Prendre appui sur la haine pour rester vivant? ou l’énigme de la violence chez certains adolescents. Anne Constantine-Paris Congrès 2019
Anne Costantini Congrès Analyse Freudienne
psychiatre psychanalyste 28 et 29 septembre 2019
Lyon (69) Valence(26) PARIS
acostantini2b@gmail.com
Prendre appui sur la haine pour rester vivant?
ou l’énigme de la violence chez certains adolescents
Le titre proposé en forme d’interrogation , joue avec le paradoxe.
« Rester vivant », ici, c’est radicalement , ne pas mourir, survivre, quitte à renoncer à « exister ». Le sentiment de haine de l’autre, procure un état de tension du corps et de l’esprit, qui se propose comme sentiment d’être.. . La haine ne va pas sans la jalousie , et il s’agirait non pas de « rester vivant » au sens plein du terme, mais de jalouser le vivant de l’autre …
Posons comme hypothèse , que la psychanalyse soit peut-être la seule pratique ouverte à entendre le négatif ; Entendre alors, dans la cure , les effets dévastateurs de la haine déniée, celle qui , sur le divan ,se camoufle en sollicitude et nous donne à supporter , dans le fauteuil de
l’analyste, ses attaques muettes et ses affects de mort..
Je réserve ce champ -là à d’autres explorations cliniques, bien que je tienne cette haine silencieuse , pour la plus redoutable et la plus ordinaire , si on devait établir une hiérarchie.
C’est la haine qui hurle, que je mets ici en débat ; La haine assourdissante, celle qui se revendique, en forme d’identité, quand la pulsion qui la porte défigure et crache au visage de l’autre; Haine qui ne s’élève pas à la dignité de révolte, portée par un sujet ou un collectif, dans un mouvement d’adresse à l’autre.
Je propose d’exposer quelques réflexions , guidées par une expérience clinique et phénoménologique auprès d’adolescents que la violence de leurs comportements a menés sans cesse à l’exclusion. Les instances officielles en charge des mineurs, les désignent
comme : « les incasables » , et ces adolescents ne demeurent , en effet dans aucune case : Familles, écoles , foyers d’accueil , centres éducatifs fermés… Ils évoluent entre délinquance et folie, entre Prison pour mineurs et Hôpital, toujours en porte -à – faux .
La Psychiatrie échoue à les nommer, et le Tribunal en perd la raison. Eux, ils disent qu’ils « ont la haine »…ou qu’ils ont « la mort » .
La trajectoire de vie semble implacable et oriente plus tard les plus fragiles d’entre eux vers
l’errance sans domicile fixe, vers les conduites à risque et une mort prématurée; en passant par l’incarcération où leur fragilité psychologique sera une aubaine pour les dealers ou les fanatiques .
Cela nous pose une question: Que peut la psychanalyse, en ces temps de violences terroristes?
Quels dispositifs psychanalytiques inventer, quels échafaudages théoriques éphémères , pour supporter , dans la rencontre avec ces jeunes , une « clinique de ce réel en acte?
C’est la proximité même de la catastrophe symbolique perçue auprès de ces adolescents ,qui
engendre, au delà de l’effroi et de la sidération, un devoir d’en témoigner, une dette d’écriture, de traduction de ce vécu. Il nous vient une nécessité d’envelopper ces gouffres d’angoisse par des histoires, de fabriquer un peu de sens, d’en passer par la sublimation, le poétique ou l’utopie, jusqu’à suivre Don Quichotte dans ses chemins fantasques, comme l’a proposé Françoise
Davoine: Quitter les livres et les doctrines ou les lancer sur les chemins caillouteux de la praxis, hors les murs du cabinet, car les « moulins à vent « des DSM psychiatriques et des psychotropes incisifs tournent bien et menacent…
Qui sont ils?
Ces adolescents se reconnaissent entre eux , leurs noms résonnent sans cesse dans les milieux de la Prévention Judiciaire des mineurs, ou ceux de l’Aide à l’Enfance. iIs partagent la capacité de
mettre les institutions en déroute, en désespérant les plus tenaces des éducateurs. Leur passage provoque des démissions massives, des plaintes pour coups et blessures, et ils suscitent des violences en retour, de la part des adultes. Seraient -ils indomptables?
Ces jeunes sujets s’identifient à l’exclusion et au rejet , et anticipent leur expulsion , par les fugues et les attaques du cadre éducatif . S’agit -il pour eux de maîtriser cette honte inavouée: n’avoir de place nulle part? Ils impriment pourtant une trace , une empreinte particulière dans le souvenir émotionnel des adultes référents, un goût de rage et de tendresse mêlées. C’est même dans l’énigme de cet attachement obscur , que se repère leur singulière existence.
—L’histoire des générations proches a conduit à une dislocation familiale, et cette histoire est
adossée aux guerres, aux déplacements de population, à l’exil des lieux d’enfance, à la mélancolie et la solitude des mères, ou à l’humiliation des pères. Eux-même sont nés dans les quartiers périphériques des villes, ou ont été recueillis dans des orphelinats à l’étranger, dans des lieux de misère ou de guerre ; Adoptés parfois par des familles, peu encadrées psychologiquement , qui n’ont pu faire face aux effets du trauma chez ces enfants étranges. Ces familles, gravement violentées quand vient l’adolescence, en viennent à l’abandon , à nouveau , de l’enfant, et en restent sidérées et débordées par des affects de haine, là où chacun se voulait aimant. Ce processus se répète ensuite dans les institutions. Accueil puis rejet haineux, sans cesse—
Quel sujet « nu » , quel sujet absolument exposé, entendons -nous au delà de ces cris ? Probablement celui qui, à l’âge du petit ,du nourrisson, pris dans le chaos d’un environnement précaire et » insécure », a croisé l’abandon , la perversion ou la violence, là où il en appelait à l’autre secourable, sans témoin pour le dire, sans représentation psychique pour le penser. A quel prix, avec quels réaménagements pulsionnels ce nourrisson a-t-il ensuite traversé les premières années, et a maintenu une survie physiologique et psychique?
C’est en effet, à un âge très précoce, probablement avant 2 ans, que le traumatisme a fait effraction dans la construction psychique de chacun d’eux. Un événement impensable n’a pas été intégré au système signifiant du sujet, qui en demeure comme frappé. Sans mots ni
représentations , Il n’en reste pas de souvenir . Ce qui arrive aux adultes lors des traumatismes de guerre , se produit autrement mais avec autant de force chez un nourrisson, parfois à l’insu de l’entourage. On montre dans les médias ces bébés placides et silencieux , passant de main en main au sortir des barques de migrants…C’est à l’adolescence , dans la réactivation du chaos pulsionnel, que ces éléments du passé viendront , en quelque sorte, réclamer leur dû.
Il s’agit pour nous d’aborder une clinique du Réel, auprès d’adolescents, vivant toute approche thérapeutique, toute sollicitude, comme une nouvelle menace, mais dont les agissements extrêmes évoquent une demande d’autant plus hurlante, qu’elle reste intraduisible.
La présence de psychanalystes dans le dispositif institutionnel.
Une institution expérimentale a permis pendant 7 ans de rencontrer une trentaine de jeunes , puis la violence, trop forte a gagné l’institution elle même. Ces institutions devraient sans doute rester éphémères et mouvantes.
- -Une règle, énoncée à l’arrivée de chaque adolescent est le pivot du travail clinique: Un principe d’accueil inconditionnel, pendant deux ans. Quoiqu’il fasse, l’adolescent ne sera pas renvoyé, principe qui autorise à entendre les conduites extrêmes, les fugues ou les violences , comme autant de symptômes adressés. On ne quitte pas un comportement de survie du jour au lendemain. Il y a des sanctions, l’intervention des juges ou ducommissariat, mais pas de rejet, ni
de réorientation vers un ailleurs improbable.
- -Sur le terrain , avec les jeunes et les éducateurs, se trouvent des psychanalystes, (inscrits administrativement comme psychiatre ou psychologue) , dans une attitude de présence et d’écoute au quotidien. C’est une place relativement exposée, parce qu’elle supporte le transfert et parfois la haine. Transfert sur le cadre institutionnel, ou sur l’analyste…Ces adolescents utilisent ce dispositif et « interprètent » leur histoire à la manière d’une danse, ou d’une tragédie.
Cherchent- t -ils à leur insu, celui qui pourra lire et traduire ce qui peut être entendu alors comme « acting out? »
L’actualisation d’un réel dans le transfert, est autorisé par ce dispositif, mais réel qui se répète, revient toujours à la même place et vient ébranler sans relâche, les fondements institutionnels.
L’entretien d’admission rituel, ne dit rien du vécu de l’enfant; les faits sont parfois racontés, avec
intelligence et sans manifestation émotionnelle. L’explosion affective viendra plus tard, de façon différée; En somme, lorsque l’adolescent relate son trauma dans le bureau du psychiatre, le sujet à qui c’est arrivé, n’est pas là. (Comme Winnicott l’a rapidement repéré.)
Dans cette sorte de fratrie de l’errance, des rapports de domination/ soumission s’instaurent
souvent assez rapidement à l’insu des adultes, avec le risque de reconstituer la maltraitance et la tyrannie qu’ils ont toujours connues.Certains disent venir là pour « casser de l’éducateur »…
Les psychanalystes, sur le terrain, sont vite ébranlés par le doute, et ce qu’ils croient savoir, est
durement mis à l’épreuve; Les repères théoriques manquent, sauf à se souvenir des nourrissons rencontrés dans les pouponnières , ou dans les centres PMI des banlieues difficiles, ou dans les orphelinats de Roumanie ou des pays en guerre. On retrouve chez ces jeunes accueillis, la complexité , le désordre émotionnel venus de la première enfance, hospitalisme et » gel des
affects », ou agitation violente, alternativement pris entre tyrannie et soumission à l’autre.. Un mutisme mélancolique , peut basculer dans la violence, un attachement massif peut se retourner en rejet brutal. Le seul contact possible pourrait être un coup porté ou un acte sexuel violent. La parole est redoutée. Ce que nous voyons là, c’est l’effort pour la survie psychique et physique, que le nourrisson d’alors a produit . Comportements de survie , maintenant fixés dans une attitude pathologique et une jouissance ignorée, probablement addictive.
Au delà que ces quelques repères cliniques qui accompagnent le discernement des psychanalystes, il reste à entendre pour chacun l’impact obscure en eux de ces agissements adolescents….
Approche clinique
Cette clinique se situe dans un dispositif mouvant et sans cesse à retisser, à raccommoder, à repasser…
Il faut parfois côtoyer pendant plusieurs mois un adolescent ou une adolescente, parler à la
cantonade, regarder avec eux les séries télévisées, accepter les trajets en voiture assourdis par une musique trop forte, avant de proposer un entretien individuel , dans un coin de jardin, en retrait du groupe. Attendre l’occasion d’une crise d’agitation inquiétante, ou parfois une demande de soin, d’ordre somatique; insomnie, douleurs diffuses, vomissements, quand l’angoisse est trop forte, pour entrer en lien avec l’un ou l’une .
NADIR
NADIR est un jeune garçon venu clandestinement d’Afrique du Nord, à l’âge de quatre ans. Dans un contexte de guerre civile, sa famille a sans doute subi des exactions , en sa présence, dans un climat de terrorisme. Sa mère a disparu à cette époque, enlevée, dit- on; On ne sait pas dans quels agissements a été entrainé son père, homme violent , boucher de métier, venu aussi en France. NADIR est un adolescent de 13 ans, regard et intelligence acérés; Cette intelligence développée en situation de survie, est dominée par une hyper vigilance , qui l’empêche de trouver le repos, et l’oblige à garder la lumière allumée, dans sa chambre , la nuit. A le côtoyer, dans son lieu d’hébergement, je comprends qu’il ne donne aucun crédit aux principes moraux, et qu’il montre une certaine excitation cruelle à l’égard des autres. Il a l’habitude de donner des coups à chaque occasion. Il ne se représente pas la douleur ressentie par l’autre, ni par lui même. A l’occasion d’une chute grave du haut d’un mur, il est resté indifférent à sa plaie, comme anesthésié, dans une sorte de dissociation réussie. L’insensibilité semble être aussi affective ; il ne pleure jamais , se réfugie plutôt dans un rire enfantin inattendu.Comment renoncerait- il aux protections psychologiques, aux mécanismes de clivage et de déni qui l’ont protégé? L’impact psychique qu’il exerce sur le groupe adolescent et sur les éducateurs est manifeste, avec un effet de fascination, devant ce qui semble être une jouissance sans frein. Il se fait connaître rapidement
par ses actes délictueux et violents ,et passe beaucoup de temps au commissariat, placé en « garde à vue ». il ne s’en plaint pas, c’est sa place , et dans cette cellule, la lumière est toujours allumée; Il profère, par jeu, des remarques sexuelles aux jeunes policières qu’il déstabilise, du fait de son jeune âge. Les convocations au tribunal se multiplient, et NADIR s’est rendu célèbre en volant à l’audience , le téléphone de la juge ; La parole du juge est ainsi abolie. Il s’emploie à voler les clés des véhicules de l’institution, les téléphones mobiles privés, ou les sacs à main, façon de destituer de leur fonction d’autorité , les adultes responsables, alors plongés dans le désarroi. Cependant, l’impression clinique n’évoque pas une structure perverse établie.
Sa vie au foyer est émaillée d’événements imprévisibles qui n’ont d’autre but que de maintenir cette ambiance de tension, d’insécurité, de menace, qu’il a toujours connue et qui l’éloigne de la profonde mélancolie qu’il porte en lui, ou de l’intrusion brutale dans le corps ou la pensée , de réminiscences ou de sensations insupportables. Ce climat instable maintient ainsi les adultes dans une hyper vigilance et un état d’urgence , eux aussi en risque de perdre leur pensée et leur discernement.
La rencontre avec NADIR s’est faite dans la violence: l’adolescent a en main des tessons de bouteille tranchants, et menace d’égorger quelqu’un, dans un état de transe, et de défiguration… Ce n’est plus un enfant de 13 ans, mais un adulte féroce en lui , qui hurle. Nous avons devant nous une figure de la haine. L’enfant a basculé dans cette agitation parce qu’il a cru discerner un sourire bizarre chez son éducatrice; une perception qui vient du temps lointain, et dont la réactivation a fissuré son » bouclier psychique ».
C’est le petit enfant terrorisé d’alors, que nous avons vu et non pas le meurtrier. Plutôt que d’appeler la police, des éducateurs ont pu le désarmer et le contenir fortement dans les bras, très longtemps, jusqu’au bercement.Et c’est dans les larmes qu’il a dit que pour devenir un homme, il doit égorger quelqu’un; Une sorte d’injonction au meurtre, hallucinatoire et momentanée .
Les jours suivants, au même endroit, dans le jardin, il est venu me parler , comme clandestinement. Avec des photos déchirées et collées apportées par lui, une part d’enfance est revenue; celle d’un petit enfant ordinaire, dans sa famille, un jour de fête; il avait trois ans. Le début d’une histoire , un lieu d’enfance en lui…Il n’y a pas lieu de réactiver les scènes enfouies dans sa mémoire traumatique ; Ces scènes se logent dans une mémoireautre, (sensorielle?) Celle qui n’est pas prise dans les représentations, le refoulement , avec la possibilité de l’oubli. Une
mémoire « sans souvenir », mais toujours agissante.
Pour NADIR, La parole est perçue comme un instrument de manipulation. Il est dangereux de parler à un adulte. D’ailleurs, il me demande souvent qu’est ce que je fais là, dans cette institution; ou qu’est ce que je « fou(s) » là, comme disait Jean Oury.
Mais , quelquefois, dans l’inattendu de nos échanges fréquents mais brefs , dans un coin du
jardin, une parole pleine, venue d’un souffle poétique, vient interroger l’existence même, parole saisissante, parce que ces mots -là plongent leurs racines au creux du dénuement. Ces mots surviennent dans la banalité du quotidien, de façon abrupte, En regardant un caillou, ou en buvant ensemble un peu de sirop à la fraise, jamais face à face…
Cependant, les gardes à vue se poursuivent toujours au commissariat, selon la logique judiciaire, dans une répétition implacable. Le « »dossier « s’épaissit, les juges, dépassés , ordonnent une main levée avec le retour au domicile de son père, malgré notre opposition. En ville, NADIR est frappé avec une barre de fer, puis la fatalité le conduit en prison où , nous dit -on, il a tenté d’étrangler le directeur. Les figures de l’Autre sont mises en pièce .
Le système judiciaire interprète ces comportements avec les outils du droit des mineurs, référés
à la délinquance. L’hôpital n’a aucune prise sur cet adolescent souvent conduit aux urgences et les services de pédopsychiatrie ne sont pas équipés pour cet accueil là.
Les moyens actuels communs , ne sont pas opérants pour ces « indomptables là, »
A l’inverse, peut être, la règle d’accueil inconditionnel d’une institution , orientée par la psychanalyse et sans céder sur cette modalité , peut donner le temps d’analyser ces comportements en dehors des catégories diagnostiques et de ce choix impossible « entre psychiatrie et tribunal, » pour un adolescent.
Qui , NADIR, doit -il « couper »?
Pour sortir ces adolescents de l’enfermement , celui de la prison ou celui des catégories diagnostiques couplées aux psychotropes et aux camisoles chimiques, il faut un dispositif ; une forme de communauté , un ancrage institutionnel, et la présence de cliniciens sur le terrain et non dans leur bureau. Cela, afin de ne pas répondre en miroir , ne pas être envahis tous, par la même peur ; accepter, en somme, de persévérer dans la crise, avec l’adolescent.
NADIR a subi, petit, les violences de son père, et ce même père n’a pas pu défendre sa famille, (mais qui le pourrait ?)lors de l’attaque terroriste du village ; Ce père , lui même tourmenté par le traumatisme passé, est connu dans son quartier pour ses excès, et frappe son fils, pour le
» dresser », dit -il.
Lorsque NADIR hurle sa haine, c’est la haine du tortionnaire en lui , qu’on entend.. Il est envahi par cette force de mort. Il tient à distance la terreur, en prenant, lui-même, la figure de l’agresseur, dans ces hurlements. Cet état du corps qui évoque une « transe guerrière », l’emporte loin de la douleur et décuple sa force.
Une telle crise nous met en présence d’une figure double : l’adulte et l’enfant. Nous interpellons
l’un, sans oublier l’autre.
La terreur s’appuie sur le socle de la haine , et la pulsion meurtrière qui la porte devient le seul vecteur , pour orienter les affects chaotiques internes vers un affect de pure vengeance : Faut -il venger la honte des pères? Là où la dette de vie devait être en appui, pour le sujet, c’est une dette de haine qui vient à cette place.. Et cette haine n’est peut être pas la sienne, mais celle d’une figure tortionnaire en lui, qui le capture.
Il n’a d’autre issue que de se soumettre ainsi à son dictateur interne, à moins qu’il ne rencontre quelqu’un , un autre , qui s’y oppose, malgré les insultes, en le tenant fermement jusqu’à la parole revenue.
Ces crises violentes ouvrent sur la béance du Réel, de l’innommable . Les perceptions archaïques surgissent à l’état brut , sans le secours de l’imaginaire ,d’un mythe, d’une histoire racontée. Il n’y a pas de figure tutélaire , symbolique , à laquelle se référer . Il n’y a pas de mots pour dire l’intraduisible. Pas de creux en l’Autre , pour recevoir la détresse..L’imaginaire et le symbolique échouent à recouvrir l’émergence de cet effroi . Les fossiles du passé surgissent au présent, sans préalable, à l’état brut, non transformés par le refoulement. Ce temps passé demeure hors histoire. Il se loge dans une mémoire autre, sans oubli; Mais une mémoire dont le sujet n’a pas le souvenir.
Le corps à corps
Nous faisons une hypothèse: C’est dans cette régression, avec le retour de ces affects archaïques , dans cette béance ouverte par la violence, que peut se révéler la présence de l’Autre, si le sujet opère un « saut « subjectif…Ce mouvement d’humanisation se situe peut être
dans le corps à corps, lorsque l’éducateur contient physiquement l’enfant, sans l’agresser, mais dans un geste rude et chaste, à la hauteur d’une parole adressée. iI s’agit d’une « chasteté « physique, mais aussi psychique. Il faut ainsi attendre, parfois longtemps, que le visage de l’enfant soudain revienne au jour, revienne dans le temps présent . C’est ce corps à corps, dans l’émotion intense, qui marque une empreinte, et borde cesabîmes catastrophiques . Pourrait on
faire l’hypothèse clinique d’une « greffe » au niveau des représentations narcissiques primaires ?; Y aurait -il une possible intériorisation , une occasion pour le sujet, de se reconnaitre accueilli dans l’espace psychique de l’autre, et de l’accepter? On ne rencontre l’Autre et la loi qu’incarnés dans le transfert, où un sujet peut se risquer à opérer un saut subjectif, un mouvement fondateur vers une possible altérité, un acte comme une sortie de la passivité.
Contenir , dans le corps à corps, un adolescent ou une adolescente en danger, et le faire au bon moment , a le tranchant d’un acte symbolique fort, d’une scansion, d’une interpellation subjective… Cela se discerne aux effets d’après coup.
Et c’est aussi , un acte coûteux et très risqué, en ce qu’il peut réactiver la confusion des ressentis
et des émotions, aussi bien du côté de l’adulte que du jeune. L’éducateur, dans cette proximité reçoit aussi cette charge de haine. C’est pourquoi, il y a toujours un tiers, en présence et en référence, avec la perspective d’une élaboration analytique plus tard.
La majorité de ces enfants a été livrée , bien avant la parole, à la confusion des ressentis. Le corps du bébé s’est trouvé piégé dans un chaos sensoriel , manipulé, excité , ou abandonné, néantisé, de façon imprévisible .. Il arrive que ces enfants, soient nés d’une mère trop jeune et tourmentée, en déni de grossesse, ou que, nourrissons, leur mère , insécurisée , les oublie. Ils demeurent sans lieu, comme si , dans l’inconscient maternel, il n’y avait pas eu l’inscription de cette naissance. Comment ont -ils été portés dans le désir de l’autre? Quel climat d’insécurité, de menace, ont -ils intériorisé? Qu’ont -ils vu dans les yeux de leur mère?
C’est dans cet environnement , où parfois l’excitation est confondue avec la vie et le désir, que le nourrisson a du survivre. C’est cet environnement maternel premier qu’il fabriquera et donnera à vivre dans l’institution d’accueil. N’y aurait -il pas, dans la haine qui viendra, un ultime effort pour
se ressaisir de soi , abolir la mélancolie de la mère. Cette attaque violente du cadre institutionnel, serait -elle une tentative d’ouvrir un creux dans l’Autre, d’y laisser une marque?
Quel lieu pour accueillir ce transfert massif?
L’institution pourrait être comme une nasse tressée, lancée en haute mer, qui plie sans rompre. Il faut imaginer une institution engagée à poursuivre le lien, au-delà des ruptures.
Ces aires catastrophiques, où gît encore la catastrophe symbolique, , » trouent » le plancher psychique du sujet en même temps que le socle institutionnel, et cela demande , pour s’approcher de ces zones, de supporter un transfert violent et attaquant.
Une telle institution garde une part d’utopie, mais n’est- ce pas l’utopie elle même qui met en
chemin?
ISIS
ISIS, adolescente de 15 ans , admise dans l’institution à partir de l’Hôpital où elle est placée autoritairement par le préfet , est déclarée « dangereuse pour elle même et pour autrui ». Ordonnance prononcée suite à un acte supposé meurtrier envers sa soeur, morte dans l’incendie de la maison familiale. Le projet est l’organisation de sa sortie définitive du service hospitalier, en attendant son procès.
Nous sommes d’emblée surpris par le comportement très placide de la jeune fille. Elle est contente d’être ici, veut participer à la vie collective, et trouver des amis ; Elle ne connait plus la vie ordinaire des adolescents depuis son hospitalisation, et souhaite avoir des permissions pour revoir aussi sa mère. Elle se présente comme particulièrement raisonnable: Elle joue la grande soeur avec les autres, qui ne connaissent pas son histoire .
Un mercredi où nous avions mis imprudemment en place , dans le foyer, un jeu de rôle avec les adolescents, mimant une audience chez le juge, la capacité d’Isis à imiter les paroles du juge, (compréhensif, moralisateur, et naïf !), utilisant les termes juridiques appropriés été saisissante De la même façon, dans le rôle de l’éducateur référent, elle proférait des discours éducatifs très structurés et pertinents. J’ai arrêté là l’expérience avant qu’elle n’imite le personnage du psychiatre expert… On voit la capacité de cette adolescente , comme d’autres dans ce contexte, à s’adapter à ce que l’adulte attend , à manier les discours cent fois entendus, avec un semblant d’authenticité;
Une thérapie engagée satisfaisante pour le psychanalyste, sera en fait une rencontre en « faux self », avec peut- être un peu de sincérité sur le moment.
C’est ainsi, que , progressivement, nous avons minimisé, comme souvent, une forme de mélancolie blanche, chez cette jeune fille, ne comprenant pas pourquoi elle était encore retenue en Hospitalisation d’Office. Elle semblait très attachée à son éducateur, un homme expérimenté et rassurant pour elle, pour lequel sans doute, elle s’habillait maintenant en jeune femme.. Jusqu’à ce qu’elle lui propose un breuvage, entrainant une autre fille plus jeune, a commettre le geste d’y verser des doses de traitement neuroleptique incisif, dont ISIS connaissait la dangerosité. S’en
est suivi dans l’instant , un coma brutal pour l’éducateur, hospitalisé en réanimation à temps, sauvé par la réaction rapide de sa collègue. L’éducateur, parfaitement intègre et professionnel, se trouvait donc atteint dans le corps et l’âme, et pouvait se croire responsable de ce drame, dispositif classique de torture psychique.
Il a choisi de quitter ce métier…
Du fait de l’engagement institutionnel de « non abandon », nous avons pu continuer à rencontrer ISIS à l’hôpital et entendre qu’elle persistait dans son déni, mais avait agi ainsi du fait d’un transfert amoureux massif sur cet éducateur. Transfert qui débordait ses capacités émotionnelles, et qu’elle retournait en haine, ce qu’elle connait. S’agissait- il d’une tentative d’appropriation / rejet de l’objet aimé, dans la destruction, tout en entrainant une autre fille dans cette pulsion de mort, retournée en meurtre?
Aucune culpabilité consciente n’est apparue dans son discours, aucune émotion non plus. Elle semblait indifférente à son départ, alors qu’elle était bien dans ce foyer. On voit là, la force du clivage qu’elle met en jeu, déniant ses affects, et se réfugiant dans les mécanismes de survie psychique qu’elle connait bien, proche de la dissociation.
Nous ne savons pas quelle est la part réelle de responsabilité d’ISIS, dans la mort de sa soeur au cours de l’incendie qu’elle aurait allumé, mais , désarrimée de son inscription symbolique, il lui
reste la place de la meurtrière ; Elle s’y identifie et le réalise en passant à l’acte. On peut évoquer une injonction interne à la destruction de l’autre , celui avec lequel existe un lien affectif.
Destruction aussi d’elle même. Elle disait d’ailleurs entendre des voix, hallucinations auditives tout à fait transitoires, après l’incendie.
Ce mouvement meurtrier d’ISIS, qui gâche ainsi toute chance d’être aimée , est le contre point de la haine de soi. Violentée par les adultes, enfant, elle ne peut advenir à une autre position subjective et ne résiste pas, par passivité, à l’injonction interne, qui commande son acte et la rend mauvaise. L’intérêt érotique qu’elle porte à l’éducateur, le rend « réellement »menaçant .
Incapable « d’hystériser » cette relation, qui la renvoie à sa confusion d’enfant abusée, elle agit dans le Réel, en l’envoyant dans le coma.
On reconnait la haine à ses effets sur l’autre. Les adultes référents , mais aussi les psychanalystes
, sont durement éprouvés par ces attaques, dans le corps et l’esprit. L’atteinte morale est la plus redoutable, et les cliniciens sont ébranlés jusque dans leur éthique professionnelle. Ils prennent le risque de perdre le sens de leur métier. Ces adolescents sont des mineurs qu’on doit protéger et entendre, mais certains portent en eux les effets de la haine des adultes et des générations passées, livrées à la grande Histoire des guerres et des déplacements de population; Le risque psychique, pour les intervenants sur ce terrain , est d’être eux -même troublés dans l’obscurité de leur être, là où sont enfouies leurs blessures d’enfance, celles qui les ont conduits à entrer dans ces métiers « impossibles ». Des mouvements de haine sont à craindre à cet endroit, de la part des
adultes.
Il faut comprendre que les agissements de ces adolescents visent paradoxalement à empêcher la pensée chez l’autre , à brouiller son espace psychique. C’est comme un refus premier , une résistance à être « logé, établi, assigné », dans l’inconscient d’un autre secourable, à y être inscrit
pour exister parmi les autres, pourquoi renoncer à ce sentiment cette toute puissance , que donne cet ces parcours « hors lieu ».
C’est un acte subjectif inouï pour un sujet, d’aller dans le transfert, vers l’altérité, de renoncer à cette toute puissance , cette liberté folle, sans feu ni lieu , avec parfois la haine comme seul vecteur..et comme seul rapport à l’autre.
L’interdit du meurtre et de l’inceste…
La haine plonge ses racines dans les temps archaïques. Elle se situe en face de la loi fondamentale de l’interdit de l’inceste et du meurtre qui fonde notre humanité et organise notre société. Ce sont ces interdits , que les adolescents » cognent » sans cesse, parce que ces interdits ont été franchis , par leurs parents, père ou mère, oncle ou tante, ou parce que ces adultes n’ont pas pu les protéger de cela, par leur disparition ou par les situations de guerre. Le plus souvent, sans témoin pour le dire. La haine les leurre alors par sa force d’appui. Usurpant la fonction structurante du symbolique, confondant la castration et la mort réelle, la haine demeure pour eux, la résultante d’une organisation pulsionnelle, avec laquelle surplomber les abîmes ouverts par le traumatisme et masquer le vide de leur désir . La haine occuperait-elle alors frauduleusement une place quasi ontologique? avec la mort, comme perspective…
Mais , lorsque la haine croise une idéologie qui la sanctifie, lui offre une transcendance « diabolique », au dessus des lois, lui promet un ailleurs , la poursuite d’une jouissance sans limite, elle retourne les forces de vie vers l’embrigadement mortifère indifférencié , contre une figure de l’autre, désignée. C’est une alternative meurtrière à l’état de déréliction.
Ces adolescents « indomptables » portent en eux l’histoire traumatique des générations passées, sans le secours,pour beaucoup, d’avoir trouvé place dans le désir maternel. N’est- ce pas cela, le noyau dur du trauma, davantageencore que les événements tragiques de chaque vie?
Pourtant, au delà de ce qui renvoie aux figures de la sauvagerie, avec ces manifestations
haineuses, il y a, en eux, une formidable énergie vitale, et une forme de courage . Cette vitalité n’est pas la vie, mais elle les a maintenus dans une intelligence de survie, celle qui peut, aussi, se laisser coloniser par la haine. Le passage de la survie à la vie, c’est à dire à l’existence , est périlleux.
Sont- ils, les « Vagabonds Efficaces » d’aujourd’hui? Pas très éloignés des adolescents , « graines de crapules « des rues et des bagnes d’enfant, recueillis par Fernand Deligny, au sortir de la guerre? La brutalité même de leur persévérance à survivre , questionne notre éthique, empoigne radicalement nos postures et bouscule violemment notre désir de psychanalyste, dans l’actuel de notre époque.
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