Robert Lévy- Existe-t-il un espace qui garantisse la transmission de la psychanalyse?
Texte présenté à Dublin le 30 novembre 2018
Je voudrais contribuer à ce débat en vous faisant part de mon embarras à l’égard de trois points
Le terme ‘école ‘ de Psychanalyse me semble aujourd’hui poser des problèmes considérables
Celui de’ Vérité’, pour la psychanalyse est un terme qui mérite réflexion et ne peut pas s’énoncer sans quelque difficulté
Enfin l’expérience de ‘la transmission’ supposerait que nous puissions en faire une généralisation, or rien n’est moins sure et en tout cas existent-il une transmission possible en psychanalyse ?
Ces trois termes présentent au fond le même type de contradiction et Je vais donc procéder par ordre et traiter déjà du second point.
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Le terme de vérité pose un problème en effet puisque nous savons depuis Freud et avec Lacan que la vérité n’est qu’un mi dire et qu’elle ne peut que se référer à cette aporie : ‘là où je pense je ne suis pas et là ou je suis-je ne pense pas’. Façon dont Lacan a repris et transformé le cogito cartésien : ‘Je pense donc je suis’.
C’est ce que nous transmet Freud à la lettre dans Psychopathologie de la vie quotidienne.
Aucun espoir donc de détenir une quelconque vérité ‘toute’ si ce n’est à balbutier quelques ‘mi dire’, au un par un qui se transmettent comme autant de bouts de réel. D’ailleurs si il existait une vérité transmissible en psychanalyse, cela signifierait que nous pourrions poser l’existence d’un réel universel c’est-à-dire que nous confondrions l’histoire universelle avec un grand H avec celle de l’histoire de chacun pris au un par un dans son mythe individuel. Et comme le mentionne Lacan justement dans son article sur ‘le mythe individuel du névrosé’1 « c’est bien en quoi l’expérience analytique n’est pas décisivement objectivable. Elle implique toujours au sein d ‘elle-même l’émergence d’une vérité qui ne peut pas être dite, puisque ce qui la constitue, c’est la parole, et qu’il faudrait en quelque sorte dire la parole elle-même, ce qui est à proprement parler ce qui ne peut pas être dit en tant que parole »
Il y a pourtant bien aujourd’hui une tentative de restauration du cogito dans le domaine des sciences, tentative qui peut à terme faire disparaître le sujet de la connaissance. Ce qui n’est pas pour nous sans intérêt parce que les psychanalystes savent bien que le sujet de la science est la condition du sujet de l’inconscient .Ils ne peuvent advenir que conjointement car l’un est l’envers de l’autre .D’où cette idée fondamentale pour nous que le sujet de l’inconscient est divisé entre savoir et vérité donc toute tentative de vouloir abolir cette division, fut ce dans la bonne intention de faire de la psychanalyse une science , serait immanquablement vouer la psychanalyse à une technique de recherche d’une vérité connue d’avance c’est-à-dire à la réduire à une forme de technique psychothérapique ..
2/
Le troisième point : l’expérience de la transmission.
Qu’est ce qui se transmet donc en psychanalyse si ce n’est ce qui est impossible à savoir le réel. Voilà donc le projet de transmission de la psychanalyse : l’impossible transmission du réel . Mais ce réel est bien constitué par la découverte Freudienne de l’inconscient ; inconscient qui n’est autre que le lieu du refoulement d’un désir dont l’objet est fondamentalement perdu, voire ‘il n’y a pas l’objet’ puisqu’il n’a jamais pleinement satisfait la pulsion.
D’où le grand intérêt à considérer alors la vérité dont je viens de parler comme ce qui est le résultat d’une opération : l’objet du désir n’est que le manque qui le cause. Comment donc transmettre cette ‘vérité’ autrement que dans l’expérience en effet, mais une expérience un peu particulière qui est celle du transfert .
Dans cette expérience de parole qui est celle de la cure, la conception structurale du langage ‘dites ce qui vous vient ‘est le système qui signifie le désir inconscient et suppose un sujet qui n’est que l’effet de cette relation à l’Autre du transfert. A cet égard on comprendra que la formation ne peut être que le résultat de la déformation subie par l’expérience des formations de l’inconscient dans la cure dont l’analyste dans le transfert en est une des figures …
Figure désirante en l’occurrence, désir d’analyste donc
Concept que j’essaierai de définir car c’est un axe central d’une critique de Lacan envers les termes de transfert contre transfert qui définit une : « clinique du transfert et de son analyse ». Il semble qu’à l’usage, on aboutisse à pouvoir donner les limites de la psychanalyse et de la psychothérapie en s’appuyant justement sur les conséquences de ce concept de Désir d’analyste.
Ces deux derniers Points nous entraînent nécessairement à la question de la formation de l’analyste, seule question qui, si elle est définie en termes de critères, pourrait aboutir à nous donner quelques éléments pour pouvoir penser l’évaluation.
Lacan nous annonçait ceci dans son acte de fondation de l’Ecole Freudienne de Paris :
« Il est un point pourtant où le problème du désir ne peut-être éludé, C’est quand il s’agit du psychanalyste lui-même. » 2
Toute intervention dans une cure pose la question de savoir de quel lieu l’analyste s’autorise dans son énonciation.
Il fallut donc attendre la critique que fit Lacan du contre transfert, pour introduire une autre dimension dans l’exercice de l’interprétation. En effet, dès lors que Lacan relève ce paradoxe, ou plutôt cette antinomie, qui consiste à « définir l’analyste idéal à la fois comme celui [chez] qui, à la limite, il ne serait plus rien d’inconscient mais qui, en même temps, en conserverait une bonne part »3. Nous sommes enjoints de préciser quelle est cette « bonne part » conservée, tout en entendant qu’il s’agit déjà d’une question ayant trait à une certaine forme d’évaluation de l’acte analytique en fonction de la formation de l’analyste, je dirai plus exactement en fonction de la formation de l’InConScient de l’analyste ou encore de l’analyste pris comme formation de l’InConScient dans la cure.
Cette « bonne part », Lacan la pousse à son comble puisque dans sa conception de l’analyse non seulement l’analyste ne se trouve pas « hors de portée des passions »4, mais « mieux il sera analysé, plus il sera possible qu’il soit franchement amoureux, ou franchement en état d’aversion, de répulsion, sur les modes les plus élémentaires des corps entre eux, par rapport à son partenaire »5 ; il sera donc « possédé d’un désir plus fort que les désirs dont il pourrait s’agir, à savoir d’en venir au fait avec son patient, de le prendre dans ses bras ou de le passer par la fenêtre »6. Entendons par là qu’un désir « plus fort » n’est pas réductible au désir sexuel ni à une passion, même si, comme nous l’indique Lacan à propos du contre-transfert ou de l’analyse didactique « la psychanalyse est en effet bien personnelle, mais à celui qui la dirige »7.
Ce qu’il est donc convenu de transmettre c’est en définitive en quoi pour chacun ‘la psychanalyse est en effet bien personnelle, mais à celui qui la dirige ‘.
3/
Alors dernier point, celui qui était en position première sur ma liste : que serait une école ‘ de ‘ psychanalyse ou ‘pour ‘ la psychanalyse aujourd’hui, qui me semblent deux façons très différentes de répondre à la question.
Il serait donc vain de situer l’analyste dans le cadre d’une formation: on ne se forme pas analyste, aucune discipline d’entraînement n’est prévue à cet usage, et si en médecine la « clinique du regard » permet de repérer des syndromes précis à la suite de nombreuses observations, en analyse la clinique, qui est celle de l’écoute, doit sa consistance à des effets de vérité, c’est- à dire d’interprétation. « La relation analytique, dit Freud dans « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », est fondée sur l’amour de la vérité, c’est-à-dire sur la reconnaissance de la réalité »8. Dans ce même texte, quelques lignes plus loin, Freud qualifie d’impossible la profession d’analyste, au même titre que celles qui consistent à gouverner et éduquer -soit: le discours du Maître et de l’Universitaire. C’est dans cette même veine que Lacan annonce en 19789, en guise de formation, que « l’analyse est intransmissible»: ne faisant là que reprendre les propos de Freud et les radicaliser, jusqu’à affirmer que chaque analyste serait « forcé à réinventer la psychanalyse ». Dans cette formule, il faut entendre que la formation, pour chaque analyste, serait une déformation nécessaire consistant, au « un par un », à effectuer l’opération de (dé)nommer la psychanalyse de Freud, de telle sorte que les signifiants du désir de chaque un fassent énonciation de ce même acte. Une telle énonciation met chaque un en position de s’autoriser, et de ne s’auteuriser que de lui-même, faisant ainsi «passer au public ». C’est là le sens de l’expression « réinventer la psychanalyse ». Proposition centrale qui situe le sujet de l’inconscient dans le seul champ où il peut se faire connaître, c’est-à-dire en tant que cause de la répétition sachant qu’un « forçage est nécessaire pour faire passer à d’autres cette position. »
La formation du psychanalyste se définira donc comme une clinique, qui consiste du désir d’analyste comme fonction.
Dès lors il apparaît alors évident qu’il n’y a pas « d’être» analyste, aucune formation ne pouvant s’en porter garant. de l’Autre -pas de garantie de la vérité: S(A/). C’est justement ce S(A/) qui est le seul référent à partir duquel l’analyste puisse envisager toute formation ;ce qui constitue un des points nodaux de ce réseau autour duquel s’articule toute la dialectique du désir, en tant qu’elle se creuse de l’intervalle entre énoncé et énonciation( 27).
Le terme de Formation apparaît donc tout à fait impropre à qualifier ce qui se produit à partir de l’énonciation d’un désir. On lui préférera largement celui de Déformation, dans la mesure où l’analyste, au mieux, sera un « devenant analyste », « Analyste » n’étant qu’une fonction qui se produit éventuellement à chaque nouvelle cure, par la mise en acte du désir d’un sujet soutenant ce désir, avec les conséquences de transfert que cela produit.
Mais aujourd’hui, « ne s’autoriser que de soi-même » est devenu tout aussi impropre -du moins s’il s’agit d’en faire consommation à l’instar d’un des quelconques et multiples objets de la société du même nom. Et cela pour deux raisons. En effet, quand cette proposition fut énoncée, le cadre ‘de l’école de Lacan garantissait que « quelques autres» pussent l’entendre à bon escient. D’autre part, cette énonciation eut à subir le sort que subit toute énonciation devenant énoncé collectif: elle perdit ses effets d’acte original, pour se faire phrase, maxime dont chacun s’autorise et non plus s’auteurise, en lieu et place d’une énonciation personnelle.
Rappelons-le : Il n’y a pas d’énonciation collective
LES QUELQUES AUTRES
Dans un tel contexte, qui aujourd’hui prévaut, il nous paraît d’une certaine urgence de mettre à nouveau l’accent sur l’importance des « quelques autres» et de leur rôle crucial, contre une tendance qui depuis quelque temps se dessine, selon laquelle on peut voir un certain nombre d’analystes «désabusés», à juste titre ou non, par les institutions postérieures à la dissolution, se sentir « autorisés» seuls.
Bien que, en raison des modalités d’obtention du titre de Psychothérapeute, l’engagement dans les institutions semble relancer. De ce fait ils ne s’engagent dans aucune règle du jeu associative, ce qui revient à refouler les « quelques autres » au bénéfice d’une mise en suspens de l’acte. Une telle attitude ne favorise-t-elle pas un retour au « moi » fort de l’analyste de la façon la plus narcissique qui soit. C’est en cela que l’on peut soutenir que l’institution minimale est la cure elle même , à cette seule condition cependant que la mise en acte qui la légitime comme telle, et qui de ce fait la situe dans une certaine éthique, soit transmissible et ne se suffise pas d’être « ineffable ». Ce qui nécessite alors:
• que « chaque un », un par un, puisse faire passer ce processus à d’autres en en témoignant;
• qu’une structure de fonctionnement avec des règles du jeu connues par tout un chacun puisse s’établir.
De telles procédures n’ont nullement pour finalité d’assembler en collectivité, pas plus que de créer du
« Comme UN ».
Mais elles sont la condition élémentaire pour que s’énonce du discours psychanalytique à même de produire ce lien social dont Lacan a bien fait remarquer que c’était précisément ce qui avait manqué à Freud, et permis à son Internationale de recouvrir sa découverte de l’inconscient10.
Si, donc, la formation de l’analyste ne peut se constituer que dans la poursuite permanente d’une mise au jour du désir qui fait sa fonction, et cela, de façon renouvelable à chaque nouvelle cure, comment envisager cette mise au jour, ce « passage au public » ? Comment penser sur ces bases la formation de l’analyste aujourd’hui?
Si donc on parle d’évaluation, qui seront les quelques autres référents ?
S’il s’agit de réinventer la psychanalyse, en ce forçage qui pour chaque analyste consiste, nous l’avons vu, à (dé)nommer ou renommer la psychanalyse de Freud, de telle sorte que les signifiants de son désir s’énoncent par ce même acte qui les fait « passer au public », alors le rôle d’une institution psychanalytique, d’une école ? ne peut être que de se « vouer » à accueillir le plus possible toute velléité de témoignage d’une telle nature, dans la mise en jeu de ce « désir d’analyste ».
Dans ces conditions, il ne semble plus guère d’actualité de « nommer» un analyste, mais plutôt « d’attester » que« Quelques autres » ont bien entendu le prix qu’il attache au fait de témoigner de ce qui le fonde à produire son acte, c’est-à-dire de ce qui le constitue essentiellement en fonction ; cela devant se dérouler en toute conformité avec la règle du jeu dont chaque institution ou école s’est dotée à cet effet. Mais encore faut-il qu’il y en ait une, et qu’elle soit énoncée de façon claire. En conclusion, vous l’aurez compris il ne peut y avoir d’école que dans l’après coup de ce dont chacun aura pu témoigner de ce qu’il aura pu considérer comme ce qui lui aura été transmis.
1 Jacques LACAN Le mythe individuel du névrosé ED Le seuil 2007 P.13
2 J. Lacan, Acte de fondation de IEFP, Annuaire 1971; p. 86.
3 J. Lacan, Le Séminaire, livre VIJI; Le transfert, Paris, Le Seuil, 1991, p. 213.
4 IBIDEM P.220
5 IBIDEM P.220 221
6 IDEM
7 De Rome 53 à Rome 67 P 48
8 S FREUDln Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 263.
9 Conclusions du congrès sur la transmission LETTRES DE L EFP P191
10 Cf. J. Lacan », L’étourdit »