Quand le nouage ne tient que par un fil. Carol Watters. Mai 2017
Carol WATTERS
Analyse Freudienne
Journée d’études
QUAND LE NOUAGE NE TIENT QUE PAR UN FIL
B vient me consulter depuis 10 ans, il a alors 27 ans et vient poursuivre le travail psychothérapeutique commencé en Normandie à 17 ans, âge de la décompensation psychotique.
Le « laisser- tomber »
Econduit par la camarade de classe dont il était amoureux, il a tenté de mettre fin à ses jours dans l’incapacité de symboliser ce « laisser-tomber » suicide à la Werther, motif d’une hospitalisation de quelques semaines, d’abord en Normandie, le psychiatre qui l’a suivi a posé le diagnostic de « pathologie dissociative », il m’informe qu’il sait que cela veut dire schizophrénie. Il n’a pu retourner au lycée pour passer le baccalauréat que l’année suivante, une fois la JF partie avec le garçon qu’elle préférait et qu’elle a par la suite épousé « ça a révélé mes problèmes ! »
Il n’a jamais eu de copine, « je n’ai eu qu’un seul amour … c’était M-A ou personne d’autre ! » dit-il aujourd’hui encore
Les études laborieuses entre les hospitalisations
Brillant élève il est admis à 19 ans en classe Prépa Math près de Paris, ils s’entendait bien avec les professeurs, à l’inverse des autres étudiants pensionnaires, il aurait aimé y rester pendant les interruptions des W-E ou des vacances scolaires, incapable d’assumer le va-et-vient entre le lycée et le domicile de ses parents, il est retourné vivre chez eux , devient surveillant de son lycée, donne des cours de maths aux élèves donnés par les profs tout en s’inscrivant en deuxième année de physique-chimie, à l’Université.
Il se sent maltraité chez ses parents, en conséquence il est agressif avec eux.
Il a mis trois ans pour réussir la première année de physique –chimie. Son psychiatre lui a fait obtenir une pension d’adulte handicapé et la COTOREP (statut de travailleur handicapé) cela lui permet de garder le bénéfice de ses notes pendant 5 ans.
Il y a eu ensuite d’autres hospitalisations, à Paris dans une clinique médico-Universitaire ce qui lui permettait de poursuivre ses études, tout en ayant un traitement médicamenteux et un suivi psychothérapeutique. Ensuite, vers 20 ans il a passé quelques mois dans un Centre psychothérapeutique près de Montpellier, puis retour chez ses parents.
L’arrivée sur la Côte d’Azur
Suite à l’incendie du salon de coiffure de son père, lors des émeutes de l’automne 2006, les parents décident de venir s’installer sur la Côte d’Azur où réside la gand-mère maternelle, d’acheter une maison et de changer d’activité professionnelle, une affaire à remonter, un tabac / journaux. B. a 2
alors 26 ans. Persévérant dans les études il s’inscrit à l’Université de Nice, pour redoubler la seconde année qu’il n’arrive pas à réussir « du fait des travaux pratiques qui sont angoissants » dit-il. Il ne supporte pas la vie à la Cité Universitaire de Nice, il se sent isolé, pense que ses camarades de promo, beaucoup plus jeunes, se moquent de lui, il est mal dans son corps du fait d’une prise de poids très importante, 15 kg, liée à la prise de Dépamide.
C’est dans ce contexte qu’il vient me consulter fin août 2007. et décide de quitter la fac et de continuer ses études via internet.
Les symptômes
De très fortes angoisses
Il dit « avoir des films dans la tête … n’est jamais à cours d’idées, mais les idées changent »
Quelle sorte de film ?
« Shooter dans la tête d’un bébé, comme si c’était un ballon de foot … monter des escaliers jusqu’à un étage élevé et me jeter dans le vide de la cage d’escaliers »
L’histoire grands-parents maternels
Le décès de la grand-mère, est l’occasion de développer son discours, au sujet de l’histoire singulière des grands-parents maternels. Le G-P était un architecte renommé et fortuné, propriétaire d’une magnifique maison de maître sur la grand place de la ville. Le train de vie était élevé, un coiffeur venait chaque jour coiffer la G-M à domicile. Le couple a eu quatre enfants : l’ainé et le puiné sont deux garçons, la troisième une fille, qui, plus tard épousera un coiffeur, ce sont les parents de B. Le quatrième est un garçon, qui mourra à l’âge de 18 ans dans un accident de voiture. L’acceptation d’un projet architectural important en Afrique amène le G-P à quitter la Normandie, la G-M refuse le suivre, elle reste sur place avec les quatre enfants. Celui-ci ne donne plus signe de vie pendant plusieurs années. D’un caractère bien trempé, la mère de mon patient, à l’âge de 17 ans, fait une enquête dont le résultat l’amène à partir pour l’Algérie, à l’époque en pleine période de guerre, à la recherche de son père. A la fin de son périple, la JF aboutit à une très belle maison dans laquelle elle découvre son père vivant avec une africaine et leurs quatre enfants ! !
Elle revient en Normandie et la faute du G-P est dévoilée à tous. Cette faute, ce péché de bigamie, aura des conséquences lourdes sur sa descendance. L’un de fils deviendra, selon le dire de mon patient « un escroc », l’autre un handicapé obèse se déplaçant en fauteuil roulant, sa mère a une santé fragile tant sur le plan psychique elle est phobique) que somatique (PPR invalidant douloureux, péritonite ayant failli lui coûter la vie)
Quelques années plus tard, le G-P revient dans cette petite ville normande, avec sa famille africaine, faisant scandale. La grand-mère décide alors de déménager sur la Côte d’Azur. Il vend la maison e maître et dilapide sa fortune « alcool, femmes … la déchéance, il finira seul dans un hôtel meublé dans une ville côtière du Var » dit mon patient, sa mère n’assistera pas aux obsèques de ce père indigne.
Ce G-P à la première génération, la mére à la seconde, et mon patient B, psychotique, évoque cette formule de Lacan : Il faut trois générations, pour faire un psychotique.
La pêche … 3
Mon patient a un frère aîné, d’une première union du père et un frère plus jeune, de la seconde union dont il est lui-même issu. Pour divertir, son neveu de 11 ans, fils de ce frère aîné, il a l’idée de l’emmener à la pêche en bord de mer, son père et sa mère avait un petit bateau sur la côte normande et se plaisait à pêcher en mer le dimanche avec les enfants. Le gamin est intéressé, mais B encore plus et au départ de son neveu, ce centre d’intérêt persiste et se développe. Il se perfectionne, se lie de sympathie avec les gérants du magasin d’articles de pêche, au point d’y travailler pour les aider pendant son temps libre, il acquiert une compétence quasiment professionnelle. Il pratique l’art de la pêche, aussi bien sur la côte, qu’en lac, en eau douce, et me fait part avec enthousiasme de ses moments au bord de l’eau, tôt le matin ou en nocturne. Quelle énergie !
Suite à un incident qui aurait pu lui coûter la vie, il décide de ne plus pêcher seul en torrent (pour la truite, pêche à la mouche !) car du fait d’un faux mouvement, ses bottes cuissardes se sont remplies d’eau et l’ont fait tomber, il s’est relevé avec difficulté. A cette occasion il se souvient que son arrière- grand-mère maternelle, la grand-mère de sa mère, a perdu un fils qui pêchait en mer. Il pointe le trans –générationnel, rappelant la mort accidentelle en voiture du jeune frère de sa mère.
Lui qui n’avait aucun ami, peut nouer des liens sociaux avec les passionnés de pêche, il a été sollicité pour devenir membre du club de la petite ville côtière où il pêche, il a accepté.
… et le délire
Ses études ont avancé, il a travaillé quelques années comme surveillant d’éducation dans un collège proche de son domicile. Suite au succès à la licence de physique/chimie, il a décidé de passer le CAPES, il est retourné à la fac suivre la formation nécessaire, il est lauréat du Master 1 et du master 2, et enseigne depuis septembre 2016 à temps partiel la physique/chimie dans un lycée, comme contractuel. Il avait réussi précédemment les écrits du CAPES, mais la mort brutale, récente, de son père d’une coronaropathie l’a rendu hors d’état de passer l’épreuve pratique. En ce moment il est en attente du résultat de l’écrit 2017.
Il attire mon attention sur le fait que ses révisions l’empêchent d’aller à la pêche faute de temps, et qu’il a peur de se remettre à délirer. Intriguée, je l’invite à en dire plus.
« Quand j’y pense tout le temps, ça m’empêche de délirer ! »
Quoi plus précisément ? « Quand il sent la tension du fil indiquant la prise du poisson et son surgissement imminent »
Sentir dans la main la tension du fil .
DEVELOPPEMENT THEORIQUE
La jouissance
Le sujet psychotique, puisqu’il n’est pas séparé de l’Autre, incarne réellement l’objet a non chu. Il est un objet de la jouissance de l’Autre.
Il n’est pas soutenu par l’objet a, il erre dans un réel, dans l’incapacité d’accéder à la division du sujet. « … à un moment sommet de son existence, se manifeste à lui sous la forme d’une 4
irruption dans le réel, de quelque chose qu’il n’a jamais connu, d’un surgissement d’une étrangeté totale, qui va progressivement amener une submersion radicale de toutes ses catégories, jusqu’à le forcer à un véritable remaniement de son monde. » (Séminaire III p. 99)
Etre « laissé en plan » par la JF de ses rêves, a eu un effet dévastateur sur B, au point de tenter de mettre fin à ses jours à l’âge de 17 ans. «La mort du sujet », selon Lacan, c’est ce qui répond à la non-extraction de l’objet a, par défaut d’un avoir-y-faire avec la jouissance. Il s’agit que cette « mort du sujet » ne se réalise pas en acte, car totalement identifié à l’objet a, tenter de le faire choir, revient à choir lui-même avec l’objet.
Dans l’idée joycienne d’un work in progress, le pari de l’analyste, à l’écoute de son patient psychotique, est qu’il puisse appareiller cette jouissance désastreuse, dans un montage de symbolique, d’imaginaire et de réel, pour mettre à l’écart cet objet. Si le sujet psychotique s’adresse à un analyste c’est qu’il a le désir de vivre mieux et avec l’aide de l’Autre du transfert, de tenter de juguler cette jouissance.
La forclusion a pour effet une jouissance non capitonnée, à l’infini, envahissant le champ de la réalité ce que Lacan formule comme « trou … à la place de la signification phallique »
Le sinthome
Tout humain est un parlêtre en puissance, il se constitue à partir des trois ronds RSI, en agrafant du sens au réel de la lalangue. La réussite du nouage n’est pas garantie, c’est pourquoi la suppléance concerne tout sujet
« Pour que se nouent ces trois, en faut-il nécessairement un de plus, dont la consistance serait à référer à la fonction du père ? Le noeud démontre le contraire … cette fonction supplémentaire du père, est-elle indispensable ? Je vous montre que ça pourrait être controuvé [= inventé de toutes pièces.] » (Séminaire RSI, séance du 11 février 1975, Ornicar n°4, 1975, p. 99)
Dans le Séminaire XXIII, Lacan reprend le terme de suppléance à la forclusion du signifiant du Nom-du-Père, en le coordonnant au sinthome dont la fonction est de suppléer au ratage du noeud borroméen, il répare la chaîne bo en renforçant le rond du symbolique.
La construction sinthomatique , qui permet au sujet , de modifier son rapport avec l’objet a, a une part d’incalculable.
Ce que l’analyste constate, c’est que le sujet trouve une INVENTION, qui réduit en l’effet dévastateur. L’invention de mon patient devenu pêcheur, ouvre un appareillage de cette jouissance qui lui permet de nouer, son fil de pêche est un artifice qui permet de faire une épissure au noeud bo,
( réunion de deux cordages, câbles ou fils par l’entrelacement des torons qui les composent) bien plus que la perspective d’ un bon repas, car la plupart du temps il laisse la vie sauve au poisson capturé.
Dans la conduite de la cure, du fait de la forclusion je me garde de faire jouer l’équivoque du signifiant pêcheur. Certes, son père et son grand-oncle étaient des pêcheurs à la ligne, son G-P maternel un pêcheur dans le péché dit mortel de la religion catholique. On dirait que c’est leur histoire, mais pas la sienne, dans le registre de la psychose, il ne s’agit pas d’un retour du refoulé, mais de la Verwerfung. 5
Le moment crucial de la cure est celui où il a pu dire que la pêche faisait barrage au délire, « ça fait comme la toile de fond de mes pensées » dit-il, cependant il s’inquiète de l’invasion possible du délire quand il n’a pas le temps d’aller pêcher, du fait des révisions intensives pour son concours.
Pour autant son désir, depuis le baccalauréat est de devenir professeur de physique/ chimie, ce désir se présente avec la rigueur d’un idéal, avec une constance infaillible depuis 17 ans, et il réussit à enseigner et à « tenir », comme il dit, des classes d’adolescents difficiles.
René Fiori, pose la question du statut permanent ou temporaire du sinthome trouvé par le sujet (Lettre mensuelle n° 236 p.17) et souligne la part d’incalculable. « Pourquoi la mise à distance de cette jouissance se réalise-t-elle pour tel sujet et pas pour tel autre ? » Il n’y a pas de ready-made.
Suppléer, c’est nommer, ce qui revient à donner un sens au réel et noue les trois ronds. Joyce, s’est engagé dans une nouvelle voie de l’écriture, tout à fait essentielle à son Ego, à entendre comme l’idée de soi comme corps ayant un poids, une consistance. Le dérapage, le glissement de l’imaginaire de Joyce est corrigé par cet Ego réparant le rapport manquant, de ce qui ne se noue pas borroméennement dans son cas. Le sinthome de Joyce, c’est son ego faisant suppléance là où les noeuds bo montrent un lapsus du noeud au niveau de l’imaginaire.
Lacan ne limite pas la fonction de la nomination au rond du symbolique : « … peut-être pouvons-nous préciser qu’après tout, il n’y a pas que le symbolique qui ait le privilège des Noms-du-Père, il n’est pas obligé que la nomination soit conjointe au trou du symbolique3 (Séminaire RSI ; séance du 11 février 1975 , Ornicar n°4, 1975, p. 99) Il propose la nomination de l’imaginaire comme inhibition, la nomination du réel comme angoisse, et la nomination du symbolique comme symptôme.
Conclusion
Pour réparer le ratage du noeud entre le symbolique et l’imaginaire Lacan propose de faire une épissure de l’imaginaire et du savoir inconscient
« Tout ça pour obtenir un sens, ce qui est l’objet de la réponse de l’analyste, à l’exposé par l’analysant, tout au long de son symptôme. Quand nous faisons cette épissure, nous en faisons du même coup une autre, précisément entre ce qui est symbolique et le réel. C’est-à-dire que, par quelque côté, nous apprenons à l’analysant à épisser, à faire épissure entre son sinthome et le réel parasite de la jouissance. Ce qui est caractéristique de notre opération, rendre cette jouissance possible, c’est la même chose que ce que j’écrirai jouis-sens. C’est la même chose que d’ouir un sens. C’est de sutures et d’épissures qu’il s’agit dans l’analyse … Trouver un sens Implique de savoir quel est le noeud, et de le bien rabouter grâce à un artifice. Faire un noeud avec ce que j’appellerai une chaînoeud borroméenne, est-ce qu’il n’y a pas là abus ? » Lacan Séminaire XXIII p. 73.)