Qu’est-ce qu’un autre pour le sujet dans les groupes d’enfants et d’adolescents : considérations sur l’effet Columbine. M. Cristina Kupfer – Paris Congrès 2019

 

Qu’est-ce qu’un autre pour le sujet dans les groupes d’enfants et d’adolescents : considérations sur l’effet Columbine

Congrès 2019. Paris

 Cristina Kupfer

 

Avant de commencer, je veux vous dire que je m’inscris dans le groupe de psychanalystes qui souhaitent pousser la psychanalyse au-delà de la clinique. Je vais donc vous parler très rapidement de mon travail avec les écoles, et c’est ce travail qui m’a offert le fil conducteur que je vous apporte maintenant.

« Qu’est-ce qu’un autre pour le sujet », c’est la question posée à l’argument du Congrès sur laquelle je vais travailler.

À Lugar de Vida – une institution brésilienne spécialisée dans le traitement et l’éducation d’enfants psychotiques et autistes – on mène il y a longtemps une discussion autour de la question du groupe d’enfants  et d’adolescents, et spécialement autour de la question “Que fait un enfant pour un autre”. Cette discussion, on la soutient il y a déjà un certain temps aussi aux écoles, en supposant que la coopération promeut les apprentissages et participe à la constitution des étudiants-sujets, surtout pour les enfants dits en situation d’inclusion dans des classes régulières.

Quels sont alors les points de repère théoriques subjacents à la mise en place de ces groupes, soit à LV, soit à l’école ?

 

  1. La fonction identificatoire du semblable

 

C’est sous le chef « fonction du semblable » que nous travaillons dans les groupes à LV.

Pour Freud, le sentiment du social naît chez l’enfant quand il se rend compte qu’il a perdu sa place à côté de ses parents.

Freud pose les fondements de cette observation dans Psychologie collective et analyse du moi, chapitre 9 (Freud, 1921/2006).

Il y affirme qu’effectivement le sentiment collectif trouve son origine dans la jalousie de l’enfant envers le frère rival. Quand l’enfant découvre qu’il ne peut rien faire pour se débarrasser de ce dernier, il décide que, s’il ne peut pas recevoir l’amour exclusif de ses parents, personne d’autre ne l’aura. Ainsi naît, comme une formation réactive, une identification à l’enfant rival et le sentiment collectif entre les enfants, si important à l’école selon Freud.

L’identification qui se construit là est celle de semblables qui ont besoin de fraterniser dans leur manque, si l’on peut dire ainsi. L’identification s’appuie alors sur la marque d’une absence, ce qui permet de supporter l’angoisse. L’agressivité dans les groupes ne cessera pas d’exister mais elle sera refoulée, surgissant de temps en temps pour être à nouveau soumise au pacte de non-agression, signé symboliquement par les membres de la fratrie humaine.

 

 

  1. La différence minimale indiquée para Lacan aux Complèxes familiaux.

 

Lacan rejoint Freud quand il parle de l’agressivité comme essentielle et base des liens sociaux.

L’importance de la fonction du semblable pour la constitution du sujet a été indiquée par Lacan dans le texte Les complexes familiaux (Lacan, 1938/2003). Pour lui, les enfants entre 6 mois et deux ans laissent transparaître un intérêt dirigé au semblable où il est possible de cerner la reconnaissance d’un rival.

Pour Lacan, il y a un rapport étroit entre la genèse du moi et le semblable, le petit-autre. Ce petit autre est essentiel pour la définition d’une image propre et d’une connaissance de soi-même.

Le sujet doit se confronter à cette image, mais elle lui procure, par ailleurs, un malaise qui le pousse à dire : ou moi ou l’autre, une confrontation qui finira quand un troisième viendra lui apporter la référence à la loi du Père ou du symbolique.

C’est ce semblable, dans sa petite différence, qui permet au sujet de savoir sur soi-même, sur ce qu’il montre de sa familière étrangeté. Quand cette petite différence est saisie, il pourra rencontrer sa propre position, qui est différente de celle de l’autre grâce à cette petite différence, et aller vers l’autre sans que son narcissisme en soit menacé. Donc, le groupe et la fraternité deviennent possibles grâce à la différence.

Au séminaire sur l’identification, Lacan (1961-1962) montre mieux cette relation entre identification et différence. Il dit que, contrairement au signe, ce qui distingue le signifiant, (…), c’est justement de n’être que pure différence ». (Lacan, 1961-1962, p. 46). Il continue, un peu plus loin : « Du processus de ce langage du signifiant, ici seulement peut partir une exploration qui soit foncière et radicale de ce comme quoi se constitue l’identification. L’identification n’a rien à faire avec l’unification ».

Alors, Bernardino (2019) conclut : L’identification c’est la différentiation ».

On peut donc conclure que la possibilité d’une relation fraternelle, prototype de la relation sociale avec les semblables, se construit à partir de la notion de différence. Différence de générations, différence de positions.

Pour le sujet, l’autre est donc celui qui peut lui signaler sa différence.

 

  1. Une discussion sur la ségrégation à l’école

 

Si, dans l’axe théorique précédent, il s’agit d’envisager l’agressivité comme un élément structurant, maintenant il s’agit de regarder les effets destructeurs du groupe sur les enfants et adolescents appelés aujourd’hui en situation d’inclusion. Ces effets sont cernables quand l’enfant ou l’adolescent est exclu.

Que peut se passer quand un groupe expulse un semblable ? Ce dernier s’unit à d’autres exclus, et ils créent une nouvelle classe, une nouvelle identité. Nous assistons au renforcement de l’exclusion du différent au moyen de la création de nouveaux groupes d’exclus, qui se regroupent à partir du trait considéré comme exclu. Ces nouveaux groupes s’orientent par la quête d’une identité, où les identifications sont laissées de côté. Les identifications ne sont plus des points de repère symboliques, les repères imaginaires ayant pris le devant (Bernardino, 2010).

Les autistes et leurs parents, par exemple, s’organisent autour d’une identité autiste, et essayent d’inciter leurs semblables à s’unir pour défendre leurs droits. C’est encore autour de l’orgueil autiste qu’ils trouvent leur consistance, toujours imaginaire.

Regardons de plus près cette logique de fabrication de l’exclu. Cevasco (2010) nous rappelle que la logique du tout et du pas-tout, issue du traitement donné par Lacan à la différence des sexes au moyen des formules de la sexuation, peut être aussi un instrument pour penser la logique du collectif.

Cet auteur fait une synthèse de cette logique en écrivant que la logique du tout répond à une théorie où le sujet est pris comme universel. Pour que ce sujet universel puisse se formuler, il a besoin d’une exception posée comme condition sine qua non pour constituer la clôture du groupe et donc sa consistance. S’il y a exception, le groupe pourra être consistant et tenu comme universel. Cette consistance sera donc maintenue au prix de la création d’un point extérieur qui sera l’autre radicalement différent.

En même temps qu’un sujet universel est énoncé dans cette même opération, une partie de cet univers est exclue. L’exclusion est une condition nécessaire à la définition même du sujet universel moderne.

La logique du pas-tout, par contre, est une invention de Lacan pour indiquer une autre direction, où l’ensemble serré ne sera pas formulé, de façon à dénoncer les efforts, toujours manqués d’ailleurs, d’établir l’universalisation de n’importe quel discours.

À partir de la logique du tout et de l’exclusion du différent, la haine s’ensuivra forcément. À cet autre exclu lui est imputée la responsabilité de nous priver de cette complétude qui pourrait être réalisée si ce n’était de sa présence. (C’est ce que Radjou a travaillé dans son séminaire). Ce qui est inconnu, c’est l’impossibilité d’atteindre cette complétude ainsi que la fonction logique que cet objet externe occupe pour générer l’illusion de la consistance du groupe.

Cevasco observe qu’il y a là un paradoxe : le paradoxe de toute pratique de ségrégation consiste précisément dans le fait que l’altérité est nécessaire pour assurer la cohérence du groupe et qu’elle implique par contre un effort pour éliminer l’altérité.

Les exclus se réunissent pour former une nouvelle identité. Les mouvements qui pourraient être ceux d’une libération finissent par figer les sujets en identités où la différence ne doit pas être prise en compte. Plus de place pour les identifications. Si l’identification est différentiation, comme disait Bernardino, alors on peut dire : l’identité est unification.

Passons maintenant à l’effet Colombine.

 

L’effet Columbine

 

Le 14 mars 2019, deux adolescents ont ouvert le feu contre leur ancienne école à Suzano et ont tué 12 personnes. Avant l’attentat, ils exhibaient dans les réseaux sociaux leurs propres photos en portant des armes. L’un deux avait déclaré à un des copains qu’il aimerait bien répéter le massacre qui s’est déroulé à Columbine, aux État Unis. Le massacre de Columbine a été provoqué par un couple d’étudiants armés et a laissé 15 morts, en 1999.

Les adolescents brésiliens fréquentaient un forum d’extrémistes à l’internet profonde appelé Dogolachan. Après l’attentat, ils y ont été célébrés comme des héros. Le chef de Dogolachan a dit : Ils sortent de la vie pour entrer dans l’histoire.

À l’internet profonde, ils parlaient de mission et de Dieu. Ils disaient qu’il se rencontreraient trois jours après avec Dieu. Mais ces jeunes n’avaient aucun passé religieux.

Ils ont un trait en commun avec les autres attentats qui se sont déroulés après Columbine : c’est le rôle joué par les chans dans ces attentats.

Le premier chan était un Forum de discussions ouvert à tous les débats ; c’était le 4chan, la chaîne 4, par où ils devraient entrer pour rencontrer les personnes de ce Forum. D’autres chan se sont suivis.

L’objet de la haine n’est pas spécifié. Ils ont la haine, comme le disait hier Catherine Delarue. Le groupe auquel l’un des adolescents était affilié, le Dogolachan, était d’ultra-droite, machiste et haïssait les femmes, mais ensuite la haine s’est généralisée et était alors dirigée à toutes les minorités.

Il est bien vrai que le discours vainqueur aux élections brésiliennes de 2018 légitime la violence, proclame la haine à la différence et défend la libération des armes. Je crois qu’en France il y a beaucoup moins d’ataques de ce type parce que, parmi d’autres raisons, on ne peut pas acheter une arme dans la rue ou par Internet.

Mais on pourrait peut-être dire que le problème des attentats brésiliens dépasse celui de la libération des armes, et même celui de la haine.

À un premier abord, on pourrait penser que ces sujets sont dans un rapport identificatoire aux adolescents columbaïniens.  C’est vrai que tous les colombaïniens se laissent affecter par les discours en circulation, par les promesses de jouissances qu’ils portent et par le paroxisme de jouissance qu’ils subissent quand ils tuent et se suicident , dans les temps où la vacuité de la vie leur laisse peu d’attractions. Ce sont des jeunes pour qui l’amour et la sexualité n’ont plus de sens.

Mais quand on se rend compte du rôle joué par les chans, quand on sait qu’ils agissent au nom d’un Dieu vidé de sens, l’explication à partir de l’identification aux colombaïniens n’est plus suffisante. L’identification se transforme ici en imitation. Ils imitent la haine à l’école. Mais cette haine ne semble pas avoir une partie prenante. Ils ne semblent pas haïr ses collègues.

Alors, est-ce aux personnages désincarnés, rencontrés sur deep Internet, qu’ils se sont identifiés ? Les colombaïniens ne veulent pas jouir d’un bien quelconque dans leurs vies, puisqu’ils se suicident. Leurs vies n’ont pas de sens, de propos. Le but, à un premier abord, semblait être la célébrité dans les réseaux et dont ils jouissent par anticipation. L’écran, de ce point de vue, jouerait là un rôle fondamental, ce qui fait de l’effet colombine une violence inédite : ils sont pris dans des réseaux qui sont virtuels. Les personnes qu´ils imitent, avec qui ils parlent, ne sont pas en chair et en os. Ils sont sans corps et sans parole vive, comme le dit Martine Lerude (2017).

Ce nouveau lien leur permettrait-il alors d’abandonner peut-être les identifications qu’ils auraient eu précédemment à leurs pairs à l’école, ce qui ouvrirait la voie à une désidentification par rapport à ces derniers, désidentification dont parle Robert Levy ?

Pour que les collègues deviennent de simples cibles, il faut qu’il y ait eu de la désidentification. L’un des adolescents de Suzano continuait à donner des coups de marteau à une victime qui était déjà morte. Mais il a été hier son camarade, il le connaît par son nom. Vous voyez l’intérêt d’apporter cette violence qui se fait très particulièrement dans les écoles. Ce ne sont pas de nazis qui attaquent un juif inconnu. Il faut donc qu’il y ait désidentification avant tout. De toute façon, on peut dire qu’ils « tuent sans haine et sans jouissance. Ils sont au-delà de la haine. Où était le sujet, une chose doit advenir », comme le disait hier Philippe Woloszko.

 

Ou bien sont-ils peut-être des malades mentaux ?

Parmi les colombainïens, il y en a qui sont des enfants ayant des problèmes variés, mais cet ingrédient n’est pas essentiel pour cerner la logique de cette espèce de violence. C’est un élément contingent. L’adolescent peut être éventuellement psychotique ou antisocial, mais ce n’est pas ça qui compte. Au contraire, les discours politiques se servent des traits antisociaux de ces adolescents pour justifier leurs actions et se laver les mains. Même les familles ne sont pas nécessairement déstructurées. (selon, par exemple, le témoignage de Solomon, Loin de l’arbre, à propos de la famille d’un des adolescents de Columbine). L’important est que ce sujet est pris dans le discours Internet et sa position est modifiée par lui. C’est un véritable travail de perversion du langage, comme le disait hier Lola Monléon.

Lerude (2017) écrit :  “La doxa anonyme qui figure le grand Autre désigne une place toute prête pour la propagation du religieux, du fondamentalisme, une place en creux, en attente, prête à accueillir un UN tout puissant ordonnateur de destruction”.

Alors le Un joue un rôle fondamental. On n’est plus dans le terrain de l’identification symbolique, qui installe la différenciation, mais dans le terrain de l’identité, qui installe l’unification. On comprend mieux cette haine généralisée de Dogolachan: c’est la haine à tout ce qui est différent. La différence est insupportable, et l’objet de la haine ne semble plus important.

Pour conclure, et en ouvrant le débat :

Le groupe d’adolescents qui fréquentent l’Internet profonde a été peut-être formé à partir de ce trait d’exclusion que l’école promeut : ce sont des adolescents qui ne participent pas à la vie scolaire, et qui préfèrent s’engouffrer dans la deep Internet au lieu de sortir avec les collègues ou à avoir des petits amis ou amies (ou des amixs). C’est la formation d’une identité de l’exclu, qu’ils préfèrent à l’identité scolaire, qui n’offre aucun gain pour eux : ils n’ont pas de place dans le marché de travail ou des consommateurs.

Si, pour le sujet, l’autre est celui qui peut lui signaler sa différence, l’’autre pour le sujet colombaïnien est, par contre, celui qui lui signale une place où s’estompent ses propres frontières subjectives, où le sujet disparaît dans l’UN.

 

Le travail avec les groupes hétérogènes à l’école sera donc fondamental. C’est l’hétérogénéité qui introduit et marque la différence, élément manquant quand les identités sont massives et appellent à l’Un, à l’union indifférencié dans le groupe.

Les étudiants qui ont eu un autiste dans leur classe ne l’oublient jamais. La tolérance qui en découle est visible, ce qui rend incontournable, quotidien et inlassable l´appel à la différence dans les écoles.

 

 

RÉFÉRENCES

 

Bernardino, L. (2019). A função do semelhante. In M.E.Pesaro & M.C.Kupfer (orgs). Práticas inclusivas em escolas transformadoras : a construção da aprendizagem terapêutica. São Paulo, SP : Escuta (no prelo).

 

Lacan, J. (2003). Os complexos Familiares. In: Lacan, J. Outros Escritos. São Paulo: Jorge Zahar, pp 29-90.

 

Lacan, J. (1961-1962) L’identification. Paris: Association Freudienne Internationale, s/d.

 

Laclau, E. (2000). La guerre des identités, grammaire de l’émancipation, La Découverte, Paris.

 

Lerude, M. (2017). Como se coloca a questão da identificação na era da internet generalizada?” IN: A. Baptista & J. Jerusalinsky (orgs). Intoxicações eletrônicas: o sujeito na era das relações virtuais. Ágalma: Salvador.

 

 

Freud, S. (1921/2006). Psicologia de las masas y análisis del yo. Obras Completas. Vol. XVIII. Buenos Aires : Amorrortu editores, 2006.

 

Cevasco, R. (2010) “Lo irreductible del malestar y las lógicas de segregación. De la modernidad femenina a la escena educativa.” Clase 12, Módulo 4. Diploma Superior “Psicoanálisis y prácticas socioeducativas”, FLACSO Argentina, disponible en: flacso.org.ar/flacso-virtual

 

 

 

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