Philippe Wolosko "La jouissance est-elle curable"

Ce qui fait obstacle à la cure ce sont les résistances; nous avons abordé lors de précédents séminaires les résistances du côté de l’analyste, en tant que ces résistances peuvent être travaillée à partir du désir d’analyste. Quant aux résistances du côté de l’analysant, Freud, dans  » Inhibition, symptôme et angoisse » ( 1926 ) en recense cinq.

Trois s’originent du moi: la résistance de refoulement, la résistance de transfert et le bénéfice de la maladie. Une du ça: celle responsable de la nécessité de la perlaboration; et celle du surmoi: « c’est la plus obscure, mais non pas toujours la plus faible; elle semble prendre racine dans le sentiment de culpabilité ou le besoin de punition s’opposant à tout succès, et par conséquent aussi à la guérison par l’analyse 1». Lacan élabore différemment ces questions à partir du concept de jouissance, il parle de jouissance du surmoi, qui est l’instance punitive. L’intérêt du concept de jouissance est d’y inclure la pulsion de mort sous une forme discursive, telle que l’on peut l’utiliser dans nos élaborations théorico- cliniques. Cela nous permet de dire que l’une des principales, voire la principale résistance à l’analyse est la jouissance de l’analysant.

Alors comment travailler la question de la jouissance ici? Nous pouvons le faire en nous s’appuyant sur ce qu’à dit Lacan dans le séminaire XVI,  » D’un Autre à l’autre  » lors de la séance du 15 janvier 1969:  » Pour nous en acquitter nous dirons (que) FREUD écrit : « La jouissance est masochiste dans son fond »2. Il dit ceci dans le sens où « la jouissance se porterait à rabaisser le seuil nécessaire au maintient de la vie »3. Cela va nous amener à parler du masochisme.

L’évolution de la théorisation de Freud sur le masochisme est relative à son élaboration de la pulsion de mort. En effet, en 1905 dans les « Trois essaissurlathéoriesexuelle» 4  ilparlepourlapremièrefoisdumasochisme,

et il définit le sadisme comme originaire et le masochisme comme un retournement de ce sadisme sur le moi. Ce n’est qu’après « Au-delà du principe de plaisir »5 en 1920, où il introduit la pulsion de mort, qu’il amène

l’idée d’un masochisme originel comme étant la part du sadisme originaire qui n’a pu être reportée vers l’extérieur et d’un masochisme secondaire qui est le sadisme originaire introjecté, tourné vers l’intérieur ayant régressé à sa situation antérieure. Ainsi, la pulsion de mort se décompose en une partie tournée vers l’extérieur : le sadisme originaire, et en une partie résiduelle restée à l’intérieur constituant le masochisme originel. Le sadisme (l’agressivité, dont le sadisme est une des composantes) apparaît alors comme une nécessité pour le sujet, de se défendre contre la tendance auto- agressive de la pulsion, en tant qu’originairement pulsion de mort ; en la projetant vers l’extérieur. Ceci amène que, évidement, tout organisme vivant est touché par la pulsion de mort ; c’est dire que tout sujet a des tendances masochistes et sadiques, et ceci, dans des proportions variables. Freud écrit

en 1933 dans
psychanalyse » : « il en résulte la conception que le masochisme est plus ancien que le sadisme, le sadisme étant lui une pulsion de destruction tournée vers l’extérieur, laquelle acquiert ainsi le caractère de l’agression. Telle ou telle quantité de la pulsion d’autodestruction originelle peut encore demeurer à l’intérieur ; il semble que notre perception ne peut se saisir d’elle qu’à deux conditions : qu’elle se relie à des pulsions érotiques pour former le masochisme, ou qu’elle se tourne comme agression – avec un ajout érotique plus ou moins grand- contre le monde extérieur. (…) Il semble effectivement qu’il nous faille détruire d’autres choses et d’autres êtres pour ne pas nous détruire nous-même, pour nous préserver de la tendance à l’autodestruction. » Ainsi, on peut entendre que le sadisme n’est là pour que le sujet ne s’autodétruise pas par son masochisme. Et d’autre part, que on ne peut percevoir les effets de la pulsion de mort, nommée ici par Freud pulsion d’autodestruction, que par l’intermédiaire du masochisme et seulement lorsque celui-ci se transforme en sadisme. Cela signifie que le masochisme, bien qu’il soit premier, ne peut s’entendre que lorsqu’il est secondaire, c’est-à- dire après le retournement du sadisme contre le sujet lui-même. Lors des cures ne peut être travaillé que le masochisme secondaire qui apparaît comme la première manifestation du masochisme observable, sous la forme d’un sadisme tourné contre le sujet lui-même.

En 1920 Freud découvre la pulsion de mort et l’intrication des pulsions. En 1924 dans « Le problème économique du masochisme » il parle de mixtion des pulsions et donne une importance étonnante au masochisme qu’il est proche d’identifier à la pulsion de mort : il écrit ainsi 7: « Si l’on veut prendre parti d’une certaine imprécision on peut dire que la pulsion de mort agissant dans l’organisme,…, est identique au masochisme. » C’est probablement à cette phrase que se réfère Lacan. Freud confirme en 1933 cette assertion dans les « Nouvelles Leçons »8 : « Le masochisme : si nous faisons abstraction, pour l’instant, de sa composante érotique, il est pour nous le garant de l’existence d’une tendance qui a pour but l’autodestruction. » et il poursuit dans « Le problème économique du masochisme 9»: « Ainsi ce masochisme serait un témoin et un vestige de cette phase de formation dans laquelle se produisit cet alliage, si important pour la vie, de la pulsion de mort et de l’Eros. » Que la pulsion de mort soit présente dans tous les investissements libidinaux signifie que personne ne peut être exempt si ce n’est exsangue de masochisme. La jouissance masochiste est le lieu privilégié d’observation de l’alliance de l’Eros et de la pulsion de mort ; qui s’y articulent en un alliage chaque fois particulier, où la douleur est érotisée. Ainsi, le masochisme apparaît comme la traduction, pour un sujet, de la pulsion de mort, cette érotisation est l’articulation de la pulsion à l’univers du signifiant, au A; pour le dire en termes lacaniens: ce qui libidinalisé, érotisé correspond à l’imaginaire, c’est ce qui est spécularisable.

Freud décrit trois formes du masochisme. Il y a le masochisme érogène (comme condition d’une excitation sexuelle par le plaisir de souffrance), le masochisme féminin (comme expression de l’être féminin) et le masochisme moral (comme norme du comportement de vie : behaviour).

Le masochisme érogène n’est pas une forme clinique de la perversion

sexuelle masochiste, mais une condition qui est à la base de la perversion

masochiste et qu’on retrouve aussi dans le masochisme moral : la liaison du

plaisir sexuel à la douleur. Ainsi, d’emblée le masochisme moral est érotisé,

sexualisé. Freud développe son propos dans « Le problème économique du

masochisme » en liant l’excitation par la douleur et celle provoquée par les

zones érogènes, par ce qu’il nomme « co-excitation libidinale ». Cette co-

excitation libidinale est le paradigme de l’alliance de l’Eros et de la pulsion de

mort, et définit le masochisme érogène. Le mécanisme du masochisme

érogène est le suivant : la part de la pulsion destructrice, pulsion de mort qui

ne participe pas à ce report vers l’extérieur, demeure dans l’organisme et là,

elle est liée libidinalement, à l’aide de la co-excitation sexuelle ; en elle nous

avons à reconnaître le masochisme érogène originel; celui provenant du

sadisme retourné en masochisme secondaire. Cette co-excitation libidinale 10

est, écrit-il , telle qu’elle : « connaîtrait dans les diverses constitutions s
exuelles une extension diversement grande,(…), qui ensuite est pourvu de cette superstructure psychique, le masochisme érogène. » Il n’y a pas de constitution sexuelle sans présence de la pulsion de mort, voire sans une touche de masochisme, en effet Freud écrit11 : « Le masochisme érogène participe à toutes les phases de développement de la libido. » J’ai pu être le témoin de la levée du refoulement d’un souvenir d’une scène de plaisir de la souffrance dans l’enfance, probablement à l’origine d’un masochisme moral important chez une femme âgée aujourd’hui de plus de 50 ans. Très petite, elle a l’habitude d’aller voir sa tante, bonne sœur dans un couvent. Toutes ces sœurs se précipitent autour d’elle et vont l’initier au plaisir masochiste. Elle raconte que : « petite je pleure, je souffre de la fessée ; après les bonnes sœurs me disent ce que tu es une gentille fille, cela me procure un tel apaisement, que cela me fait penser à un orgasme ». Très souvent on peut retrouver dans l’histoire de sujets masochistes, au sens du masochisme moral, de telles scènes d’abus sexuel. Je pense n’avoir pas vu dans ma pratique de masochiste pervers, mais on peut y observer aussi une scène initiatrice au plaisir dans la souffrance, frayant ainsi la voie au masochisme, chez Sacher Masoch, qui le décrit très bien dans « La Vénus à la fourrure » (1870).

Quant au masochisme féminin, Freud avec son humour habituel, le 12

décrit ainsi : « Nous connaissons cette espèce de masochisme chez l’homme… à partir de fantaisies… (dont) le contenu manifeste est : être bâillonné, ligoté, battu de douloureuse façon, fouetté, maltraité d’une manière ou d’une autre, contraint à une obéissance inconditionnelle, souillé, rabaissé. … on fait la découverte qu’elles (les fantaisies) mettent la personne dans une situation caractéristique de la féminité, donc signifiant être-castré, être-coïté ou enfanté. C’est pourquoi cette forme de masochisme je l’ai nommée,…, le masochisme féminin, bien que tant de ses éléments renvoient à la vie infantile. » Cela ne va pas sans évoquer le fantasme « un enfant est battu. » Freud écrit ce texte en 1919, soit l’année précédant la découverte de la pulsion de mort. Le titre complet de ce texte est : « Un enfant est battu. Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles ». Et ce qui est moins connu est qu’il l’annonce dans une lettre à Ferenczi du 24 janvier 1919 comme traitant de la genèse du masochisme. Dans l’analyse qu’il produit de cette fantaisie, il écrit à propos de la deuxième phase, dont vous savez qu’elle est la plus importante et qu’elle est inconsciente : « Son énoncé est donc maintenant : je suis battu par le père. Elle a indubitablement un caractère masochiste. »13 Et il ajoute plus loin14 : « Ainsi la fantaisie de la deuxième phase – être soi-même battu par le père – deviendrait l’expression directe de la conscience de culpabilité à laquelle est maintenant soumis l’amour pour le père. Elle est donc devenue masochiste. (…) Ce être-battu est maintenant une conjonction de conscience de culpabilité et d’érotisme; il n’est pas seulement la punition de la relation génitale prohibée, mais aussi le substitut régressif de celle-ci, et c’est de cette dernière source qu’il reçoit l’excitation libidinale qui lui sera désormais attachée et qui trouvera l’éconduction dans des actes onaniques. Or c’est seulement à partir de là qu’on a l’essence du masochisme. » La transition entre la première phase, sadique, et la seconde, masochiste se passe sous l’influence de la conscience de culpabilité, qui participe à l’acte de refoulement. Ce qui est refoulé est bien le sadisme. Ainsi, sont posés là les liens étroits du masochisme avec l’organisation sexuelle, le fantasme est masochiste dans son fond : être battu signifie être aimé ; et apparaissent ,ici, les liens étroits du masochisme avec la culpabilité. C’est-à-dire que la jouissance autodestructrice se manifeste par l’intermédiaire des signifiants liés à la culpabilité.

La forme de masochisme la plus importante, tant par sa fréquence, sa gravité et les difficultés lors des cures analytiques, est le masochisme moral. Le masochisme moral peut mettre en jeu la vie d’un sujet. Le masochisme moral se déduit d’un comportement ; Freud parle de « behaviour ». En effet, tout le monde connaît de tels sujets. Un bel exemple nous est donné dans le film de Francis Veber : « La chèvre » avec Pierre Richard qui joue le rôle d’un masochiste moral repéré par un psychologue pour retrouver une autre masochiste morale. Et à quels comportements les repère-t-on ? Freud en donne trois exemples : « tomber dans le malheur d’un mariage malheureux ; sombrer dans la banqueroute financière et être livré à une maladie grave ». Amour, argent, santé ; on retrouve là l’horoscope.

Pour l’amour, je pense à ces couples passionnels sertis l’un dans l’autre dans une passion sado-masochiste, liés comme une pierre dans une bague. Là, le masochisme moral se joue à deux ; et on y perçoit l’incidence du fantasme. Ou il y a ces femmes et ces hommes s’imaginant avoir trouvé l’élu(e), être pris dans un grand amour où ils ne font que souffrir et se détruire ; et ceux pour qui le destin sans cesse répète des amours malheureuses. Je pense par exemple à cette femme de 45 ans qui se sépare péniblement d’un mari qui l’ignorait pour en rencontrer un autre, si attentionné qu’il la dépouille avant de s’enfuir.

Avec l’argent, ces hommes ou femmes, entraînés par le destin (dont on sait qu’il représente l’étape ultime de la soumission dans la série qui commence avec les parents) se soumettent à des revers, des ruines ou des arnaques répétitives. Comme cet homme qui se fait à chaque fois embaucher ou s’associe à des entreprises qui déposent le bilan peu après ; ou celui-ci qui enfin obtient une promotion et qui quelques jours avant sa prise de fonction se fait une fracture compliquée du fémur qui le tient 6 mois alité, ce même homme avait déjà été plaqué la veille de son concours à une grande école d’ingénieurs ; et ceci n’est qu’une partie de sa biographie émaillée d’autres mésaventures.

Pour la santé, qui ne connaît quelqu’un qui se fait bénéficier de plusieurs maladies graves comme deux ou trois cancers successifs, ou les petits accidents de santé au cours des cures. Je pense par exemple à cette femme à l’enfance vraiment malheureuse qui contracte une poly-arthrite rhumatoïde ; à une autre qui a eu trois cancers du sein ; ou à cette femme polyioméliytique qui trouve enfin un emploi et se fait rouler sur le pied par sa voiture dont elle avait oublié de serrer le frein à main et perd ainsi et son emploi et son seul bien qui était sa voiture aménagée.

Le mot « maso » est depuis longtemps passé dans le langage 15

courant. « Le fait », comme le remarque Freud , « que l’usage de la langue n’a pas abandonné la relation à l’érotisme de cette norme de comportement dans la vie, et qu’il nomme masochistes également ceux qui ainsi se font dommage à eux-mêmes, cela devrait avoir un sens. » Par cette remarque, Freud, décroche le masochisme de la perversion et donne au masochisme un statut de comportement autodestructeur. Cela met en relief la pulsion de mort. On peut ainsi différencier la perversion masochiste où la douleur est la condition nécessaire, préalable à l’excitation sexuelle ; du masochisme, disons névrotique, où, la douleur, ou bien la position féminine, participent à l’excitation sexuelle et au plaisir. En effet, le fantasme chez le pervers est ce qui va organiser et même générer le jeu pulsionnel, c’est à dire que la pulsion ne peut fonctionner que dans le cadre étroit déterminé par le fantasme ; alors que chez le névrosé le fantasme alimente ce jeu pulsionnel, accompagne la pulsion vers son but.

Qu
ant aux liens étroits entre le masochisme moral et la culpabilité ; il n’y a qu’à considérer que les expressions suivantes sont soit des quasi- synonymes, soit qu’ils ont un champ commun concernant l’essentiel de ce qu’ils recouvrent, avec le masochisme moral. Ce sont : besoin de punition, sentiment de culpabilité inconscient, surmoi, névrose d’échec, réaction thérapeutique négative. C’est manifeste dans le langage courant où on dit : « c’est pour me culpabiliser » ; convoquant ainsi le surmoi. Le sujet se soumet à son surmoi cruel sans se sentir soumis à ce surmoi ; et le moi du sujet renforce cette soumission. Freud l’écrit ainsi dans le problème économique du masochisme16 : « les aspirations masochistes du moi restent en général cachées à la personne et ne peuvent qu’être inférées de son comportement » et il ajoute : « A y regarder de plus près, nous remarquons bien la différence qui sépare un tel prolongement inconscient de la morale d’avec le masochisme moral. Dans le premier l’accent porte sur le sadisme accru du sur-moi, auquel le moi se soumet, dans le second au contraire sur le masochisme propre du moi, qui réclame punition, que ce soit du sur-moi, que ce soit des puissances parentales à l’extérieur ». Alors quel est le signe clinique de ce masochisme ? C’est la morsure de conscience ; où le moi a un besoin de punition de la part d’une puissance parentale, sans que le sujet ait conscience du mécanisme. Il s’agit du désir d’être battu par le père et d’avoir des rapports sexuels  » passifs  » avec lui, qui peuvent être insérés dans le contenu du masochisme moral. Mais alors quel est le contenu latent de ce masochisme ? C’est la resexualisation de la morale.

Ceci est un point fondamental du masochisme moral, c’est qu’il y a de la jouissance dans la souffrance ; c’est-à-dire qu’à partir de la culpabilité, la morale, la conscience morale est sexualisée. Dans un premier temps, elle a été désexualisée, parce que le complexe d’œdipe l’a été. Freud fait allusion ici au refoulement de la sexualité infantile. Mais dans un second temps logique et pathologique, la morale est resexualisée. Le sujet opère une régression de la morale au complexe d’Œdipe à nouveau sexualisé. Cette régression n’est selon Freud ni à l’avantage du sujet, ni à celui de la morale. Le plaisir de la douleur est privilégié. La conscience morale est en partie perdue. La tentation de commettre le péché surgit. Par lui le sujet pourra expier sa faute sous les reproches de la conscience morale sadique. Ce que Freud explique du comportement des masochistes : « Conscience morale et morale sont nées du surmontement, de la désexualisation du complexe d’Œdipe; par le masochisme moral, la morale est de nouveau sexualisée, le complexe d’Oedipe est revivifié, une voie de régression de la morale au complexe d’Œdipe est frayée. » Ainsi c’est la douleur qui est recherchée, la sexualité n’apparaît que par l’érotisation inconsciente de la souffrance ; ce qui permet de comprendre : «La souffrance elle-même, c’est là ce qui importe; qu’elle soit infligée par une personne aimée ou indifférente ne joue aucun rôle; elle peut aussi être causée par des puissances ou circonstances impersonnelles, le vrai masochiste tend toujours sa joue là où il a la perspective de recevoir un coup. On n’est pas loin, dans l’explication de ce comportement, de laisser de côté la libido, et de se restreindre à l’hypothèse qu’ici la pulsion de destruction fut de nouveau tournée vers l’intérieur et qu’elle fait rage maintenant contre le soi propre. »

On peut se représenter le mécanisme suivant sous l’influence du plaisir de souffrir : le sujet va se saboter, commettre une faute, cela déclenche la mécanique infernale de la culpabilité renforcée par le moi. Il y a une tension insoutenable qui monte, celle de la culpabilité, et qui est soulagée par l’expiation de la punition, de la souffrance en une jouissance masochiste. Cela ne va pas sans rappeler l’acte sexuel avec la montée de la tension et son aboutissement dans la jouissance du coït ; la différence réside dans la non prise de conscience de ce mécanisme ; de l’aspect inconscient de la jouissance du masochiste moral.

Je vais illustrer ce que je viens d’amener par des phrases extraites de ma clinique : « ça irait mieux si j’étais malade ; je ne me sens pas bien d’être bien ; quand j’étais petite j’avais mal, ça me faisait plaisir d’être malade ». Nous entendons quotidiennement de tels énoncés comme cet homme de 145 kg qui dit « je mange beaucoup pour faire plaisir à ma mère qui en était très fière et qui ainsi m’aimait » ; ou cette femme « je n’ai existé que dans la souffrance, j’ai vraiment du mal à me détacher de ça, car plus je vais souffrir plus mes parents me regarderont, je ne peux pas les laisser tomber » ; « je fait un régime, car sinon je parais en bonne santé, pour qu’on s’occupe de moi, être fragile » ; et celle-ci « je ne me soumets pas pour faire plaisir, c’est quand je fais plaisir que j’existe ». J’ai choisi ces petits extraits cliniques, parce qu’ils font bien ressortir dans l’adresse qu’ils font à l’Autre, ce qui est recherché et qui est aussi le ressort du masochisme pervers : de susciter l’angoisse chez l’autre. Comme cette analysante qui dit : « je souffre pour les faire souffrir (les parents), comme si j’avais besoin de savoir que j’existe pour eux. » On peut entendre à travers cette adresse aux parents la reviviscence du complexe d’Œdipe ; où les sujets se comportent comme des enfants dépendants et méchants ; qui souvent recherchent l’amour des parents en les émouvant par leur souffrance. Ils se montrent toujours dépendants soit des parents soit de l’autre dans les couples passionnels, dans lesquels cet autre vient toujours représenter l’un des parents. Il y a bien une régression préœdipienne avec la dépendance aux parents, le côté sexuel oedipien est inconscient et se situe dans la morale.

Là, la souffrance est érotisée et crée un lien, une dépendance, où l’objet est fixé, n’est plus cessible comme l’explique Lacan, la rupture est alors très difficile ; il s’agit bien à mon avis d’un mécanisme masochiste.

Cette dépendance à l’objet procurateur de souffrances est masochiste ; de même on peut penser que tout sujet qui a été l’objet de torture a éprouvé une jouissance masochiste, ce qui est latent si ce n’est manifeste dans les témoignages et les écrits psychanalytiques sur la torture. Le leurre essentiel de la position de victime est de croire qu’en étant « victime » on détient un objet (a), objet cause de désir, désir du tortionnaire promulgué par la Loi, qui en interdisant cet acte le désigne en tant que désir, comme le père qui interdisant la mère la désigne comme objet de désir ; c’est-à-dire qu’il est désirable d’être victime, dans un contexte masochiste. Le paradigme du masochiste est « ton désir est un ordre», ce qu’on peut entendre comme « fais de ton désir le mien ». On passe ainsi du : le désir est le désir de l’Autre, à : mon désir est le désir est le désir de l’Autre.

Si on essaye de reprendre tout cela en termes lacaniens, c’est-à-dire tout d’abord en tant que jouissance, on perçoit immédiatement que les signifiants représentant la jouissance sont érotisés, c’est-à-dire qu’ils renvoient à l’imaginaire, donc sont désubjectivés, et que la jouissance dont il s’agit est une jouissance de corps. Toute jouissance est jouissance de corps, affirme Lacan. Mais toute jouissance n’est pas masochiste; par exemple celles de manger, boire, uriner, déféquer, de l’activité sexuelle souvent, etc. Ces exemples ont ceci de particulier, car s’ils représentent la satisfaction d’une pulsion, ils n’en sont pas moins, en partie, conscients, car ils sont un plaisir. C’est un point de discussion, à noter qu’ils sont aussi la réponse à un besoin
vital. Sinon, la jouissance est toujours inconsciente, dans un point de vue lacanien. Aujourd’hui dans la conduite des cures, si devenir conscient a un sens, c’est de rendre conscient des jouissances.

Avec Lacan et en continuité avec le travail de cette année, il est possible d’envisager ces questions d’un autre point de vue, qui me semble plus en rapport avec la clinique d’aujourd’hui. Après la dernière intervention de Jacquemine Latham-Koenig qui a introduit les quatre discours, on peut évoquer le discours du capitaliste, 5ème discours, qui a comme effet une désubjectivation. Le sujet $ ( s’agit-il d’un sujet barré? ) est en position d’agent, mais c’est un sujet auto-fondé, celui de la libre entreprise qui se croit affranchi de la monarchie du signifiant. Le sujet $ nʼest plus représenté, ce qui lʼautorise à se croire libre radicalement et à sʼautonomiser absolument, il devient maître des signifiants qu’il produit et qu’il échange. Dans ce discours l’imaginaire se substitue au lien symbolique. Dans le discours du capitaliste, le signifiant maître S1 est désarrimé du sujet $, c’est ce S1 qui représente le signifiant représentant le sujet pour les autres signifiants, ce que Jacquemine nous avait expliqué le mois dernier. C’est-à-dire qu’on ne s’autorise plus de soi-même et de quelques autres, mais on ne s’autorise que de soi-même

Le surmoi est incarné dans le tout-savoir gestionnaire. Cela produit une demande fréquente aujourd’hui: je viens car « je n’arrive pas à gérer mes émotions »; comme si les émotions devaient être gérées à la manière d’une entreprise. Le discours capitaliste et son avatar de la gestion des entreprises devient un modèle unique et dominant de lien social. On assiste ainsi au développement croissant de formes de servitudes volontaires ( La Boétie , discours de la servitude volontaire,1574 ), favorisées par le discours du capitaliste, mettant en évidence la nature du paradoxe de la servitude volontaire. La Boétie montre comment un régime politique n’est pas la conséquence d’une violence étrangère mais le fruit de la complaisance de citoyens et de leur vulnérabilité à l’égard de la corruption et de la médiocrité de leur dirigeants serviles. La servitude volontaire, qui est un oxymore, désigne un état pathologique résultant d’un désir paradoxal d’asservissement de soi, il est le fondement et l’aboutissement d’un lien tyrannique et se traduit par un rapport d’autodestruction de la subjectivité et du principe éthique d’humanité. Le sujet devient la source même de ce à quoi il se soumet, en effet, il n’y a plus les quelques autres.

Tout à l’heure, j’ai dit que : la souffrance est érotisée et crée un lien, une dépendance, où l’objet est fixé, n’est plus cessible et que le paradigme du masochiste est « ton désir est un ordre», ce qu’on peut entendre comme « fais de ton désir le mien ». Cela me semble un point fondamental de la clinique de la jouissance masochiste. En effet, le masochiste se fait l’objet du désir de l’Autre, mais pas n’importe quel objet, il s’agit de l’objet a en tant que déchet, rebut. Cela implique deux conséquences: l’objet a n’est plus cessible, il est fixé pour le sujet masochiste. Il est déjà déchu et ne choit plus; le caractère de l’objet a est justement de choir, de manquer; c’est par sa chute que le sujet s’inscrit dans l’univers du signifiant et c’est ce qui est à l’origine de la constitution du sujet. La seconde conséquence réside en ce que, le sujet en se faisant l’objet du désir de l’Autre en tant qu’objet a, il vient compléter l’Autre. Or, le A complété est le lieu où le sujet est le sujet de la jouissance, ce sujet mythique, celui d’avant le signifiant. Ce mécanisme, qui me semble pathognomonique de la jouissance masochiste est particulièrement efficace et solide. Le sujet y est désubjectivé, l’objet fixé, et la jouissance massive. Cela rend la sortie de cette jouissance particulièrement difficile pour un sujet. Cela permet d’entendre que la jouissance désubjective; non seulement il n’y a pas de sujet dans la jouissance mais la jouissance est un état où il n’y a pas de confrontation à S(Ⱥ), où l’Autre est consistant c’est-à-dire où le sujet n’est pas face à sa condition humaine, de sujet divisé.

Alors, la jouissance est-elle curable? Il y a là deux questions: 1: y a-t-il lieu de s’attaquer à la jouissance? Et 2 : quels sont les moyens permettant de s’opposer à la jouissance?

Des sujets viennent nous trouver pour être délivrés de cette souffrance, cela est du registre de la demande manifeste. Au-delà de cette demande, il y a un désir. Il ne s’agit pas de répondre à la demande, mais de permettre au désir de se dire. Il peut très bien s’agir d’un authentique désir masochiste. Au nom de quoi pourrions-nous refuser ou réfuter un tel désir, s’y opposer? Cela va à l’encontre de l’éthique de la psychanalyse et de son devoir de neutralité! De rendre conscient cette jouissance permet au sujet de se déterminer, de choisir la voie qu’il souhaite. C’est bien la seule chose que l’on peut faire: permettre au sujet de choisir. Le refoulement à lever est celui du sadisme à l’oeuvre dans cette jouissance, car, comme nous l’avons montré dans la première partie ce cet exposé, ce masochisme est l’effet d’un sadisme refoulé contre le sujet lui-même. C’est l’analysant qui sait et qui est seul à décider ce qu’il lui convient, l’analyste a pour tâche de permettre à la cure de se dérouler et ainsi le sujet peut prendre conscience de ce qu’il en est de son désir, et d’en faire ce qui lui convient.

Quant à la seconde question, Elle peut se poser en terme de subjectivation. En effet, il n’y a pas de sujet dans la jouissance, si ce n’est ce sujet mythique, pré-langagier, évoqué tout à l’heure. Cela veut dire que là où il y a du sujet, il n’y a pas de jouissance; la jouissance ne passe pas par le signifiant. C’est aussi en ce sens que la jouissance est inconsciente. Il ne s’agit pas d’y mettre des mots mais des signifiants, tels qu’ils représentent le sujet pour un autre signifiant. Rappelez-vous l’histoire de cette femme avec les bonnes sœurs, dans la cure elle a mis des signifiants sur ce souvenir refoulé, c’est-à-dire qu’elle a établi un lien signifiant entre sa situation masochiste actuelle et l’abus sexuel infantile dont elle a été l’objet. Cela lui permet de décrocher de son aliénation actuelle au désir de l’Autre et ainsi d’analyser plus profondément la situation originelle d’abus dans laquelle une situation de jouissance peut être envisagée d’une façon tout à fait nouvelle. C’est le seul outil de la psychanalyse: de subjectiver, d’être à l’écoute des signifiants d’un sujet, ce qui veut strictement dire la même chose. Et cet outil est puissant mais limité; il est propre à la psychanalyse. Ainsi, la tâche du psychanalyste est de permettre à la cure de se dérouler car elle est un processus de subjectivation.

 

Notes:

1 Sigmund Freud. Inhibition symptômes et angoisse. P.U.F. 1978. P88/9.

2 J. Lacan. Séminaire XVI. D’un Autre à l’autre. Version Valas. P 133.

3 Ibid.

4 Sigmund Freud. Trois essais sur la vie sexuelle. Traduction de Philippe Koeppel. Gallimard ; collection folio/essais. Paris, 1987.

5 Sigmund Freud. Au-delà du principe de plaisir. Œuvres complètes. T XV. P.u.f. Paris 1996. PP273-338.

6 Sigmund Freud. Nouvelles suite des leçons d’introduction à la psychanalyse. Oeuvres Complètes. T XVII. XXXII ème Leçon. Angoisse et vie pulsionnelle. P188.

7 Sigmund Freud. Le problème économique du masochisme. Œuvres complètes. T XVII. P.u.f. ; Paris 1992. P 16.

8 Nouvelles suite des leçons d’introduction à la psychanalyse. Op. Cit. P188.

9 Le problème économique du masochisme. OP. Cit. P16.
10 Op. Cit. P 15.

11 Op. Cit. P16.

12 Op. Cit. P 14.

13 Sigmund Freud : « Un enfant est battu » Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles. 1919. Œuvres Complètes. T XV.P126.

14 Op. Cit. P130-131.

15 Sigmund Freud. Le problème économique du masochisme. Œuvres complètes. T XVII. P.u.f. ; Paris 1992. P 17.

16 Sigmund Freud. Le problème économique du masochisme. Œuvres complètes. T XVII. P.u.f. ; Paris 1992. P21.

17 Op. Cit. P21. 18 OP. Cit. P17.

Philippe Woloszko Metz le 9 mars 2017.

 

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