Robert Lévy. Séminaire I: "Quel est ce sujet que la psychanalyse soutient ?"
Bonsoir à tous et à toutes. Nous voici repartis pour une nouvelle année de travail sur un thème qui concerne la psychanalyse et son temps et qui me semble être de nature à amener des interrogations à la fois sur les changements de notre postmodernité, ses incidences sur la psychanalyse et la question de savoir si la psychanalyse a une quelconque incidence sur le domaine du social. D’ailleurs, je dois dire que si elle n’en avait pas, elle disparaitrait au titre des pertes et profits du temps passé. C’est du reste ce qu’on lui attribue assez régulièrement : être une spécialité du temps passé…
Effectivement, dans notre postmodernité la psychanalyse a de plus en plus tendance à soutenir le sujet. On peut ainsi se demander quel est ce sujet que la psychanalyse prétend soutenir.
La tendance serait plutôt à globaliser tout et en particulier ce qu’on appelle les sujets ; au point que l’on puisse s’en passer. Que ce soit dans le cadre du « bio pouvoir », des consommateurs ou d’une culture qui se voudrait « de masse ».
Le sujet, en tout cas c’est comme cela qu’on l’appelle, semble disparaître dans la globalisation ou bien encore plus simplement ne plus être une nécessité comme dans le discours de la science qui, comme discours, se soutient justement d’une exclusion du sujet désirant, et vise une symbolisation ultime du Réel (la grande théorie de l’unification, par exemple). La situation actuelle est que le discours de la science, qui se spécifie de mettre à l’écart toute question subjective, a peu à peu envahi l’ensemble des discours sociaux qui règlent le « vivre ensemble » des sociétés modernes. Ce n’est pas la science ni les scientifiques qui sont à remettre en cause, mais cette prolifération d’un type de discours qui vise à éliminer dans les relations sociales la part de subjectivité. Il semble que la société organisée par ce discours de la science, que l’on peut résumer des deux adjectifs, capitaliste et marchande, ait gravement déstabilisé les modes de transmission entre humains, que ce soit dans l’ordre de la filiation, de l’éducation ou de l’apprentissage…
La psychanalyse serait-elle alors le dernier recours au sauvetage du sujet ? En tout cas c’est ce qu’elle prétend souvent et il est tout à fait urgent de s’entendre sur ce dont il s’agit quant au sujet que la psychanalyse voudrait sauver tel le soldat Ryan…
A Bastia, lors de notre colloque en septembre nous avons eu un débat fort intéressant auquel nous a conduit le « binge drinking », façon immodérée, pour ne pas dire en excès, qu’ont les jeunes de se défoncer à l’alcool de façon la plus rapide possible et avec la quantité la plus grande. Toutes les interventions nous ont amenés à faire remarquer que le soi-disant déclin de la fonction paternelle n’était pas si sûr et j’ai amené alors l’hypothèse que c’était plutôt le discours du maître qui se trouvait en difficulté, voire en voie de disparition. Non pas tant que l’esclave n’existe plus, mais que sa jouissance ne se situe plus exactement en regard de l’impératif du maître.
En effet, l’esclave jouit autrement aujourd’hui, probablement s’est-il adapté aux marchés et jouit-il ainsi d’une dépendance chaque jour renouvelée à la consommation d’objets qui sont de plus en plus interchangeables.
Le discours capitaliste avait pourtant pu mettre en circulation des objets désirables ; il semble que ce ne soit plus le cas. Le discours du capitaliste est centré sur la personne. Le consommateur est le moteur, l’agent de ce discours. Il est sans cesse invité à souscrire à l’idéologie dominante dévoilée : le signifiant maître S1 du Marché. Je dirais que plus que le signifiant maître S1 du marché, c’est le signifiant du flux. La particularité de ce discours est l’ontologie particulière du sujet. Celui-ci est conçu en tant qu’il serait non-divisé (entièrement définissable par un discours scientifique désubjectivé/désubjectivant). La lumière est faite sur son désir, qui ne serait que désir de consommation. Les objets qu’il consomme ont pour but de le parfaire, de le compléter. C’est bien la division subjective (que Lacan note $) qui est visée.
Ce fait, que quelque chose ait changé dans le discours du maître, et par conséquent dans la façon de jouir de l’esclave, me semble être de nature à nous faire penser qu’au fond ce changement apporte quelque chose à propos de l’objet cause du désir, à savoir que c’est un petit peu comme si ce discours du maitre se modifiant, c’est ce « il n’y a pas l’objet » qui devient effectivement un objet cause du désir dans le réel des flux monétaires, puisqu’aucun objet hormis celui non identifiable des marchés boursiers ne peut satisfaire le désir. Vous voyez que l’intermédiaire par la consommation des objets est petit à petit évacué dans le désir du flux monétaire. C’est dire que nous devons constater une modification dans le discours du maître qui fait qu’il n’y a plus de maître identifiable mais un flux monétaire en position maître à travers les actionnaires qui eux- mêmes n’ont plus de raisonnement sur l’humain des travailleurs. C’est-à-dire que puisque ce discours du maître est modifié, travailler pour gagner plus n’a plus aucun sens. Cela avait un sens lorsque le discours du maître était en fonction. Donc les actionnaires visent exclusivement la rentabilité de leur investissement. D’ailleurs cet investissement de flux peut être considéré comme non rentable en fonction non plus de la rentabilité, mais d’une décision prise du seuil minimal de rentabilité qui, vous l’aurez compris, ne peut qu’augmenter. Il s’agit de viser à rentabiliser pour la rentabilité, la dimension du travail étant évacuée.
Ceci ayant forcément des conséquences sur le statut de l’argent par rapport aux objets consommables, puisqu’aucun objet n’a plus de valeur étant donné que la seule valeur attribuable est dès lors la valorisation du flux financier lui-même.
Je fais tout de suite une parenthèse sur l’argent dans l’analyse sur lequel, ce que je viens d’évoquer, a surement quelques conséquences et qui, je l’espère sera un de nos sujets de travail de l’année.
En effet, si l’argent jusqu’à présent pouvait être un signifiant quelconque, n’importe lequel, dès lors qu’il n’y a plus d’objet représentable dans notre postmodernité qui soit susceptible d’être objet cause du désir, que devient l’argent comme signifiant maître dans l’analyse, lorsque c’est l’argent lui-même, dépouillé en quelque sorte de sa valeur d’objet, qui prévaut dans la postmodernité ? Cette postmodernité qui n’attribue plus de valeurs aux objets puisqu’ils sont interchangeables, sans limites donc non attribuables de façon à pouvoir en identifier au moins un qui pourrait satisfaire le désir.
On peut déjà interroger la question du remboursement par la sécurité sociale qui prend ici une place toute particulière. Sur ce point, une première piste serait de constater que, par le passé, ce remboursement signifiait un acte médical et nommait, signifiait quelque chose de l’ordre de la maladie ou de la position de malade. Aujourd’hui, cet acte de remboursement devient de plus en plus une aide à ceux qui ne pourraient pas se payer une analyse ; mais alors l’analyste qui permet ce remboursement n’est-il pas à nouveau dans la place du maître, car ce n’est pas si simple de s’en affranchir. Faire le bien, apporter de l’aide, fut-ce au nom d’une forme d’humanité, est comme nous le dit Lacan, toujours du côté du discours du maître puisque : «Il est certain que se coltiner la misère du monde (…) c’est entrer dans le discours qui la conditionne, ne serait-ce qu’au titre d’y protester. » Par conséquent quelles sont nos conduites d
’analystes face aux difficultés financières que nos patients peuvent rencontrer aujourd’hui de plus en plus. J’y vois aussi la question de la modification actuelle du nombre de séances, en effet il n’est plus très courant de faire trois séances par semaine. Quelles en sont les conséquences dans l’analyse ?
Rappelons très vite en quoi consiste le discours du maître qui est l’un des quatre discours. C’est pour rendre compte de cette nécessité du traitement imparfait du réel par l’ordre symbolique que Lacan va proposer le modèle des discours.
Pour Jacques Lacan, le lien social se caractérise par la possibilité pour le sujet d’occuper diverses positions dans le discours. C’est-à-dire, occuper tour à tour la position d’agent du discours de l’hystérique, du discours du maître, du discours de l’universitaire, du discours de l’analyste. Dans son enseignement1, Lacan envisage toutefois que le monde occidental, dominé par l’idéologie capitaliste, soit pris dans un nouveau discours, subversion du discours du maître, qu’il nomme discours du capitaliste.
Qu’est-ce qui, et comment, cerner ce Réel dans les différents modes de relations des hommes entre eux ?
La force du modèle lacanien sera de rechercher des configurations minimales, une sorte d’algorithme, des combinatoires d’un petit nombre d’éléments pour formaliser, au-delà des apparences protéiformes des relations empiriques, une logique du lien social au travers de ces quatre discours.
Schéma général des discours:
Le discours du maître :
S1 ==> S2
$ // a
C’est à partir de lui que se déclinent les Quatre Discours proposés par Lacan.
Du fait de sa division subjective (en place de vérité), le maître (l’agent) adresse sa maîtrise à l’autre (dont Hegel remarquait déjà que le propre de l’esclave, c’est de savoir), caractérisé par son savoir. Un manque-à-jouir (objet a) est produit.
Le discours de l’hystérique:
$ ==> S1
a // S2
L’hystérique (comme agent du discours de l’hystérique) adresse au maître (en position d’autre) sa division subjective. La vérité, cause de cette division, c’est que l’hystérique est dirigé par l’objet a. L’effet produit sur l’autre sera qu’il retournera à l’hystérique un savoir (S2) nécessairement impropre à satisfaire sa nature désirante et à combler sa division. Ce discours est conditionné par celui du maître. Il le renverse en quelque sorte. À celui qui prétend dire le Tout et le Vrai est posée une question qui se décline sous diverses formes : quel est ton désir de tenir ce discours ? Pour quel objet me tiens-tu en me l’adressant ? Que dois-je te répondre ? Quelle est la part de vérité dans ce que tu dis ?
On imagine aisément que ces questions, le maître n’a nul désir de les entendre et qu’il est plutôt porté à les ignorer en les disqualifiant ou à les réduire par la force de l’ordre qu’il entend établir. Le discours du maître est celui qui établit une certaine forme d’ordre dans l’organisation des jouissances.
Le discours de l’analyste:
a ==> $
S2 // S1
Ce discours produit le « S1 » , à quoi le sujet s’est pris, signifiant maître qui le gouverne. Quelque chose qui a affaire avec le refoulement originaire et comme tel ne peut être cerné autrement que comme jeu de lettres « hors sens ».
Par exemple, lorsque Freud reçut d’une patiente hystérique l’ordre de se taire, il entra en position d’agent du discours de l’analyse. Son silence, son « manque-à-répondre » (objet a) est adressé au sujet en tant qu’il est divisé, qu’il est une énigme pour lui-même. Cela aura pour effet que l’analysant produit des signifiants S1 qu’il renvoie au silence de l’analyste.
Le discours universitaire:
S2 ==> a
S1 // $
Au nom du maître (S1 en position de vérité du discours universitaire), l’universitaire, le professeur adresse un savoir S2 à l’autre. Cet autre est pris comme un manque, un vide à combler (objet a), l’effet étant que ce manque nourrit la nature désirante de l’autre qui retourne au savoir. On peut remarquer que le discours de l’Universitaire a, en place de vérité – selon le schéma général des discours – le signifiant-maître. Aussi bien, le savoir ignore ce qui est ainsi « sous la barre ». Il n’en demeure pas moins que ce signifiant est présent et, comme le pointe la psychanalyse, d’autant plus à l’œuvre qu’on prétend l’ignorer.
Mais pour revenir sur le discours du maître, il est la conséquence la plus immédiate du fait de structure selon lequel » un signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant « . C’est cette articulation que je vais essayer de développer maintenant à savoir dans quelle mesure une modification du discours du maître implique une place modifiée du sujet.
Si un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant et que ce soit le discours du maître qui soit le plus représentatif dans ce type de structure, le signifiant maître est repérable dans la cure analytique, comme une formule, un nom, voire quelques lettres, l’agent. Dans le discours du maître il apparaît comme ce qui nomme et donc institue, valide, fait droit de cité. Chaque fois que le S1 s’applique au S2 (le signifiant 1 représente le sujet pour un autre signifiant 2), tout le « trésor » des signifiants est disponible, mais ce champ du trésor des signifiants est à chaque fois réorganisé. Il y a donc constitution d’un ordre mais surtout aussi de ce qui est exclu de cet ordre. On s’en rend compte en notant que des mots sont « interdits » : les gros mots… blasphèmes… injures… offenses. On sait aussi que ce qui est réprouvé, c’est de ne pas « tenir parole », de se parjurer.
Ce discours produit aussi une jouissance : celle de pouvoir nommer. Il n’est pas d’emblée une affaire de morale. Certainement, il est nécessaire « qu’au moins un » se tienne à une place donnée d’où on peut tenir parole par exemple en tant que parent, ou encore en tant que responsable… C’est seulement si la jouissance l’emporte sur le « service » rendu que le discours du maître tourne à l’oppression. C’est un élément très important : le rapport entre la quantité organisationnelle de la jouissance et ce qui l’emporterait sur le service rendu par le discours du maître, c’est-à-dire ce discours qui organise. Cependant, le discours du maître n’est pas toujours du coté de l’oppression.
Un cas, particulièrement favorable à cette issue funeste, se présente lorsque celui qui tient la place d’où s’énonce le signifiant-maître ignore par trop la part de son implication désirante dans la position qu’il tient. C’est à ce moment-là que la jouissance se trouve en excès, par rapport au service rendu, dans la position du discours du maître. C’est cette négation, qui en quelque sorte est la négation du désir, qui réduit à ignorer la vérité de la cause du discours. Se renforce alors le semblant de ne le tenir que par « amour de l’humanité » comme disait Don Juan…
De nos jours, il semble que la jouissance de l’esclave se trouve plutôt liée
à une consommation instantanée et interchangeable que lui offre le discours capitaliste globalisé, qui lui-même n’est plus représenté par un patron ou par un maître qui nomme et de ce fait puisse être nommé, mais par une sorte de flux global sans nomination où l’argent fait travailler l’argent de telle sorte que nous n’ayons plus aucun représentant représentatif bien incarné auquel nous puissions nous adresser , nous opposer. En effet l’impératif actuel serait plutôt : « Jouis le plus vite possible et consomme sans modération des objets qui n’ont plus aucune valeur attribuable, qui ne sont même plus nommables puisqu’ils sont interchangeables ». La lutte des classes serait donc peut-être un concept à revoir au regard d’un « plus de jouir » qui ne passe plus par les arcanes du discours du maître, c’est-à-dire du marxisme classique, puisque l’esclave ne se trouve plus exactement à la même place de jouissance.
Je crois qu’il faut voir également dans cette modification, qui induit un dysfonctionnement du discours du maître et donc une réorganisation des jouissances, la conséquence de ce qu’on appelle les replis communautaristes. En effet, le discours du maître, comme on vient de le voir, a pour conséquence la régulation de la jouissance de l’esclave et s’il dysfonctionne, il n’assure plus cette fonction. C’est pourquoi notre postmodernité voit le repli des églises classiques, institutionnalisées donc par la régulation du discours du maître, au profit de nouvelles formes de fondamentalismes qui déplacent la jouissance auparavant pacifiée de l’esclave vers une jouissance sacrificielle. Il s’agit maintenant au nom d’un dieu, qui n’est plus un signifiant-maître, de mourir pour lui donner consistance. C’est pour cela que j’ai insisté tout à l’heure sur l’idée que le signifiant-maître qui nomme se trouve nommé du fait qu’il nomme… C’est cette fonction-là qui ne marche plus ; c’est-à-dire que dans ce cas-là, le dieu qui était nommé n’est plus nommable. Par conséquent il ne peut retrouver une consistance de dieu que dans la mort, dans le sacrifice ultime pour lui redonner consistance. L’exemple le plus frappant est celui du terroriste qui devient une victime héroïque post-mortem. Au point qu’on le nomme ainsi maintenant …On voit bien que le signifiant de la terreur se transforme au point qu’il devienne lui-même une victime dans sa mort. On développera sans doute ce point intéressant cette année…
Mais alors à quel sujet s’adresse ce nouvel impératif de jouissance ? On pourrait compléter cette question par la suivante : le sujet trouve-t-il encore à se représenter par le signifiant et dans ce cas, est-il en mesure de poursuivre son mode de représentation par un autre signifiant ? La logique du signifiant, mise en évidence par Lacan, permet de concevoir que ce malaise n’est pas la conséquence d’une sorte d’imperfection, d’immaturité des hommes, qu’un surcroît de civilisation, d’éducation, de police, pourrait réduire. Au contraire, cette souffrance de l’homme est liée à ce qui le cause comme sujet.
Sommes-nous aujourd’hui dans un manque de signifiant pour représenter le sujet ou au contraire dans un excès, une saturation du signifiant qui empêche le sujet de se représenter ? Cette dernière hypothèse pourrait s’entendre, me semble-t-il, dans ce que l’on appelle les difficultés inhérentes à l’opération adolescente ; en effet, l’adolescent doit quitter les signifiants parentaux qui le représentaient jusqu’alors pour rencontrer de nouveaux signifiants, ses propres signifiants dans la perspective d’assumer maintenant la responsabilité de son désir. Opération difficile s’il en est dans un monde où les signifiants se trouvent plutôt en manque par rapport aux images et où le savoir est directement accessible par internet sans avoir à en faire l’expérience ; puisqu’un clic suffit à accéder à la globalité des connaissances qui antérieurement nécessitaient de nombreuses démarches et un travail pour offrir un accès.
Maintenant par téléphone on peut accéder directement et instantanément à toute personne où qu’elle soit dans le monde, par GPS, à tout lieu et enfin par la toile, à tout le savoir…
Toujours sur la question adolescente, il faut bien remarquer un phénomène qui tend de plus en plus à réduire la parole et l’écriture au profit de l’image, puisque les téléphones portables ont engendré la prévalence de l’écriture par texto par rapport aux échanges de voix. Puis l’écriture s’est réduite petit à petit à une codification minimale et enfin, nous assistons de nos jours à un mode de communication par l’envoi d’images, c’est-à-dire de photos multiples qui s’effacent au fur et à mesure de leur envoi et qui se passent définitivement de parole et d’écriture ; là encore, l’image prévaut sur le langage et l’écriture. A ce stade il n’y a donc plus rien de nommable…Quels en sont les effets sur le sujet, compte tenu du fait qu’il semble que ce sujet soit de plus en plus représenté non pas par le signifiant mais par des images sans paroles ?
Aurions-nous franchi ce pas en arrière face à cette défaillance symbolique dans ce rapport imaginaire du sujet à soi-même, installant le fantasme à califourchon entre symbolique et imaginaire, entre chaîne inconsciente et image spéculaire ? C’est précisément ce que nous dit Lacan « ce qui se passe au niveau du stade du miroir, à savoir l’inscription, la situation où le sujet peut placer sa propre tension, sa propre érection par rapport à l’image au-delà de lui-même qu’il a dans l’Autre »2
Bref, dans l’intervalle court qui nous sépare des années 1970, nous n’avons plus la même espérance de vie, nous ne communiquons plus de la même façon, ne percevons plus le même monde et n’habitons plus le même espace puisque les nouvelles technologies nous obligent maintenant à sortir du format spatial impliqué jusqu’alors par le livre et la page.
Dans le séminaire Le transfert, Lacan s’interroge sur le rapport du sujet au signifiant et reconnaît que « nous n’avons affaire au niveau de la chaîne inconsciente qu’à des signes » et qu’il convient « de trouver le garant de cette chaine qui, transférant le sens de signe en signe, doit s’arrêter quelque part de trouver ce qui nous donne le signe que nous sommes en droit d’opérer avec les signes. »3
Le sujet n’est pas présent dans la chaine, mais représenté par un tenant lieu. (Voir schéma d’ HERVE CASTANET et YVES ROUVIERE : P.36 dans Comprendre Lacan. Ed. Max Milo.)
« Supposez que vous découvrez dans le désert une pierre couverte de hiéroglyphes. Vous ne doutez pas un instant qu’il y a eu un sujet derrière pour les inscrire. Mais croire que chaque signifiant s’adresse à vous, c’est une erreur. La preuve en est que vous pouvez n’y rien entendre. Par contre vous les définissez de ce que vous êtes sûr que chacun de ces signifiants se rapporte à chacun des autres. Et c’est de cela qu’il s’agit dans le rapport du sujet au champ de l’Autre »4
Il ne faut pas être grand clerc pour répondre que ce qui fait garant de cette chaîne, c’est le phallus symbolique. Il est évident que Lacan abandonne le moi freudien avec le séminaire sur L’Identification pour mieux éradiquer toute ontologie à ce sujet de l’inconscient de telle sorte que dès lors, sujet et signifiant se codéfinissent : « Le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant ». C’est l’avènement avec cette définition d’une nouvelle définition du sujet et de l’objet dans la cure. Mais c’est aussi une nouvelle façon de concevoir un sujet du social qui ne soit pas réduit à sa misère puisqu’ « Il est certain que se coltiner la misère du monde (…) c’est entrer dans le discours qui la conditionne, ne serait-ce qu’au tit
re d’y protester. »5 Lorsque je crois ne pas être en position de maître en étant dans une situation ou je soutiens quelque chose de la misère du monde, en fait je me situe tout à fait à nouveau dans une position « maître » puisque en soutenant quelque chose de cette misère, je ne fais que donner consistance au discours qui la conditionne : par exemple le discours du capitaliste…Quelle clinique peut s’en fonder ? Ce n’est pas sans risque, y compris celui de réduire la psychanalyse à une sorte de sociologie plus ou moins mâtinée de psychologie.
C’est pourquoi, la psychanalyse doit énoncer ce que son travail lui permet de connaître. Il ne s’agit pas pour elle de prétendre « réparer » le monde, mais de tenter de cerner, avec des concepts fondés en raison à partir de l’expérience clinique, ce qui peut être dit qui aurait trait – autant que faire se peut – avec ce que le langage impose à l’Homme comme condition. Et comment il peut espérer y faire face.
A ce stade, pour cette nécessité d’échapper au discours du maître, il fallait concevoir un sujet qui ne fut personne : c’est-à-dire de pouvoir totalement dégager le sujet de l’inconscient de toute ontologie. On pouvait alors se douter que c’est dans le séminaire « La signification du Phallus » que Lacan va développer le montage du sujet dans son rapport à la demande.
Ce qui me semble très important, c’est que cette constitution du sujet, Lacan la pense d’emblée comme distincte de ce que l’enfant acquiert dans sa relation à l’Autre tramée par des signifiants bien-sûr, puisque les satisfactions qu’il attend passent par des articulations langagières. Mais l’accent principal est mis sur ce fait que cet Autre, aussi maternel soit-il, peut répondre ou non. De ce fait la réponse à la demande se dédouble entre valeur de satisfaction et preuve d’amour.
Toujours dans le même séminaire, Lacan insiste sur ce « plus » que l’enfant attend de la réponse de l’Autre, c’est à dire du signifiant qui le représenterait comme sujet et viendrait ainsi attester de la bonne volonté de l’Autre à son endroit, attester du fait que ce sujet est bien l’adresse de l’amour manifesté par les réponses à ses demandes …
Néanmoins le petit drame, comme nous le fait remarquer très justement Guy Le Gaufey6 c’est que l’Autre est dans l’impossibilité de fournir un tel signifiant parce qu’il est lui-même sujet.
Ainsi il ne s’agit plus de se faire reconnaitre par cet Autre ni comme demande ni comme amour mais comme sujet. Autant dire que cela change la donne et renvoie la psychanalyse à tout à fait autre chose qu’une conception maternante ou reconnaissante de la demande. Il va sans dire que le psychanalyste se trouve alors pris dans un transfert susceptible de produire peut-être du sujet et non plus de laisser la demande éternellement filer dans la chaîne sans qu’aucun point d’arrêt ne puisse se produire. On a vu d’ailleurs l’exemple assez éloquent d’une de nos collègues qui lors d’un congrès nous avait donné un exemple tout à fait frappant de la façon dont on peut laisser filer la chaîne sans qu’aucun point d’arrêt ne puisse se produire au point de démissionner récemment.
La confrontation à l’Autre révèle qu’il n’y a pas un infini défilé de sujets mais une confrontation du sujet à la vérité de ce qu’il énonce, et c’est ce à quoi l’Autre le confronte : sa foncière incomplétude ..
En résumé dans une analyse on ne restaure pas le sujet dans une preuve d’amour, mais on confronte sa demande à l’incomplétude inhérente à la structure même de la vérité.
Alors de quelle vérité s’agit-il ? C’est celle que l’on approche de la façon suivante par l’interprétation psychanalytique : « Non, tu ne sais pas que tu dis la vérité [.] Tu ne la dis si bien que dans la mesure même où tu crois mentir, et quand tu ne veux pas mentir, c’est pour mieux te garder de cette vérité. »7
Ce sujet, nouveau sujet, se trouve dépossédé de ce minimum de « conscience » de savoir ce qu’il fait, il est exclu d’un quelconque savoir s’il ment ou pas et par conséquent de quelque savoir que ce soit quant à la vérité de ce qu’il dit. D’ailleurs qu’il la dise ou pas il en est dépossédé.
Nous sommes bien loin déjà de cette voix causative freudienne : « cet inconscient qui me fait faire » ce n’est pas de cela dont il s’agit autant d’ailleurs que de la voix réflexive comme on vient de le voir dans cette dépossession du minimum pour un sujet de savoir ce qu’il fait. A la fois il n’est pas l’objet de son inconscient et en même temps, de façon réflexive, il est dépossédé d’un « sujet de savoir ce qu’il fait »
C’est ici alors que l’on rencontre la disjonction du sujet et du savoir qui permet à Lacan d’inventer l’expression « sujet supposé savoir ».
Il s’agit ici à la fois de ne pas attribuer ce savoir supposé à qui que ce soit ni de supposer aucun sujet au savoir puisque le savoir c’est le savoir de l’Autre, lieu où on s’efforce de transférer les pouvoirs du sujet. Dès lors l’Autre est dé -subjectivé, dé- potoir des représentants représentatifs de cette supposition de savoir que nous appelons l’inconscient. Ce n’est qu’à ce prix que le sujet se trouve débarrassé de toute forme d’ontologie, rien de plus ni de moins que les articulations entre les valences laissées libres par chaque signifiant, ce dernier se définissant du même coup comme ce qui, dans le signe, ne vaudrait que dans le lien à un autre comme lui : « Il n’est ni un signifiant ni un objet partiel : il est ce sans quoi il n’y aurait ni signifiant ni objet partiel »8
Le discours de l’analyste :
a ==> $
S2 // S1
Le discours de l’analyste se distingue de tous les autres en ce que son agent n’est pas un signifiant mais « l’objet a » qui présentifie le réel. Ce discours produit le « S1 » à quoi le sujet s’est pris, le signifiant-maître qui le gouverne. Quelque chose qui a affaire avec le refoulement originaire et comme tel ne peut être cerné autrement que comme jeu de lettres « hors sens ». Une telle découverte n’est pas sans violence. Il faut, comme le disait déjà Freud, opérer par une sorte « d’épluchage » des couches successives de significations qui entourent ce noyau.
Dans ce dispositif, la notion de « communication » ou de « relations humaines », aujourd’hui promue au rang de nécessité pour expliquer et régler la souffrance humaine, se trouve singulièrement mise en cause… La caricature qui montre l’analyste absent de la séance, ou endormi, en pressent la dimension scandaleuse – il n’y a personne ! On n’est pas là pour « bavarder ». Ce qui est cependant ignoré, c’est qu’il y a quelque chose qui est semblant de Réel. Ce presque rien, il est du devoir du psychanalyste d’en maintenir la fonction énigmatique pour mettre le sujet désirant ($) au travail. C’est pourquoi le psychanalyste ne répond pas dans les termes attendus du savoir, du conseil, de la prescription ou de la consolation.
C’est pourquoi son objet, comme son dispositif, ne sont pas ceux de la sociologie. La psychanalyse ne se pratique qu’au singulier. Cependant, elle ne considère pas « l’individu » qui se compterait comme partie d’un tout et ses objets ne sont pas le nombre, ni les comportements. Elle s’adresse au sujet qui ne peut se concevoir que « pour un autre sujet » par la médiation du langage. En ce sens, la dimension de l’altérité – donc du lien – est toujours présente. « L’inconscient, c’est la politique « , affirmait Lacan le 10 mai 1967 dans son séminaire sur La logique du fantasme (inédit).
C’est dire si nous
sommes loin de toute idée humaniste ou encore de liberté que serait ce sujet de l’inconscient que nous voulons tant défendre au nom de la psychanalyse, pourtant plus on parvient à le définir, à définir la spécificité du sujet auquel s’adresse la psychanalyse, plus il nous sert d’outil pour avancer vers l’analyse de phénomènes comme ceux que Hannah Arendt décrit sous le nom de « banalité du mal ». En effet dans son essai tellement décrié à son époque « Eichmann à Jérusalem »9 elle tente de repérer justement quel est le sujet à l’œuvre dans la responsabilité d’Eichmann dans l’organisation de la shoah. C’est un essai sur la responsabilité du sujet, encore faut-il préciser de quel sujet il s’agit.
C’est dans son post-scriptum d’ »Eichmann à Jérusalem » qu’Hannah Arendt s’explique sur les accusations qu’on lui a faites de vouloir accuser le peuple juif de ne pas s’être défendu. C’est en précisant la place du sujet Eischmann dans la banalité du mal qu’elle y parvient. En effet « je n’ai parlé de banalité du mal qu’au seul niveau des faits en mettant en évidence un phénomène qui sautait aux yeux lors du procès. Eichmann n’était ni un Iago ni un Macbeth ; et rien n’était plus éloigné de son esprit qu’une décision, comme Richard III, de faire le mal par principe. Mis à part un zèle extraordinaire à s’occuper de son avancement personnel, il n’avait aucun mobile. Et un tel zèle en soi n’était nullement criminel; il n’aurait certainement jamais assassiné son supérieur pour prendre son poste. Simplement il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait, pour le dire de manière familière. […]C’est la pure absence de pensée – ce qui n’est pas du tout la même chose que la stupidité – qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. Et si cela est « banal » et même comique, on ne dit pas pour autant, loin de là, que cela est ordinaire. »10
Je crois que le sujet dont parle ici Hannah Arendt est celui dont la pensée est abolie puisque penser c’est conflictualiser, or Eichmann n’est pas dans un conflit psychique puisqu’il a résolu ce conflit psychique en jurant obéissance au Führer et que de ce fait il est dans ce que l’on pourrait appeler la causalité psychique : quelque chose lui fait faire, c’est le principe du sujet causé à agir, mais sans qu’il se réduise pour autant à un rouage mécanique. C’est le sujet par excellence de tous les drames totalitaires, administrations qui ont besoin d’agents responsables pour démultiplier leurs pouvoirs, mais n’entendent pas laisser à ces agents l’autonomie nécessaire à une décision intelligente; ainsi elles leur font faire beaucoup de choses. Je dis bien des choses, car ce ne sont que des actes dénués de réalité puisqu’ils s’accomplissent par des sujets qui ne pensent pas; par conséquent par des sujets hors de la réalité. C’est ce que souligne encore Hannah Arendt « qu’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point dénué de pensée, que cela puisse faire plus de mal que tous les mauvais instincts réunis qui sont peut-être inhérents à l’homme, telle était effectivement la leçon qu’on pouvait apprendre à Jérusalem. »11
Par conséquent inversement on peut poser la question : qui pense quand l’homme pense, il n’y a rien d’évident à attribuer automatiquement en effet la pensée à un penseur qui en serait de fait sujet donc l’agent? Et ce d’autant que Freud nous a accoutumé à l’idée d’un inconscient peuplé de pensées sans penseur…
Discussion
A. Conrad : On a l’impression que Hannah Arendt par rapport à ça ne prend pas en compte la jouissance d’Eichmann dans cette histoire.
R.Lévy : absolument. Alors Hannah Arendt ne parle pas de jouissance, mais elle montre assez bien qu’à cette place là, c’est un vecteur sans pensée.
S. Granier : Hannah Arendt parlait de Eichmann tel qu’il apparaissait à son procès…Peut-être avait-il intérêt à apparaître comme un exécutant… Au moment du procès, si une jouissance apparaissait, c’était la jouissance de l’obéissance.
R. Lévy : Tout à fait, c’est la jouissance du vecteur…
F.Fabre : on aura l’occasion d’en reparler durant l’année, mais on est dans une forme de dictature sans visage. Comme dans tous les protocoles : le protocole est là pour empêcher de penser ! Cela fonctionne comme un impératif : on ne pense pas ! Dans d’autres métiers, c’est pareil : s’ils n’ont pas de protocole ils sont totalement perdus. On formate pour ne pas penser…
R. Lévy : c’est exactement ce que Hannah Arendt fabrique là en pointant ce sujet sans pensée.
F. Cosson : dans la biographie d’Eichmann, on lit qu’il ne voulait pas détruire le juif, il voulait le chasser… Eichmann était un fonctionnaire neutre, insignifiant…Lorsque Hitler a changé et a voulu les exterminer, il est resté plusieurs mois complètement dépressif parce qu’on lui avait changé le protocole. C’est quelque chose de cet ordre là. Après il est parti à fond dans l’exécution…Mais quand même, lorsqu’il s’est exprimé en disant qu’il sauterait dans la tombe ravi d’avoir exterminé six millions de juifs, il y a quand même de la jouissance là-dedans…C’est effroyable ! Et on est dans une telle réalité qu’on peut même ne pas l’entendre…
P.Wolosko: Je ne suis pas certain que ce soit un changement de protocole, c‘est peut-être un moment d’hésitation devant un changement des modalités de jouissance. Il peut mettre en œuvre, comme ça, quelque chose de sa jouissance comme si, devant cette irruption de jouissance-là, il y avait une forme d’aphanasis du sujet.
….(passage inaudible)
P.Wolosko: La question qui se pose est : le savoir qu’un sujet a sur sa jouissance lui permet-il de pouvoir choisir ? Est-ce que c’est quelque chose qui ne l’atteint pas ? C’est une question…Il y a des sujets, comme ça, qui ne sont pas atteints par certaines formes de jouissance.. Est-ce qu’un sujet est capable de renoncer à une jouissance parce qu’il en connaît quelque chose ou est-ce quelque chose auquel il n’a pas accès ?
C. Delarue : Je suis en train de lire ce texte. Elle dit que d’emblée le procès était orienté pour mettre en avant la souffrance des victimes. Elle dit que ce n’est pas de cela dont il devrait être question mais des actes. Alors du coup, cela me laisse penser que c’était un procès « spectacle » dans cette jouissance-là, mais que, en même temps, il ont mis en avant la souffrance des victimes peut-être pour éviter eux-mêmes de se confronter à cette jouissance. Et ça, Hannah Arendt l’a perçu. Parce que Eichmann est un personnage absolument insignifiant. La biographie qu’elle fait de son histoire le dépeint comme un « looser »…C’est quand il est rentré chez les SS qu’il a commencé…Du reste elle n’est pas restée jusqu’à la fin du procès comme certains journalistes qui sont partis avant.
R. Lévy : C’est cela que les juifs lui reprochent. C’est-à-dire qu’elle a fait, sans le dire explicitement mais on peut quand même l’entendre, elle a fait un parallèle entre cette jouissance de l’obéissance et la jouissance de l’obéissance du peuple juif. Il faut savoir qu’on leur a dit de faire leurs valises et ils ont fait leurs valises, on leur a dit de prendre le train et ils ont pris le train… Il y a quelque chose de cet ordre là…Alors évidemment, c’est révoltant d’entendre cela…C’est révo
ltant du point de vue de la vie publique. Si on le retraite, ce que nous sommes en train de faire en termes psychiques, c’est d’une autre dimension dont il s’agit. Je pense que c’est cela qu’elle a pointé chez Eichmann. Chez les juifs c’est difficile à dire en tant qu’entité mais en tout cas, c’est ce qui s’est passé. Elle dit par ailleurs et c’est effectivement très important que au regard de l’horreur, personne ne pouvait savoir, pas au sens de la connaissance mais au sens de l’humain, ce qui se passait là. C’est inconnaissable…C’est du réel précisément. Elle ne le dit pas en ces termes mais c’est quand même de cela dont il s’agit. C’est-à-dire que face au réel, la réponse du sujet, c’est la jouissance de l’obéissance. Cela serait une formule qui pourrait ramasser tout ce qu’on est en train de dire.
F. Cosson : Du reste, la plupart des juifs qui ont été s’inscrire l’ont fait par obéissance, par reconnaissance même à tout ce que la France leur avait permis. Il ne faut pas l’oublier…Mais en même temps derrière il y avait une trahison et ça, comment pouvait-ils savoir que derrière il y avait l’inimaginable. Ils ont essayé d’obéir aux lois françaises pour sauver leurs enfants etc.
R.Lévy : C’est exactement ça ! On ne va pas entrer dans les détails mais il faut quand même préciser qu’il y avait une différence de traitement entre les juifs français et les juifs étrangers. Ces derniers ont d’abord été persécutés et puis ensuite les juifs français. Néanmoins, un exemple tout à fait frappant dont je peux témoigner puisqu’il s’agit de mon grand-père : il a été demandé à ce que les juifs français aillent déclarer non pas qu’ils étaient juifs mais qu’il possédait un poste de radio. Et bien mon grand-père a été le premier à déclarer son poste de radio parce qu’il croyait en l’Etat Français, qu’il ne dérogeait pas à une règle et à la loi et par conséquent il est allé se déclarer. Alors effectivement on ne demandait pas n’importe quoi, on demandait aux juifs français d’aller déclarer leur radio. Parce que contrairement aux juifs étrangers, on n’avait pas l’adresse des juifs français, il fallait établir une liste avec des adresses pour pouvoir ensuite aller les chercher. On disposait en revanche des adresses des juifs étrangers puisqu’ils avaient passé une frontière. Et c’était là l’obéissance.
P.Wolosko: L’obéissance est une forme de passion de l’ignorance…
R. Lévy : Je trouve qu’il faut temporiser l’ignorance parce que c’est l’ignorance du réel. Ce n’est pas la même ignorance et ça, je trouve qu’il faut quand même mettre un bémol sur cette dimension particulière d’ignorance. De la même façon, vous savez que des personnes ont pu échapper très tôt des camps d’extermination et aller témoigner, revenir dans leur village avec la connaissance et pour le coup, avec le savoir. Personne n’a voulu évidemment les croire. Donc c’est une ignorance particulière qui concerne le réel de la mort, ce n’est pas n’importe quel type d’ignorance…
S. Granier : Dans ce genre de considération que l’on a ce soir notamment concernant l’adhésion à la pensée d’Hannah Arendt, n’est-on pas en train de mettre en pratique ce que voulait dire Lacan quand il disait que « l’inconscient, c’est le politique » ?
R. Lévy : c’est exactement là où je voulais en venir.
S. Granier : En quoi l’inconscient vient subvertir quelque chose…
R. Lévy : Absolument. Bien cela me semble être une très bonne conclusion pour ce soir…
1 Jacques Lacan, Du discours psychanalytique, Conférence à l’université de Milan, 1972, in Lacan in Italia-Lacan en Italie, éd. La Salamandra, 1977.
2 J.Lacan, Séance du 20 mai 1959.
3 J. Lacan, Le Transfert, p.290.
4J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux, séminaire 1964, Le Seuil 1973.
5 J. Lacan, Télévision Ed. Le Seuil 1974, p. 28.
6 Guy Le Gaufey, C’est à quel sujet, Ed. EPEL 2009 p.17.
7 Lacan, L’identification, séance du 15 Novembre 1961.
8 Le Gaufey, opus cit., p. 60.
9 Hanna Arendt Les origines du totalitarisme, et Eichmann à Jérusalem, Ed., Quarto Gallimard.
10 Op. Cit., pp.1295-1296
11 Ibid.
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