Psychiatrie et psychanalyse : la psychopathologie comme question. Nilson Sibemberg. Reims 2017

Psychiatrie et psychanalyse : la psychopathologie comme question.

Nilson Sibemberg

Convergencia, Reims 2017

 

Issue de l’observation, de l’écoute, de la lecture et de la formalisation de la connaissance acquise dans la clinique, la psychopathologie est le champ de la connaissance de la psykhé humaine, un des piliers fondamentaux pour son étude. Le terme « psychopathologie » trouve son origine dans la langue grecque : Psycho dérive de psykhé, qui signifie « âme, esprit ». Au contraire de ce que l’on a l’habitude d’entendre sur la base du savoir médical, pathos en grec ne signifie pas « maladie » mais « passion, excès, catastrophe, assujettissement, passivité, souffrance ». Quant au terme logos, il peut être traduit par « parole écrite ou parlée, raison ». Par conséquent, une définition possible de psychopathologie pourrait être « la logique discursive qui traite de la souffrance, des passions de l’âme ».

La logique discursive qui oriente la construction de la connaissance psychiatrique est différente de celle qui guide le champ de la psychanalyse. Depuis la naissance de ces deux disciplines, leur point d’origine en apparence identique a finalement montré des signes de différence. Avec Pinel, la psychiatrie a cherché à comprendre et à cataloguer les déviances du comportement humain et son éventuelle souffrance, alors que la psychanalyse s’est constituée par rapport à la souffrance et aux passions qui assujettissent le parlêtre. Mais en dépit de leurs différences épistémologiques, elles ont pendant un temps suscité un débat fructueux. Dans les années 1980 du siècle dernier, c’est la troisième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-III) de l’Association Américaine de Psychiatrie qui a marqué la dissociation et la confrontation entre la psychiatrie et la psychanalyse.

Du point de vue de la méthode et de l’objet, la psychiatrie se vaut de l’observation et des fonctions du moi tandis que la psychanalyse privilégie l’écoute et le sujet de l’inconscient. Toutefois, la première édition du DSM en 1952 s’est basée sur la notion de réaction élaborée par la psychobiologie d’Adolf Meyer. La « maladie mentale » était comprise comme une réaction des individus aux problèmes de l’existence. En 1968, la deuxième édition aborda le désordre mental en tant qu’expression de réalités psychologiques. Les aspects de la personnalité individuelle dans la compréhension de la souffrance psychique ont acquis plus d’importance, signe de l’influence croissante de la psychanalyse. Pour preuve, la névrose est devenue la plus grande catégorie de troubles dans cette nouvelle édition (Aguiar, 2004).

Les différentes écoles de pensée dans le domaine de la psychopathologie, de la recherche et de la clinique ne parvenaient pas à s’accorder sur la nomenclature des diagnostics et les traitements. C’est ce qui a conduit l’APA à nommer Robert Spitzer à la coordination du groupe chargé d’élaborer un nouveau système de classification diagnostique pour la psychiatrie nord-américaine. Le DSM-III est né en 1980 avec l’intention d’être la référence qui allait unifier la nomenclature psychiatrique et augmenter la fiabilité des diagnostics psychiatriques. La pierre angulaire de cette nouvelle classification diagnostique était l’empirisme expérimental, fidèle aux normes de vérifiabilité et à l’expérimentation scientifique des sciences physiques et naturelles. Les critères diagnostiques se devaient d’être précis et objectifs, à l’opposé des discussions étiologiques perçues par le groupe comme imprégnées de pensée idéologique. En l’absence de marqueurs biologiques pour une grande partie des problèmes mentaux, le comité a fait le choix d’une méthodologie descriptive des symptômes, avec des critères d’inclusion/exclusion, pour la définition des catégories objectivement vérifiables dans l’observation comportementale des individus. Comme cette classification excluait la discussion étiologique de l’objectif du travail, l’utilisation du terme médical de « maladie » a été éloignée au profit des termes « désordre ou trouble mental ».

La troisième édition du DSM qui se voulait athéorique a été révisée et remplacée en 1994 par la quatrième édition, devenue le nouveau support éducatif pour l’enseignement de la psychopathologie. Pourtant, elle a déjà été remplacée par une nouvelle version du XXIe siècle, le DSM-V.

Qu’entend-on par nosographie athéorique plutôt qu’idéologique ? L’idéologie est un ensemble d’idées, de convictions, de principes philosophiques, sociaux et politiques qui caractérisent la pensée d’un individu, d’un groupe, d’un mouvement, d’une époque, d’une société. La connaissance scientifique se base sur un ensemble d’idées qui compose son épistémè. Toute classification est une tentative de rapprochement de la vérité d’un objet à travers une logique discursive issue de tensions au niveau des idées, de l’institutionnel, et traversée par les métaphores et les demandes inscrites dans le discours social. Aussi objective soit-elle, la science n’est pas un champ neutre. Elle constitue un champ social avec ses rapports de force qui concourent en quête d’une légitimité sociale. Les connaissances produites peuvent être au service de la quête de la vérité, mais elles peuvent aussi obéir à d’autres intérêts en dehors du champ scientifique, à l’exemple du rapport entre l’industrie pharmaceutique et la psychiatrie contemporaine.

Cet ensemble nosographique sert à orienter la pratique psychiatrique, mais pas seulement. Devenu une référence pour les mutuelles et organismes de santé, son influence n’a cessé de croître sur le plan mondial. Dans l’objectif d’une pensée unique, la mondialisation de l’enseignement de la psychopathologie basé sur le DSM (de la troisième à la cinquième édition) a fait disparaître des pratiques psychiatriques et psychanalytiques un dialogue fertile sur de l’approche de la logique grammaticale de la souffrance psychique.

L’article « A propos des psychoses passionnelles », de Jean-Jacques Tyszler (2005), est un bon exemple pour comprendre ce qui se perd. Il y opère un dialogue entre les propositions de Gaëtan Gatien de Clérambault et celles de Jacques Lacan sur les délires passionnels et la paranoïa.

Pourquoi Clérambault ([1921]2006) excluait-il les délires passionnels de la paranoïa ? Il proposait une séparation nosologique entre les délires interprétatifs et les délires passionnels (de jalousie, érotomaniaque et revendicatif) du cadre général de la psychose paranoïaque. Tandis que le délire interprétatif fait partie de la paranoïa et touche le caractère, le délire passionnel part d’un nœud idéo-affectif précis, caractérisé par une exigence consciente, immédiatement complète, liée à une émotion véhémente et profonde.

Pour Clérambault, la source principale de l’érotomanie n’est pas l’amour mais l’orgueil. Le sujet est objet d’amour de quelqu’un de très important. Ici, la notion du narcissisme est introduite dans la sphère de la passion. Dans le délire de jalousie et de revendication, l’indignation et la colère sont les émotions prédominantes.

De l’avis de Tyszler, Lacan établit un tronc commun entre l’interprétation délirante, l’érotomanie, le délire de revendication et le délire de jalousie dans la structure de la paranoïa. Néanmoins il observe une différence dans la manière dont s’établit l’inertie dialectique :

La dialectique du « ou moi ou l’autre », l’approche par la duplicité du moi n’explique pas suffisamment la forme particulière des psychoses passionnelles qui travaillent plus du côté du ‘je’, du sujet et du côté, disons, plus normalement compréhensible de ces thèmes délirants (Tyszler, 2005, p. 123).

 

Comme l’indique Lacan ([1955-56]1985), l’inertie dialectique des délires passionnels met l’accent sur le « je » alors que dans les formations paranoïaques constituées par l’automatisme mental ou l’hallucination, l’accent est sur le dialogue imposé comme un « tu ».

L’érotomanie montre l’amour comme une relation de je à je dans la tentative de former le « un ». L’objet de l’amour érotomane porte les traits du je, des traits marqués de l’empreinte de l’orgueil.

Dans la jalousie délirante, le double du jaloux porte les traits ignorés du je du sujet dans une position idéalisée.

Le temps de construction et d’éclosion du délire diffère également entre le délire passionnel et le délire interprétatif.

Dans la paranoïa, la construction délirante se fait en deux temps : dans un premier temps, le savoir sur les phénomènes est extérieur au sujet, qui est l’objet d’un Autre tout-puissant. Cette position objectale le place dans une relation passive vis-à-vis de cet Autre tout-puissant. Pour l’homme paranoïaque, cela semble être un pousse-à-la-femme, manifesté par la peur de la féminisation. Dans un second temps, on assiste à un déplacement du lieu de savoir ; le paranoïaque va jusqu’à affirmer qu’il domine seul la connaissance de toutes les choses.

Dans les délires passionnels, la construction du savoir délirant ne possède qu’un temps. Le postulat s’impose comme coup de foudre.

Le DSM-V ne fait pas de distinction qualitative du délire psychotique. La notion dimensionnelle introduite dans le diagnostic des psychoses, comme dans l’autisme, différencie seulement l’intensité des critères diagnostics en tant que délire et hallucinations. Le catalogage du symptôme observable exclut la lecture de la grammaire du délire et des altérations senso-perceptives. La psychiatrie moderne, qui se présente dans le champ médical comme une science de la nature aux bases physiques et biologiques, a abandonné la discussion sur la logique des passions.

De la fin du XIXe à une grande partie du XXe siècle, les berceaux de la psychopathologie psychiatrique que sont la psychiatrie française et l’école allemande ne se contentaient pas d’observer. Elles cherchaient à déchiffrer la logique inhérente au sujet et la production de son symptôme. C’est pour cette raison qu’une description phénoménique des fonctions du moi ne suffisait pas. Dans le cas des psychoses, il fallait un autre outil capable de permettre l’écoute de la formation délirante.

C’est sur la structure du langage et sur l’économie de la jouissance que Lacan a posé les bases de la psychopathologie psychanalytique. Et à ce stade, la transmission s’est opérée à partir de deux de ses maîtres, Freud et Clérambault. Celui qui a créé la psychanalyse et celui qui fut son professeur dans sa formation de psychiatre.

Dans Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud indique que les formations de l’inconscient sont présentes dans les constructions de langage qui se présentent dans la parole à travers les lapsus, les mots d’esprit, là où le névrosé trébuche sur les mots et dit ce qu’il ne voulait pas dire.

Clérambault examine le contenu de la formation délirante. Constater sa présence ne suffit pas, il faut aussi écouter ce que le sujet dit au clinicien.

Alors que Freud considère le délire de jalousie comme une des formes classiques de la paranoïa, Clérambault propose de différencier la paranoïa des délires passionnels. Il fait la distinction par la lecture de la construction idéative du délire à travers l’écoute de la parole de ses patients. Pour le maître de la psychiatrie française, le langage est un instrument qui permet de reconnaître la manière dont le sujet compose avec son affect et structure son caractère, même s’il ne fait pas la distinction entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. L’inconscient n’apparaît pas comme question. Malgré tout, il ne manque pas d’examiner l’écoute de la position subjective de ceux qui parlent.

Dans le discours de Rome ([1953]2003), Lacan affirme que c’est par l’action de la parole que se fonde l’homme dans son authenticité :

[…] de l’« Au commencement était le Verbe… » du IVe Évangile, auquel l’« Au commencement était l’action » de Faust ne saurait contredire, puisque cette action du Verbe lui est coextensive et renouvelle chaque jour sa création, – c’est par l’un et l’autre chemin aller droit par delà la phénoménologie de l’alter ego dans l’aliénation imaginaire, au problème de la médiation d’un Autre non second quand l’Un n’est pas encore.

 

Le sujet se structure par l’action de lalangue qui lui est transmise par l’Autre primordial, qui enlace son corps réel dans le monde de la culture, dans le discours social, et fait de lui un corps érogène. La sexualité au-delà du sexe, l’humain au-delà de l’animal. Le fonctionnement des fonctions du corps est ordonné par l’inscription de la lettre sur le corps et dans le rapport à l’Autre, fondement et fondation du sujet. Ce corps qui sera dorénavant dénaturé.

L’authenticité de l’homme n’est pas restreinte aux manifestations moïques vérifiables à l’œil examinateur qui recherche en elles l’adéquation aux critères d’inclusion dans une classification, dans un corps de connaissance extérieure au sujet. Connaître la logique des passions de l’âme de quelqu’un se fera par la manière dont il nous présente sa division dans le champ de la parole et du langage. C’est là qu’il se représente et se présente comme un signifiant pour un autre signifiant dans le réseau que tissent le sujet et ses autres.

La psychopathologie du DSM perd de vue la vérité du sujet parce qu’elle l’encadre dans un savoir auquel il est étranger ; parce qu’elle prend le trait du comportement comme signe et non pas comme signifiant. Cette caractéristique de la structure discursive du DSM permet au sujet de faire l’objet de plusieurs diagnostics en même temps. En somme, une comorbidité qui va au-delà du diagnostic multiaxial. Aujourd’hui, un enfant atteint du trouble du spectre de l’autisme peut aussi être diagnostiqué comme porteur du trouble d’anxiété, d’un déficit de l’attention avec hyperactivité ou d’un trouble oppositionnel avec provocation. Que reste-t-il de la logique qui fonde la personne atteinte d’autisme, son corps et son rapport à l’Autre ? L’absence de parole et les altérations du comportement ne sont pas reliées parce qu’elles ne sont pas vues comme des critères diagnostics qui se croisent, mais qui s’ajoutent. L’absence du jeu imaginaire et symbolique n’est-il pas tributaire de l’impossibilité de représentation dans le champ de l’Autre parce que l’autiste se trouve dans une exclusion du champ du langage ? Comment constituer un corps avec des bords dans l’espace quand le langage est absent et qu’il n’y a pas de représentation inconsciente de l’image corporelle ? Et la langue maternelle, celle qui ne s’enseigne pas mais se transmet, ne vient-elle pas à l’enfant à travers l’Autre ? L’enfant parle parce qu’il est parlé.

L’exclusion de la complexité des savoirs d’autres champs qui s’occupent de l’étude de la psyché en échange de l’objectivité pragmatique qui relie de manière directe une classification diagnostique aux protocoles de traitement psychopharmacologique, et son complément dans les thérapies comportementales et cognitives, produit des idiosyncrasies dans la psychopathologie, à l’exemple des comorbidités. Et sa diffusion généralisée dans le discours social alimente le phénomène croissant des bio-identités, où le sujet reconnaît son identité affiliée à la raison du discours médical. Quand il énonce un diagnostic psychiatrique pour son patient, le clinicien court le risque de produire un savoir étranger au sujet et qui se reflète sur le savoir que le sujet a de lui. Le problème, c’est que ce savoir médical peut occuper le lieu d’un artefact imaginaire et empêcher le glissement de la chaîne signifiante dans laquelle le sujet se voit représenté dans le champ de l’Autre. Ceux qui travaillent avec des enfants présentant des troubles du développement ont l’habitude d’écouter des parents qui regardent et parlent de leur fils/fille à travers les caractéristiques comportementales qui orientent le diagnostic psychiatrique. Ils font cela plutôt que de rechercher un trait où ils peuvent se reconnaître dans l’enfant qui est là. En conséquence, le savoir qui oriente une appartenance est fondé sur la connaissance scientifique. Par rapport à la forclusion de la filiation symbolique dans le champ des psychoses et de l’autisme, la psychiatrie renvoie à une appartenance imaginaire. Cela se fait à partir de traits de comportement envisagés comme symptômes d’un groupe syndromique qui nie la singularité d’un sujet. Nous avons là une sorte de filiation par identification à la taxonomie psychiatrique.

Comme nous l’ont appris Freud et Lacan, nous pouvons donner une place à la vérité du sujet et à ses assujettissements dans les chiffres du langage. C’est en ce sens que le dialogue avec la psychiatrie classique a occupé une place importante pour les deux.

Toute classification est toujours une construction arbitraire. Toutefois, cela n’est pas simplement dû à la position hégémonique de certaines idées dites scientifiques dans une période historique donnée. C’est aussi en raison du langage pas-tout capable de dire la vérité. Aucune nosographie n’est capable d’épuiser les variations de l’expérience humaine.

Dans « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits » ([1973]2003), Lacan observe à propos des diagnostics que les types cliniques découlent de la structure, ce qui peut s’écrire. Néanmoins, ce qui découle de la même structure n’a pas forcément le même sens :

C’est en cela qu’il n’y a d’analyse que du particulier : ce n’est pas du tout d’un sens unique que procède une même structure, et surtout pas quand elle atteint au discours (p. 554).

 

Loin de la fausse objectivité, du sens unique qui oriente les protocoles de traitements psychiatriques actuels, nous pouvons penser que ce qui rend transmissible la logique des passions se fait, pour reprendre Lacan, par la fuite en avant à laquelle correspond tout discours.

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