu’elle n’attendait pas, qui la surprenaient et lui déplaisaient, mais qui étaient plus proches de sa vérité. Elle a alors perçu sa musique inconsciente qui était déjà là, mais qu’elle n’entendait pas.
Au fur et à mesure, des tonalités nouvelles non répétitives s’ajoutaient, surprenantes, qui l’ont amenée à faire un travail d’élaboration.
C’est ainsi qu’elle en est venue à s’intéresser à son inconscient, à faire des recherches généalogiques sur sa famille paternelle et maternelle. Elle a repéré que les hommes avaient eu le même prénom sur quatre générations. C’était le nom de l’arrière-grand-père qui avait été assassiné devant son fils, alors petit ; c’était le nom de son père qu’on avait trouvé mort dans un lieu sordide, tel un mendiant. C’est le nom que porte son frère, mais lui, a rompu avec cette coutume de donner toujours le même nom au fils ; il l’a changé pour un autre prénom qui comporte pratiquement les mêmes lettres, mais dans un ordre différent (avec presque toutes les lettres comprises dans le mot père).
Petit à petit, elle remanie son espace mental, échappe aux situations dramatiques et répétitives de son existence ; elle va consacrer beaucoup de son temps à des lectures sur des thèmes de psychologie, surtout de l’enfant.
Ainsi, tout rêve, acte manqué, mot d’esprit, lapsus, tout conflit, toute difficulté peuvent nous servir à penser l’analyse comme espace d’élaboration.
Je crois que ce que j’ai fait, à partir d’un certain moment, a consisté à me contraindre, à renoncer à vouloir répondre à sa demande pressante, à ne pas être prise par l’urgence, par cette pression de l’immédiateté, et finalement, à ne pas me laisser mener par la pulsion de mort
dans son aspect d’immédiateté et de destruction ; en fait, cela consistait à être là et à laisser à cette patiente un espace nécessaire pour qu’elle puisse penser et décider. Savoir patienter, prendre mon temps, et laisser du temps aux patients. Alors, sont apparues des identifications à des signifiants produits par son entourage : « choni » (jeune femme vulgaire, avec une connotation sexuelle), « ligera de gascos » (petite écervelée), ou encore ce signifiant que lui attribuaient les hommes : « letal », ou cet autre qui revenait toujours dans sa vie : « quiebra » (son père lui avait cassé [quebro] un bras, et elle s’était trouvée en faillite [quiebra]).
Leire, comme d’autres analysants, se présentait très angoissée, et cette angoisse transparaissait dans sa manière de se situer dans le temps et l’espace qui étaient vécus comme une menace, un danger, une confrontation avec le rien, aucun signifiant ne parvenait à rendre compte de ce qui se passait alors, sans explication possible. Cette patiente se séparait violemment de ses compagnons, en ayant toujours une solution de rechange. Elle éprouvait des chagrins perpétuels qui la rattachaient au passé, à la perte, elle ne parvenait pas à prendre une distance nécessaire pour pouvoir surmonter et ensuite, oublier cette perte, passer à autre chose.
Dans ces moments d’angoisse, tout s’estompait : le présent, tout projet d’avenir, le passé, et même son histoire.
Quand quelqu’un n’est plus en contact avec son « côté obscur », quand il ne prend plus le temps de penser, quand il a perdu sa liberté, il est pressé par le temps et soumis à la pulsion de mort.
Si l’inconscient représente un savoir sur le réel, comme le dit Guy Dana, nous, psychanalystes, nous devons être attentifs à entendre ces trébuchements, à les accueillir avec tolérance, avec des mots, afin que l’analysant puisse avoir petit à petit cette « tolérance » vis-à-vis de lui-même.
Il est important de laisser aux patients le temps nécessaire à l’élaboration, de respecter leurs rythmes, tout en supportant les affects qui nous perturbent, aidés par des temps d’analyse, de supervisions, de dispositifs comme « Le trait du cas », ou « Haciendo caso », un autre dispositif que nous pratiquons à Madrid et qui m’a permis d’élaborer ce qui se passait avec un analysant. Tout cela nous sert à ne pas intervenir prématurément, à ne pas se fermer au sens, à ne pas se précipiter, ce qui pourrait être désastreux pour un analysant. Evidemment, l’analyste devra faire attention à ne pas se mettre précisément là où il est attendu dans le transfert.
Si l’analyste s’obstine à faire part de ses propres réflexions, à introduire ses signifiants, à proposer ses tonalités personnelles, il s’écarte de la partition de l’analysant, il fait son petit mélange, une musique convenue qui entrave la démarche créative de l’analysant.
Otto Dörr Zegers dit : « L’angoisse bouleverse deux traits spécifiquement humains : les objets perdent leur aspect familier, deviennent inquiétants, et en même temps disparaît la distance qui pouvait exister entre une personne et son monde ».
Il y a une relation très étroite entre espace, temps et subjectivité, et donc, dans notre travail clinique, il est important d’écouter la singularité du patient ; dans ce sens, l’association libre permet que l’analysant s’exprime à sa manière, et que nous puissions écouter et accueillir l’inattendu, comme le dit Guy Dana.
Evidemment, l’association libre permet la pensée, pour autant que l’analyste soit attentif à la parole et non aux actes, y compris pour lui-même.
C’est ainsi que l’analysant peut commencer à prendre son temps, et ouvrir un espace psychique pour la pensée, à partir de ses associations d’idées.
Est-ce la seule façon de domestiquer la pulsion de mort?
Dans l’enfance et dans les rêves, tout est au présent. Le patient est pris dans cette atemporalité de l’inconscient mais, à partir de l’écoute des formations de l’inconscient, nous allons pouvoir accéder à certains signifiants liés au réel.
Le temps de l’analyse ressemble à un travail de création d’une histoire nouvelle, d’une nouvelle fiction qui se construit à l’aide de fragments de souvenirs et des associations qui surviennent. Les signifiants vont s’associer selon une trame nouvelle, la parole prendra toujours plus de place, ce qui doit se produire au bon moment, sans précipitation, ni trop tard. Il faut laisser l’analysant aller à son « rythme », prendre son « temps », à « sa manière ».
Paz Sanchez Calatayud
Traduction : Serge Granier de Cassagnac