Retour à Freud : Le « renversement de la culture ». Pouvoir et violence du langage. Paola Casagrande, Metz 28 février 2019

Dans le cadre du Séminaire annuel de l’Association psychanalytique A Propos ayant pour thème : «  Au-delà de la haine, des violences inédites », intervention de Paola Casagrande, psychanalyste (28 février 2019).

Retour à Freud : Le « renversement de la culture ».

Pouvoir et violence du langage.

 « La violence est brisée par l’union, la puissance de ceux qui se sont unis constitue désormais le droit, par rapport à la violence de l’individu. Nous voyons que le droit est la puissance  d’une communauté. C’est encore et toujours de la violence, prête à se tourner contre tout  individu qui s’oppose à elle, elle travaille avec les mêmes moyens, elle poursuit les mêmes fins ; la seule différence tient effectivement à ce que ce n’est plus la violence d’un individu qui s’impose, mais celle de la communauté [1]». Ainsi parlait Freud en 1932, dans une lettre adressée à Einstein, en réponse à la question Pourquoi la guerre ?

Violence de l’individu, violence de la communauté. C’est cet apparent paradoxe que je vais interroger. Avec Freud d’abord. J’irai  aussi  vagabonder hors de notre champ. En non-spécialiste mais néanmoins lectrice de philosophes s’intéressant aux hommes organisés en systèmes communautaires politiques ou religieux et à la violence que  ces systèmes engendrent : des systèmes que l’on qualifie pourtant de « civilisés », où, par ce que Freud appelait « un renversement de la culture », « violence et droit se rejoignent [2]».

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Freud vient soulever et éclairer ce paradoxe, notamment dans Malaise dans la culture. Avec une hypothèse centrale : « individu et culture sont de même structure ». Dans ce texte de 1930, Freud fait l’hypothèse d’un « plaisir/désir d’agression[3] » commun à chacun des individus. Pessimiste quant à l’avenir des hommes qui ont, disait-il,  les moyens technologiques de tous s’entretuer, il n’en donne pas moins quelques « remèdes sédatifs» pour essayer d’atténuer le malheur ontologique de l’homme.

La « culture » est envisagée par Freud comme le premier et unique « sédatif » de l’homme en quête de « socialisation «, le premier acte de sublimation de  l’homme. On pourrait dire que l’addition des sublimations humaines fonde la culture. Dans un mouvement infini.

Mais ne nous réjouissons point trop vite. La culture, dit Freud, porte en son sein une violence équivalente à celle de l’individu, qui fait écho à l’exercice de ce qu’il appelle le sur-moi (les interdits, la Loi) avec lequel l’individu doit compter. Individu et culture sont de même structure, dit-il. Violence interne (conflit intra-psychique) et violence externe (conflit inter-psychismes) sont les ingrédients avec lesquelles les hommes ont à composer pour poursuivre une « quête du bonheur » qu’impose le programme du principe de plaisir. Quête du bonheur à entendre selon Freud essentiellement du côté des pulsions libidinales et non pas, et c’est fondamental, du côté du commerce des biens. On comprend aisément pourquoi Freud hésita quant au titre de son ouvrage. « Bonheur dans la culture », puis « Malheur dans la culture ». Malheur ontologique et quête du bonheur, comme deux faces d’une même scène. Le drame se dessine. C’est finalement le terme de « Malaise » que  Freud retiendra pour son titre.

En juillet 1929, Freud écrivait à son ami Romain Rolland : « Votre lettre du 3 décembre 1927 et ses remarques sur le sentiment que vous nommez « océanique » ne m’ont laissés aucun repos. Il s’est trouvé que dans un nouveau travail, pour l’heure encore inachevé, je pars de votre incitation, mentionne ce sentiment océanique et tente de l’interpréter dans le sens de notre psychologie [4]». Il n’est pas inutile de rappeler ce qui met Freud au travail. Dans une lettre amicale de 1927, Romain Rolland avait réagi à la lecture de L’avenir d’une illusion. Il y regrettait que Freud n’y ait pas pris en compte la source véritable de la religiosité. Celle-ci est pour Romain Rolland, et je cite Freud «  un sentiment particulier qui ne le quitte jamais, qu’il appellerait volontiers la sensation de l’ « éternité », sentiment comme de quelque chose de sans frontière, sans borne, pour ainsi dire « océanique »[…]. Pour ma part, répondit Freud, je ne puis découvrir en moi ce sentiment « océanique [5]». Freud se qualifia alors comme un « animal terrestre ». Résolument. La dédicace de son livre offert par lui-même à son ami est libellée ainsi : « A son grand ami océanique, l’animal terrestre S. Fr., 18-3-1931 ».

Je tenais à rappeler cette amitié pour insister sur la profession renouvelée d’athéisme de Freud en introduction à ce troisième ouvrage qui clôt la trilogie introduite par La question de l’analyse profaneen 1926, et L’avenir d’une illusionen 1927. Comment  « l’animal terrestre Freud » va-t-il penser (dans cet essai qualifié par Stefan Zweig de « son meilleur essai philosophique ») les malheurs de l’homme et les ressources qu’il ne peut trouver qu’en lui-même, et avec d’autres ?

Je vais reprendre partiellement  les hypothèses de Freud quant aux raisons de ce qu’il appelle les « tâches insolubles » des individus et des peuples, et les remèdes possibles mais modestes qui s’offrent à eux. Si la recherche du bonheur est le « programme » qu’impose le principe de plaisir, le « devenir heureux  ne peut être accompli, et pourtant il n’est pas permis -non il n’est pas possible- d’abandonner nos efforts pour le rapprocher d’une façon ou d’une autre de son accomplissement [6]». […]Il n’y a pas de conseil qui vaille pour tous, le bonheur étant un problème d’économie libidinale [7]».[…] La vie est trop dure pour nous, elle nous apporte trop de douleurs [8]». Et Freud de dénombrer trois sources de souffrance : « la surpuissance de la nature, la caducité de notre corps et la déficience des dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux, dans la famille, l’Etat et la société [9]». Freud ne parle pas de relation à la nature, de relation au corps propre. Il n’utilise le terme relation que pour ce qui concerne les hommes entre eux. Je voudrais vous rendre attentifs au fait qu’il repère dans les systèmes organisationnels des communautés ce qu’il nomme des « déficiences ». Nous y reviendrons, et aussi avec des philosophes de notre temps.

Il n’est pas étonnant alors, poursuit Freud, que « sous la pression de ces possibilités de souffrance, les hommes n’aient cessé de modérer leur prétention au bonheur, tout comme le principe de plaisir lui-même, sous l’influence du monde extérieur, s’est bel et bien remodelé en ce principe plus modeste qu’est le principe de réalité [10]».

Freud énumère les « remèdes sédatifs » aux malheurs de l’homme, remèdes sensés « domestiquer » ses pulsions : faire diversion par les activités intellectuelles au nombre desquelles il cite la recherche scientifique ; faire diversion encore par la recherche de « satisfactions substitutives » en sublimant (mais, prévient-il, cela est « accessible à peu d’hommes ») ou en se laissant fasciner par l’art ;  se retirer du monde extérieur tel l’ermite ;  ou encore avoir recours aux  stupéfiants qui « insensibilisent » et qui sont « des briseurs de soucis [11] ». Quels que soient les remèdes utilisés il y a de toute évidence un « abaissement indéniable des possibilités de jouissance ». Et Freud de dire : « Le sentiment de bonheur lors de la satisfaction d’une motion pulsionnelle sauvage, non domptée par le moi, est incomparablement plus intense que lors de l’assouvissement d’une pulsion domestiquée [12]».

Dans cette énumération des remèdes sédatifs au service du « devenir heureux », il est une orientation de la vie  que Freud est réticent à considérer satisfaisante : « Une orientation de la vie qui prend pour centre l’amour, attendant toute satisfaction du fait d’aimer et d’être aimé […]et une des manifestations de l’amour, l’amour sexué [13]». Pour Freud, ce recours  connaît ses faiblesses car elle nous affaiblit contre la souffrance ou nous précipite dans le malheur si nous perdons l’objet d’amour. A l’amour il reviendra cependant dans la conclusion du Malaise, appelant au secours des hommes Eros contre Thanatos. Quant à la croyance religieuse il ne la compte pas parmi les remèdes car le prix de la « soumission »  est trop grand.

Du dénombrement des diverses sources de souffrance de l’homme et des remèdes sédatifs que Freud propose on a déduit aisément que c’est au sein de la relation des hommes entre eux  que réside son malheur. Ce que Kant[14]appelait son « insociable sociabilité ».

La sociabilité, ou pour le dire comme Freud « le programme de la culture » se déroulant à l’échelle de l’humanité, est un combat que mènent les hommes « entre Eros et mort, pulsion de vie et pulsion de destruction ». Pour Freud, « le penchant à l’agression est une prédisposition pulsionnelle originelle et autonome de l’homme ». Elle satisfait des désirs individuelsd’emprise, de domination (sexuelle, économique, idéologique, spirituelle). Et Freud d’affirmer : « Cette pulsion d’agression est le rejeton et le représentant principal de la pulsion de mort que nous avons trouvée à côté d’Eros, se partageant avec lui la domination du monde [15]». Je vous renvoie à l’excellente intervention de notre ami Philippe Wolosko :   «L’hainamoration, une structure moebienne de l’amour et de la haine ? », à retrouver sur le site de l’association A Propos.

La proximité entre pulsion de mort et Eros résout pour Freud la question de savoir pourquoi l’homme accepte et tente, par l’effort de civilisation, de contraindre, d’inhiber, de mettre hors circuit son penchant naturel à l’agression, à la destruction, à la barbarie. Tout simplement, si je puis dire,  parce que ce « combat » réside en lui, il le mène en lui, toujours ; et il se manifeste par sa propre  création de la culture horsde lui. Un combat dont Freud nous dit qu’il est « le contenu essentiel de la vie en général ».[…]« C’est pourquoi  le développement de la culture doit être, sans plus de détours, qualifié de combat vital de l’espèce humaine [16]». La culture serait ainsi « un procès au service d’Eros, regroupant des individus humains isolés, plus tard des familles, puis des tribus, des peuples, des nations, en une grande unité, l’humanité [17]».

On ne comprendrait pas ce processus civilisateur si l’on ne faisait entrer dans la danse le sur-moi comme allié principal. Un allié qui cependant à être trop sévère, ou trop interdicteur, ou trop normatif peut œuvrer au malheur des « civilisés », et se retourner contre leur bonheur, même limité.  Freud n’est pas un admirateur béat de la civilisation de son époque. Il s’insurge contre ce qu’il appelle un « renversement » de la culture : de pacifiante et créatrice, elle peut devenir une instance interdictrice, « injuste » selon son propre terme. Il donne l’exemple des mesures restrictives concernant le choix d’objet d’amour. « Le choix d’objet de l’individu sexuellement mature est réduit au sexe opposé, la plupart des satisfactions extra-génitales sont interdites comme perversions[…]. L’amour génital hétérosexuel continue à subir le préjudice causé par les limitations de la légitimité et de la monogamie [18]». Le désir ne connaît pas de norme, dira Lacan sans contredire Freud. Et ce point est fondamental pour tout psychanalyste digne de ce nom.

Pour Freud, il n’y a pas de formule générale de la sexualité, comme il n’y a pas une Loi naturelle qui organiserait les hommes en communauté. Ce que nous prenons pour « normal » et que nous prenons pour une Loi intemporelle n’est que le miroir des idéaux d’une époque, toujours en évolution. La loi symbolique, les interdits, individu et communautés s’y réfèrent. Mais les règles et les interdits qui en sont le contenu sont  mouvants. La loi comme fondement du contrat social est un cadre symbolique, un contenant,  dont le contenu s’écrit en permanence. Le sacrifice consenti par les hommes (la répression des pulsions avec le renoncement à la jouissance) est parfois si grand, que les hommes se révoltent et tentent de s’organiser autrement. Le principe de plaisir ne permet pas le renoncement de la quête du bonheur. C’est bien le principe de plaisir qui est à l’œuvre et qui prend le pas, chaque fois qu’il s’agit de combattre un sur-moi par trop sévère et punitif ; et par extension, puisque la culture est pour Freud uneprolongation créativedu psychisme humain, un individu s’associant à d’autres semblables peut être amené à combattre une organisation par trop sévère et punitive, voire criminelle, qui s’oppose au grand dessein d’humanité. Au nom du principe de plaisir. Dans cette perspective, la violence des hommes ne peut être interprétée seulement comme désir originel d’agression barbare de l’individu. Nul besoin de multiplier les exemples. Un seul peut suffire : la violence des  hommes, nommés des « Résistants » (ou « terroristes ») s’organisant contre des régimes totalitaires, contraints d’ avoir recours à la force pour des raisons évidentes. La violence  est  parfois  le dernier et seul recours contre la barbarie.

La conclusion de Freud dans Malaiseest sans équivoque. Il écarte le « préjugé enthousiaste » tendant à penser que la culture est notre bien le plus précieux ; il évoque le doute que finalement tout cet effort n’en vaut pas la peine, le résultat ne pouvant être qu’un état que l’individu doit forcément trouver insupportable. « Aussi, le  courage me manque-t-il, écrit Freud, pour m’ériger en prophète devant mes semblables [19]». Les dernières paroles de son essai consiste en un vœu : que « l’Eros éternel fasse un effort pour s’affirmer dans le combat contre son adversaire tout aussi immortel. Mais qui peut présumer du succès et de l’issue ? [20]». La suite de l’histoire  vint nous le dire.

Le « courage » a manqué à Freud pour penser le pire ? Qu’est-ce qui aveugla Freud à ce point en 1930 ? Un écrivain contemporain de Freud, Klaus Mann, commença à écrire en 1932 Le tournant, Histoire d’unevie. Klauss Mann eut le « courage », en visionnaire désespéré, de penser la « catastrophe » à venir. Je cite Klaus Mann : « Le discours Allemand que mon père tint à Berlin, à la salle Beethoven, le 17 octobre 1930, un mois presque jour pour jour après les fatales élections du Reichstag, fut un des points culminants les plus dramatiques de ce long et amer combat. Le tumulte éclata lorsque l’orateur, sur un ton de gravité pressante, exhorta la bourgeoisie allemande à faire la paix avec la classe ouvrière organisée et à accepter enfin l’idée de la démocratie socialiste, afin que soient évitées la honte et la catastrophe que serait le Troisième Reich. A ce moment, l’Honneur allemand, blessé, se leva de son siège et se mit à aboyer. L’honneur allemand portait des lunettes noires [21]».

Deux ans après l’écriture de Malaise dans la culture,  dans une lettre à Albert Einstein de 1932, Freud se montre extrêmement pessimiste, mais encore mesuré. Voici le contexte de cette correspondance : Einstein fut pressenti, par le Comité permanent des Lettres et des Arts de la Société des Nations pour susciter une « correspondance entre les représentants qualifiés de la haute activité intellectuelle » sensée servir « les intérêts communs de l’intelligence et de la Société des Nations [22]». Einstein dont l’activité en faveur de la paix et du désarmement était intense suggéra le partenariat de Freud. C’est dans le deuxième volume de correspondances (il y en eut quatre) intitulé Pourquoi la guerre ?que l’on peut lire la réponse de Freud à Einstein.

Cette réponse reprend toutes ses réticences contenues dans Malaise dans laculture. Mais il va plus loin. Il place les concepts d’égalité et d’inégalité comme  les causes de ce qu’il appelle les « déficiences » des communautés humaines qui se reconstituent après des  conflits. On peut lire : « […]Il y a en matière de droit, deux sources de désordre, mais aussi de progression. Premièrement, les tentatives individuelles chez les maîtres pour s’élever au-dessus des restrictions valables pour tous, donc pour revenir du règne du droit au règne de la violence ; deuxièmement, les efforts constants des opprimés pour se procurer plus de  puissance et pour voir ces modifications reconnues dans la loi, donc à l’inverse pour opérer une avancée d’un droit inégal vers un droit égal pour tous [23]». Einstein quitte l’Allemagne pour les Etats Unis en 1933. En 1934, il nommera l’armée « cancer de la civilisation [24] ».

Subjectivité d’une époque. Le renversement de la culture.

Dès que le sacrifice pulsionnel de l’individu est trop grand, dès que la promesse de « bon gouvernement » n’est pas tenue, alors la liquidation de ce que Freud  appelle « des conflits d’intérêt » peut en appeler à la protestation, voire à la violence d’individus qui se rassemblent  pour tenter de re-créer une communauté acceptable quant à leur quête  indestructible du bonheur.  Notamment quand les gouvernants demeurent dans une extraordinaire surdité face à la multiplicité des discours, ou ont une idée de la démocratie qui n’est plus partagée par le peuple, ou encore quand ils méprisent la parole de celui-ci. Je remarque au passage que le signifiant « démocratie » tend de plus en plus à contenir de manière magique un refus de sa contestation ; comme un fétiche. Jean Luc Nancy, Jacques Rancières et quelques autres se sont beaucoup intéressés à cette question, notamment dans un ouvrage collectif de 2009 : Démocratie, dans quel état ?

Il nous faut penser le présent. « Que renonce à la psychanalyse celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque. Car comment pourrait-il faire de son être l’axe de tant de vies, celui qui ne saurait rien de la  dialectique qui l’engage avec ces vies dans un mouvement symbolique [25]», ainsi s’exprimait Lacan à Rome, en 1953.

Rejoignons la subjectivité de notre époque : qu’en est-il de la parole des  hommes qui manifestent actuellement en France depuis de nombreuses semaines ? Manifestation de quoi ? Une « manifestation » est le plus souvent une forme de rappel à l’ordre (si je puis dire) de la promesse non tenue. La « revendication » des hommes n’est-elle pas toujours demande d’amour ?

La détresse et l’exaspération grandissante de ceux « qui ne sont rien » est faussement mais commodément  interprétée comme un signe de leur incapacité à s’adapter aux exigences du monde moderne. Le discours du maître, avec ses signifiants violents et réducteurs, tente de renvoyer le principe de plaisir aux oubliettes. Mais si l’on en croit Freud, les maîtres devraient garder à l’esprit que le principe de plaisir avec comme but la recherche du bonheur est une pulsion indestructible.

Voici la réponse fin janvier deux mille dix neuf du Président de la République française aux « demandes des Gilets jaunes » qui  décident de prendre la parole et revendiquent plus de justice sociale, plus d’égalité et  leur participation à l’organisation de la vie démocratique : « Si on veut rebâtir les choses dans notre société, on doit accepter qu’il y ait une hiérarchie des paroles […]Celui qui est maire, celui qui est député, celui qui est ministre a une légitimité. Le citoyen lambda n’a pas la même ». Le Président de la République prononce une de ses « petites phrases », et cela on l’a compris le Président ne peut s’en empêcher : il qualifie les protestataires de « Jojosavec un gilet jaune ». Mais, dit-il « J’ai toujours été sincère et je n’ai jamais voulu blesser ». Cette phrase serait amusante si elle n’était  dramatique, quand de nombreux  individus sont blessés doublement : dans leur corps et dans leur identité de sujet. Quant à la prise de parole libre, il dit ceci : « Je ne crois pas à l’horizontalité là-dessus ». Poser une non-horizontalité de la parole, ainsi qu’une assignation à n’être qu’un « jojo » me semble grave quant aux conséquences que ce genre de discours peut produire.

Pouvoir et violence du langage

Ce n’est pas tant la hiérarchie des discours qui pose problème ici. C’est bien plutôt la prescription à n’être pas grand chose, avec son effet de réduction : de sujet à objet inconsistant.  Réduction à l’œuvre dans toute forme de génocide. C’est sans doute Lacan, avec sa théorie des quatre discours, qui a le mieux démontré que si la communication humaine n’implique aucun espace d’intersubjectivité égalitariste, le discours du maître se fonde sur « la prescription violente d’un signifiant maître « irrationnel » au sens strict, c’est-à-dire en-deçà duquel toute justification rationnelle devient inopérante [26]». N’est-ce pas la prescription violente d’un « signifiant maître irrationnel » qui prépare les actes antisémites, racistes, homophobes, etc. Tous ces actes dont on dit qu’ils sont incompréhensibles si l’on omet d’envisager leur déclenchement par une forme de discours apparenté au discours du maître. Il n’y a pas, dans l’histoire des organisations humaines une violence spontanée qui viendrait de nulle part. Avant la violence des corps à corps, il y a la violence du discours qui désigne, assigne, qui construit une image et la véhicule. Je fais mienne cette phrase de Zizek, dans Violence, six réflexions transversales : « La réalité en elle-même, dans son existence imbécile, n’est jamais intolérable : c’est le langage, sa symbolisation, qui la rend ainsi [27]». Penser la violence seulement dans la relation imaginaire à l’autre, c’est ignorer la question du langage qui symbolise. Car comment expliquer la longue vie de l’antisémitisme, du racisme ou de toute autre posture qui exclut l’autre de l’humanité  si ce n’est par le biais de « signifiants » violents qui ont valeur de symboles réducteurs de sujet. Citons l’extension actuelle du discours haineux contre les femmes qui a pris un nom : le « masculinisme ». Sorte d’idéologie masculine de défense du patriarcat qui se définit en réaction à l’avancée du droit des femmes et devient le moteur de mouvements ultra-violents, tels celui des « Incels [28]» qui nous vient d’outre-atlantique dont des membres prétendent punir les femmes, jusqu’à la mort. « Plus précisément, derrière cette peur d’une féminisation de la société qui menacerait les hommes dans leur virilité traditionnelle (véritable leitmotiv d’Eric Zemmour en France) se joue la hantise de la perte du pouvoir des hommes sur les femmes, et d’abord sur leur corps[29] ».

Il nous faut reconnaître que la phrase répétée à l’envi, « la violence est un échec de la  parole » est simplificatrice.  Car au sein même du langage peut se déployer une violence symbolique dont on a dit qu’elle était originaire. Encore Zizek : « Il existe un lien direct entre la violence ontologique et la matière de la violence sociale (laquelle matière sous-tend les relations de domination forcées) qui relève du langage [30]».

Cela nous ramène au point de départ de Freud dans son Malaise: l’abîme du Prochain. Et Zizek d’affirmer :   « Le « mur du langage » qui me sépare à jamais de l’abîme d’un autre sujet est à la fois ce qui permet d’ouvrir et d’alimenter cet abîme [31]». Zizek est philosophe et aussi un lecteur de Lacan. « Le mur du langage » renvoie à ce que Lacan avança avec son concept de « sujet divisé ». Divisé par le langage. Par l’entrée dans le langage, l’homme est barré de sa part d’ombre, qu’il méconnaît, pendant que la pulsion demeure indestructible et ne cesse de le ramener vers son obscurité interne que Lacan nomme « jouissance » ou « Chose » ou « réel ». Dans cette perspective, l’entrée dans le langage qui divise serait la première violence faite à l’homme. N’est-ce pas ce temps de violence originaire qui continuera à laisser ses traces dans la constitution des organisations de tous ordres (politique, économique, religieux) ? Freud l’avait pressenti : « individu et culture sont de même structure ».

Le « renversement de la culture » vu par des philosophes : la violence de l’état d’exception

Pour rejoindre la subjectivité de notre époque, il faut accepter d’apprendre des autres champs, notamment ceux de la sociologie et de la philosophie qui rendent compte de l’organisation des systèmes du vivre en collectivité, sous couvert de la Loi (le tiers) à laquelle   chacun des membres des groupes ont, en principe, à se référer.

Chaque fois que nous avons abordé dans le séminaire de cette année la question de la violence faite aux hommes par des hommes nous nous sommes posé la question de la réduction de la victime de son statut de sujet à un statut d’objet, processus de « facilitation » si je puis dire de l’acte violent exercé sur lui. Si tu n’es plus un homme, alors je peux t’éliminer. Comme une inversion, si cela était possible, du stade du miroir. Du discours «tu es un autre», au discours «tu n’es pas un autre semblable». Autrement dit : « tu croyais faire  partie de la série des sujets qui ont la parole mais il n’en est rien ».

La question du langage est cruciale. Les écrits passent, les paroles restent. La période actuelle n’a jamais autant démontré cet adage que Lacan a retourné. On ne compte pas les ouvrages émanant des champs les plus divers qui viennent analyser, décrire et démontrer ce qui peut élever les hommes au-dessus de leur monde pulsionnel et qui prennent pour sujet, comme Jean Luc Nancy le théorise, des sphères non immuablesqu’il associe ainsi : « art », « amour », « pensée [32]». Face à des écrits élaborés et souvent volontairement ignorés par  ceux qui sont aux responsabilités, ces écrits qui requièrent un temps long et une mise au travail de la pensée, une petite phrase (ou un tweet) arrive d’un lieu respecté et légitime : des signifiants violents  « frappent » comme discours de vérité et placent l’interlocuteur, les interlocuteurs, en état de sidération. Comme un coup de ciseau dans la bande de moebius amour/haine. Il faudra alors compter avec ses effets. De dé-liaison, de dé-chaînement.

Une assignation à n’être que ceci, ou cela, Pierre Bourdieu l’avait formalisée dans son livre Homo Academicus[33]. Certains petits autres ont le pouvoir d’évaluer de nombreux petits autres et de leur assigner une place proférée par une parole du genre : « Tu vaux ceci, ou tu ne vaux que cela ». Après l’appropriation des territoires, « la lutte politique c’est aussi la lutte pour l’appropriation des mots [34]», dit Jacques Rancières, philosophe.  Jacques Rancières pose l’égalité non pas comme un but à atteindre mais comme une présupposition nécessaire pour venir sans cesse réinterroger la démocratie. « C’est ce qui vient », dit-il, « empêcher la politique de se transformer simplement en police [35]». C’est ce que viennent démontrer les dictatures, mais aussi au sein des démocraties modernes, la mise en place de ce qu’on appelle la « politique d’exception ».

Loin d’ignorer l’importance de l’état d’exception ou de chercher à l’absorber dans un discours juridique, le philosophe italien Giorgio Agamben adopte la thèse polémique selon laquelle nous vivons aujourd’hui dans un état d’exception permanent. Dans un essai de 2003, Etat d’exception, Homo sacer, Il dit ceci : « L’état d’exception a même atteint aujourd’hui son plus large déploiement planétaire. L’aspect normatif du droit peut être ainsi impunément oblitéré et contredit par une violence gouvernementale qui, en ignorant à l’extérieur le droit international et en produisant à l’intérieur un état d’exception permanent, prétend cependant appliquer encore le droit [36]». Agamben cite ces zones de non-droit que sont les zones d’attente dans les aéroports, où s’entassent les réfugiés et demandeurs d’asile et les zones protégées à l’intérieur des villes comme les multiples visages de l’état d’exception. « S’il s’est manifesté dans sa plus pure nudité à Auschwitz (voir Homo sacer III, Ce qui reste d’Auschwitz : l’archive et le témoin, Rivages, 1999), l’état d’exception migre aujourd’hui vers Guantanamo et prend la figure de l’obsession sécuritaire. La déclaration de l’état d’exception est progressivement remplacée par une généralisation sans précédent du paradigme de la sécurité comme technique normale de gouvernement[37]. […]Dans les deux cas, le lien indicible entre la violence et le droit est soudainement levé. On assiste alors à « la création d’un seuild’indécidabilité dans lequel factumet juss’estompent l’un dans l’autre [38]».

Pour le philosophe italien, l’état d’exception n’est plus le geste par lequel on suspend le droit pour sauver le droit, mais précisément le seuil où « violence et droit se rejoignent ». Pensez à l’exercice de la torture que d’aucuns appellent à inscrire dans la loi depuis le onze septembre 2001 : un exercice indigne et barbare comme tentation renouvelée des hommes qui s’origine dans sa part d’ombre dont Freud a fait l’hypothèse.

Pour illustrer cette suspension du droit, un seul exemple que j’emprunte à Zizek, dans Violence, Six réflexions transversales. En 2008 le gouvernement italien a décrété l’état d’urgence pour faire face à la vague d’immigration clandestine venue d’Afrique du Nord et d’Europe de l’Est. L’origine de ce décret fut un « incident » survenu en septembre 2007. Sept pêcheurs tunisiens qui avaient jeté leur ancre au sud de l’île de Lampedusa furent réveillés par des cris. Ils virent non loin de leur bateau une embarcation de fortune chargée d’une quarantaine de personnes. Le capitaine décida de leur porter secours et de les  emmener dans le port le plus proche, celui de Lampedusa. Le capitaine et son équipage furent mis en état d’arrestation. Dans une situation identique, d’autres pêcheurs furent surpris à repousser des migrants à coups de bâton et à les laisser se noyer. Aucune action de justice ne fut lancée contre eux. Il y aurait donc des hommes, exclus de l’ordre civil, que l’on pourrait tuer en toute impunité.

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Concluons avec Jean Luc Nancy qui rejoint Freud dans ce que celui-ci avait repéré de commun entre le conflit intra-psychique de l’homme et le conflit qui œuvre au sein même des groupes.  Le mouvement d’Eros et de Thanatos.

Dans son texte, Démocratie finie et infinie, Jean Luc Nancy aborde l’exercice institué du pouvoir : « Dans le pouvoir, il y a plus qu’une nécessité de gouvernement. Il y a un désir propre, une pulsion de domination et une pulsion corrélative de subordination[…]. Barbarie et civilisation se côtoient   dangereusement[…]. Ce mouvement est aussi bien de vie et de mort, de sujet en expansion que d’objet en sujétion, il est tout autant le fait de l’accroissement de l’être dans son désir que celui de son effondrement dans la satisfaction et l’assouvissement [39]».

Jean Luc Nancy, formule le vœu d’une organisation des hommes qui s’éloignerait du collectif et de l’individuel en ce qu’il appelle un « commun » qui pourrait être « le régime du monde », fait des multiples approches de l’ordre des sens, multiples comme « dans la diversité des arts, dans celle des pensées, celle des désirs, des affects [40]».

Le concept de « commun », qu’il appelle aussi « l’en-commun »  n’est pas pour Jean Luc Nancy « une affaire de public et de privé, ni une affaire de collectif et d’individuel [41]». La sphère du commun n’est pas Une : elle est faite de diversités qui déploient leurs multiplicités et avec elles une ouverture vers « l’infini », ce que j’ai nommé une addition à l’infini des  sublimations des hommes ; à l’origine de la culture. Comment ne pas adhérer à la thèse de Jean Luc Nancy défendant l’idée d’une communauté qui n’unifie pas dans une illusion du Un mais bien plutôt l’idée d’une communauté qui permet le voisinagedes hommes par la co-existence des diversités, avec leurs possibilités infinies de l’ordre des sens.

[1]Sigmund Freud, Pourquoi la guerre ?,dans Œuvres complètes, volume XIX, 1995, p. 71.

[2]Giorgio Agamben, Etat d’exception, Homo sacer, Seuil, 2003, p. 153.

[3]Sigmund Freud, Le malaise dans la culture(1930), dans les Œuvres complètes, tome  XVIII, Puf, 1994, p. 310.

[4]Sigmund Freud, déjà cité, p. 246.

[5]Ibid., p. 249-250.

[6]Ibid., p. 270.

[7]Ibid.

[8]Ibid., p. 261.

[9]Ibid., p. 273.

[10]Ibid., p. 263.

[11]Ibid., p. 265.

[12]Ibid., p. 266.

[13]Ibid., p. 269.

[14]Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique.

[15]Sigmund Freud, déjà cité, p. 308.

[16]Ibid., p. 308-309.

[17]Ibid., p. 308.

[18]Ibid., p. 291.

[19]Ibid., p. 333.

[20]Ibid..

[21]Klaus Mann, Le tournant. Histoire d’une vie, Babel, 1992, p. 350.

[22]Sigmund Freud, Préface à l’échange de correspondances entre Einstein et Freud, dans  Œuvres complètes, volume XIX, Puf, 1995, p. 62.

[23]Sigmund Freud, Pourquoi la guerre ?, dans Œuvres complètes, déjà cité, p. 72.

[24]Einstein : « La pire des institutions grégaires se prénomme l’armée. Je la hais. Si un homme peut éprouver quelque plaisir à défiler en rang aux sons d’une musique, je méprise cet homme… Il ne mérite pas un cerveau humain puisqu’une moelle épinière le satisfait. Nous devrions faire disparaître le plus rapidement possible ce cancer de la civilisation», 1934.

 

[25]Jacques Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage psychanalytique, dans  Ecrits, Seuil, 1953.

[26]Slavoj Zizek, Violence. Six réflexions transversales, Au diable vauvert, 2008, p. 87.

[27]Ibid., p. 93.

[28]Incels, pour Involontary celibacy (Célibat involontaire).

[29]Tanguy Granis, Aux sources du masculinisme, Article paru dans Mediapart, en janvier 2019. « Ainsi, le 23 avril 2018, à Toronto, Alek Minassian, incel se revendiquant du « suprême gentleman » Elliot Rodger, fonce sur la foule avec une fourgonnette et tue dix personnes, parmi lesquelles huit femmes. Plus récemment, le 2 novembre 2018, Scott Beierle, activiste d’extrême droite, tue deux femmes dans une salle de yoga à Tallahassee ».

 

[30]Zizek, déjà cité, p. 99.

[31]Ibid., p. 101.

[32]Jean Luc Nancy, Démocratie finie et infinie, dans Démocratie, dans quel état ?,La fabrique, 2009, p. 93.

[33]Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Editions de minuit, 1984.

[34]Jacques Rancières, Les démocraties contre la démocratie, dans Démocratie, dans quelétat ?, La fabrique, 2009, p. 97.

[35]Ibid., p. 98.

[36]Giorgio Agamben, Etat d’exception. Homo sacer, Seuil, 2003, p. 146.

[37]Ibid., p. 29.

[38]Ibid., p. 51.

[39]Jean Luc Nancy, déjà cité, p. 89.

[40]Ibid., p. 91.

[41]Ibid., p. 89.

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