Un idiot dans les lettres / Séminaire des Enfants – S. Sabinus
Lorsque Serge Granier m’a très aimablement proposé d’intervenir ce soir, au séminaire de psychanalyse avec les enfants – confiance dont je le remercie – je me suis trouvé un peu à court. Voilà : je ne travaille plus avec les enfants depuis quelques années et je ne me voyais pas exhumer quelques vieilles histoires, encore que… Je passe sur la réponse qu’il m’a faite, en tout cas suffisamment encourageante pour m’autoriser à vous plonger dans ce qui me préoccupe actuellement : chercher dans les quelques voies/voix que je me suis appropriées ce qui me fait me tenir et me retient dans ce fauteuil d’analyste. Ma question est plus brute, plus sauvage, formulée comme elle m’est venue et elle garde encore suffisamment d’aspérités pour m’écorcher à chaque fois que je l’énonce : mais qu’est-ce que je fais là, moi, dans toutes ces histoires qu’on me raconte ?
Il y a quelques semaines, une jeune femme qui se désespère de mes silences, avouant tout à la fois son amour et la piètre estime où elle me tient, rêve qu’elle a chez elle un tableau qu’elle ne connaissait pas. Elle s’approche et lit la signature : Romain Rolland. Surprise. Un écrivain, bien oublié de nos jours, commente-t-elle, qu’elle fait peintre pour elle seule. Mystère. Ce n’est que quelques jours plus tard, intrigué par le redoublement des initiales qui avait tout l’air de m’interpeler que je découvre ma place : celle de l’analyste, celui qui peint avec les mots, c’est moi ! Me voilà bien, je me suis senti un peu idiot !
Il y a un bon mois, une collègue m’appelle et me demande si je fais encore des enfants ?! Je me rends cette fois-ci assez vite compte que si je ne trouve aucune réponse spirituelle -ce qui n’est pas ma coutume !- c’est que j’ai entendu là une interprétation lovée dans la demande professionnelle et je me suis retrouvé quelques semaines plus tard avec un jeune garçon de 11 ans, petit blondinet vif, malin, curieux de tout, accompagné par ses parents. Il se prénomme Côme et, dès les premiers entretiens, s’engagent la question du nom, des mots et leurs drôles effets de métaphore et de métonymie, découvrant des trouvailles spirituelles derrière les rigueurs de la scolarité. Côme, me disent ses parents, ne tient pas en place (quelle place ?), il bouge tout le temps, n’écoute jamais et il ne passe guère de journée sans être réprimandé par ses professeurs. L’affaire prend une mauvaise tournure d’autant plus qu’un de ses frères ainés, Damien, diagnostiqué hyperactif a été il y a deux ans exilé dans un pensionnat à Nantes (le breton calme l’hyperactif, c’est bien connu !). Seul avec Côme, après qu’il m’est fait remarqué qu’il était « com » son frère, je lui demande ce qui le fait, lui, souffrir en ce moment : « j’ai des mots », me dit-il et, devant mon silence, m’explique en riant que les profs écrivent sur son carnet des mots punitifs et dénonciateurs à l’adresse de ses parents. Je lui réponds que moi ça ne me fait pas rire et que je crois en effet qu’il existe des mots qui font souffrir. Ca ne va pas, poursuit-il plus tard, « je fais des bavardages », dans une formulation suffisamment personnelle pour que je lui propose d’engager un travail avec moi autour de tout cela, les mots qu’il fait dans ses bavardages et ce qu’ils essaient de dire, puisque ce sont précisément les siens que ce petit bavard déplore : « moi, pourtant j’dis rien » conclut-il sans craindre le paradoxe. Avec les enfants aussi, nous avons affaire aux mots qui manquent dans ce qui s’entend. Il va falloir s’essayer à dire.
Il se trouve qu’il y a peu j’ai eu occasion et avantage à présenter au salon Oedipe que j’anime avec quelques vieux camarades le livre de R.Lévy sur l’infantile. Le travail préparatoire et la discussion au salon m’imprègnent encore et ne sont pas sans influencer mon propos de ce soir. Je sais qu’il a déjà largement irrigué votre travail. L’infantile, ce moment de la métaphore qui donne au refoulement le temps qu’il réclame pour se boucler, porte le caractère particulier du symptôme que Robert Lévy propose de différencier de celui de la névrose et ses avatars œdipiens. Il est bien certain que cet infantile suit son destin, et son destin c’est d’être à son tour refoulé. Un infantile oublié qui ne nous oublie pas tout au long des moments forts de notre vie. L’infantile, dirais-je, c’est ce qui cherche à dire dans la névrose, c’est ce qui « ne cesse pas de s’écrire ». Si, pour tout un chacun, les traces de cette écriture s’enchaînent en traits de caractère, petites habitudes, passions amoureuses ou haineuses – le « petit tas de secrets » dont parlait Gide – pour d’autres elles inspirent l’œuvre au noir, poème, tableau, mouvement de sonate ou s’impriment dans le timbre de voix de Billie Holiday… L’infantile c’est ce qui s’essaye à se dire, « trying to say » en Anglais. Si la métaphore est le régime langagier et logique qui l’innerve, je voudrais essayer de l’opposer, en le nouant, au régime métonymique – en tant qu’il décale le spectre des mots vers la sensation, privilégiant l’immédiat, l’instant, peignant sur les couleurs vives de l’actuel les teintes d’automnes du souvenir comme celles, pastels, de l’avenir.
Celui qui va me retenir ce soir me tient beaucoup à cœur, comme toute sa famille d’ailleurs, dans les œuvres de son géniteur comme dans les mots de leur détresses, de leurs joies : Il s’appelle Benjamin et c’est un idiot, un handicapé de 33 ans, tout occupé – au sens quasi militaire – par cet infantile qui infiltre l’espace de son corps. Le sens qu’il cherche à donner à sa vie – si l’on peut interpréter ainsi les variations de ses cris, la variété de ses gestes dont la maladresse va toujours droit au but ou l’intensité de sa solitude et de ses larmes comme l’étonnement de ses fous rires – le sens qu’il essaie de donner à sa vie est tout éparpillé entre ses 5 sens ; une sensorialité sauvage, factuelle, éclatée, toujours ouverte à d’autres connexions sensorielles qui rendent présentes les irruptions du passé, exacerbant son appréhension immédiate de l’environnement. Parlant du décès d’un membre de la famille qu’on a voulu lui cacher, un de ses grands-pères disait de lui : « Il sait bien plus qu’on ne se figure…Il [Benjamin] savait que son dernier jour était venu, tout comme ce chien le savait. S’il pouvait parler, il vous dirait quand son tour viendra, et le vôtre, et le mien »
Benjamin porte son infantile comme un long manteau gris, non pas comme un masque derrière lequel se cacher mais comme un qui aurait, par erreur, reçu son squelette par-dessus sa peau. On dit de lui qu’il est dérangé parce qu’il joue comme un enfant, qu’il est fou parce qu’il hurle sans raison, qu’il est maboul parce qu’il ne parle pas, geint et grogne, on raconte en riant qu’il n’a pas 33 ans mais 3 ans depuis 30 ans (façon d’être mal inscrit dans le registre ternaire du symbole) ; son frère, Jason, énervé, ne comprend pas pourquoi on ne l’a pas envoyé parmi les siens, à l’asile, surtout après ce qui s’est passé ! Il le reprochera sans cesse à leur mère. « Benjamin est un handicapé » dira de lui la société dans sa noble passion ordonnatrice. Il y a des maisons pour ça et pourtant Benjamin, 33 ans, vit toujours dans la maison de famille, surveillé par les domestiques, haï par son
frère Jason et passionnément aimé par sa sœur, Candice: il n’a le droit que de faire le tour du jardin le long des barrières qui longent le terrain de golf : un jour, accroché au grillage, il voit arriver les golfeurs qui appellent leur caddie ; Benjamin se met alors à hurler et il faut comprendre la métonymie qui l’agite : le hurlement est une résonnance signifiante, un mot pour une image, celle de la sœur bien aimée partie vivre au loin sa vie, son amour évanoui, Candice que la famille a coutume d’appeler Caddy.
Je vais essayer de vous intéresser à ceci : le handicap. Je n’ai pas parlé sans motif du golf ! Je sais que nous ne sommes pas nombreux ici à pratiquer ce noble sport et j’ignore s’il ya ici des aficionados du turf mais j’ai toujours été frappé de l’utilisation de ce mot –handicap- dans des domaines si divers et éloignés. Alors un peu d’étymologie.
Le mot, d’origine anglaise, est une contraction de l’expression « hand in cap ». S’il date de 1653 sa pratique remonte au 14eme siècle. C’était le nom d’un « sport », d’un jeu qui consistait à faire un pari sur un troc d’objet. Il exige 2 joueurs et un arbitre (voilà un beau ternaire qui s’annonce, n’est-il pas ?). Chaque joueur propose un objet en échange et, pour engager le troc chacun d’eux dépose une petite somme d’argent égale – la mise – dans la casquette. L’arbitre, a sa discrétion, estime la valeur de chaque objet et évalue leur différence de valeur ; cet écart appelé est boot/odds et ne peut être discuté. Le ressort du jeu réside dans la manière dont chacun des joueurs va manifester sa décision quand au troc aux conditions imposées par l’arbitre : Les 2 joueurs mettent alors ensemble une main dans la casquette (« hand in cap ») et, ensemble, la retire : la main ouverte signifie l’acceptation du troc et la main fermée le refus. Suivez bien maintenant, c’est un peu étonnant : si les 2 joueurs montrent une décision identique (accord ou refus) alors l’arbitre empoche la mise ; mais s’il y a désaccord c’est celui qui avait montré par sa main ouverte son accord au troc qui empoche la totalité de la mise (en dédommagement de l’échec du troc), l’arbitre ne touchant aucune rémunération et le joueur refusant perdant sa mise.
On peut remarquer que ce « jeu » -handicap- a pour visée de récompenser le 3ème joueur, l’arbitre, soit pour l’exactitude de son évaluation, soit pour le dédommager du refus des joueurs de valider sa proposition. Le désaccord des joueurs équivaut à une erreur d’arbitrage sur la valeur du boot. Si la mise est sonnante et trébuchante, le nerf du jeu est bien la mise en évidence d’une différence de valeur et sa manœuvre d’égalisation.
Par un mouvement proprement métaphorique, le nom du jeu en est venu à désigner certaines courses de chevaux lors desquelles on égalise les chances en pénalisant d’un poids supplémentaire les meilleurs chevaux, puis, par extension métonymique, le terme handicap désigne (aux alentours de 1915) un déficit mental ou physique de l’enfant. En effet, le terme ne réfère plus à l’ensemble (sport ou course) mais désigne l’inégalité elle-même. Le mot désignant la réparation elle-même et l’ensemble de l’opération ressemble comme une métaphore au terme de sinthome, à la fois 4ème nœud de suppléance et ensemble du nouveau nœud Bo à 4. L’étymologie jette une lumière latérale mais vive sur l’accueil spécifique des handicapés et leurs familles : c’est en effet un travail souvent long, délicat, douloureux, répétitif qui s’engage autour de cet enjeu : accepter ou refuser (main ouverte/fermée) le handicap de l’enfant, le prix à payer dans le registre de la faute et de la culpabilité, le dédommagement réclamé par les parents et légalisé par la société mis en position d’arbitrage (évaluation experte des taux d’invalidité) au nom de l’égalité des chances.
L’homophonie que je fais entendre – l’égalité/légalité – désigne le seul domaine où les êtres humains peuvent se revendiquer égaux, c’est devant la loi. Sinon, c’est la singularité d’une histoire, le point sensible d’une tuché où se croisent les désirs, et les modalités singulières d’une parole aux prises avec le dire. Cette singularité n’a rien à faire avec les gènes, (si souvent invoqués) ; elle soutient une différence, une inégalité, qui signe l’appartenance essentielle du handicapé à l’humain et justifie, du même mouvement, la pertinence de l’analyste. C’est (selon mon expérience) dans la tension « dialectique » (bien que sans « résolution » finale) entre légalité et l’égalité que se joue l’accueil analytique du handicapé et de sa famille.
Benjamin Compson a donc 33 ans quand nous le rencontrons. Il aura aussi d’ailleurs 33 ans quand vous le rencontrerez ! C’est le jour de son anniversaire, un jour christique qu’il semble ignorer. Il voit bien les bougies, le gâteau mais il ne rit ni ne pleure. Il attend le retour de sa sœur ou réclame son coussin fétiche pour se calmer ; jour christique, c’est la croix que porte chacun des membres de la famille ; accablant la mère qui l’exhibe comme les frères qui s’en cachent, chemin d’une passion pour Candice, sa sœur, indifférence du père tout occupé à boire, il est signe de malheur, exclus au sein même de sa famille. On a compris, en effet, que si Benjamin erre dans les enchaînements métonymiques qui le laissent pantelant, sans humour, aux prises avec des signes liés à d’autres signes, il est lui-même signe, signe noir emblématique du destin qui s’est abattu sur cette famille : « la mort c’est pas tout – dit-on dans la famille – la malchance est sur cette maison. Je l’ai vu dès le début, mais quand ils lui ont changé son nom, alors j’en ai été bien sûr ». Son corps, son esprit « malade », ce fou, ce débile, porte la trace des traumas de l’histoire. Benjamin, que la famille surnomme Benjy, est muet ou plutôt il grogne, il crie, bave et s’assoupit en ronflant. Ses silences, ses regards tendus ou détournés, échappés de ses yeux lavande, en fuite vers les odeurs de chèvrefeuille ou d’arbre mouillé qui l’envahissent en tremblant lorsque surgissent les images affolées de l’amour de sa vie, Candice, sa sœur, ses cris déchaînés quand son monde si fragile menace de s’effondrer, ses gémissements joyeux quand sa mère le calme en lui apportant ce chausson qu’il serre contre lui comme un talisman ou en l’approchant du feu de leur four à bois dans la cuisine rythment le quotidien de sa vie Ils tiennent lieu de mots mais manquent à faire tenir dans un ordre socialisé cet enfant emmuré dans son corps adulte. Sa mère dit qu’il aime tenir une fleur dans la main ; serrée dans son poignet, il la regarde, béat, des heures durant. Dans la maison on appelle la fleur qu’il réclame son « cimetière ».
La mère est effondrée. Sa vie est un échec. Auprès d’un mari dépressif et alcoolique, elle se repose sur son fils ainé Jason qui la méprise. C’est un personnage arrogant, violent, blessé dans un orgueil mesuré à l’aune de sa lignée aristocratique déchue, simple employé dans la quincaillerie où la mère a placé les ruines de sa fortune. Jason est pétri d’un ressentiment traditionnaliste sombrement raciste. Voici ce qu’il dit de sa jeune nièce : « Quand on est née putain on reste putain, voilà mon avis ».
Son 2ème fils Quentin, pour lequel elle a vendu quelques terres afin de payer ses études à l’université, s’est suicidé dix ans plus tôt. Comme son idiot de frère, il était amoureux
fou de leur sœur. Candice (dont le surnom familial est Caddy), on ne l’entendra jamais ! Et pourtant elle est au centre de ce roman familial, ce roman de la déchéance, de la chute. Caddy court devant sa vie. Fuyant le ghetto familial, elle a épousé, enceinte d’un autre homme, un sombre individu qui l’a vite rejetée quelques mois plus tard. C’est ce mariage que Quentin n’a pas supporté puisqu’il se suicidera quelques semaines après la cérémonie et la naissance de sa nièce. L’errance de Candice reprend alors et, pour sauver sa fille, elle décide de la confier à ses parents. C’est en souvenir de ce frère qu’elle donnera à sa fille son prénom, Quentin.
Ce qui émerge très vite et fait perdre le fil c’est cette confusion des noms, des prénoms – qui est qui ? Dans cette partie de cache-cache, se terre/taire la honte des secrets incestueux, des déchéances paternelles. Le Réel – dit Lacan – se trouve dans les embrouilles du vrai. Embrouille des prénoms où, cul par-dessus tête, dansent les générations, les sexes : Jason est le prénom du père et son fils, Quentin celui du fils, frère de Benjamin et de Jason, et de sa nièce, fille de Caddy, la fille de Jason et sœur de Quentin, Jason et Benjamin. Et l’embrouille du vrai fait un tour supplémentaire quand on apprendra plus tard que « Benjamin » n’est pas son prénom de baptême ; son prénom a été « changé » pour effacer la honte. C’est un prénom (qui se métonymise dans le surnom de Benjy) rapporté, remis, imposé pour refouler son prénom de baptême, Maury. C’est la mère qui avait eu l’idée, pour honorer son propre frère, de baptiser son jeune enfant de son prénom. Mais voilà, Maury s’est révélé un petit escroc naïf, vivant aux crochets de sa sœur, et la honte a redoublée avec l’enfant handicapé et ces cris insensés qu’il faut à tout prix cacher au voisinage. « Est-ce qu’il peut sentir ce nouveau nom qu’on lui a donné ? » questionne son frère Quentin, « Est-ce qu’il peut sentir la malchance ? Pourquoi se préoccuperait-il de la chance ? La chance ne peut pas lui faire de mal. Alors pourquoi lui avoir changé son nom, si ce n’est pas pour essayer de lui porter bonheur ? ».
Benjamin est un handicapé, c’est un idiot, et comme tel il est au plus près de la souffrance à ne pas pouvoir dire. L’expression qui revient sans cesse, insistante, est celle-ci : il essaye de dire. Et cette condition de l’idiot se révèlera bien vite celle de tout un chacun dans cette famille car cette condition, ce statut, va se découvrir – par la magie de l’œuvre – être celle de la condition humaine. Benjy n’existe pas, ou plus exactement c’est un enfant des lettres. Il est l’invention d’un idiot par W.Faulkner dans « Le Bruit et la Fureur ». Mais surtout Faulkner invente (et ici au plus juste, trouve) les mots qui disent l’impensé, les errances de la métonymie quand la métaphore ne peut établir son ordre. Son écriture – dans le style, le choix des mots, l’insistance des thèmes, la typographie même – m’aide à penser ce cœur de l’humain aux prises avec la parole. La parole est un handicap ! Relisons les mots de Lacan en 76 : « C’est bien en quoi ce qu’on appelle un malade va quelque fois plus loin que ce qu’on appelle un homme bien portant. La question est plutôt de savoir pourquoi est-ce qu’un homme normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite ? Que la parole est un placage. Que la parole est la forme de cancer dont l’être humain est affligé. Comment est-ce qu’il y en a qui vont jusqu’à le sentir ? » (Le sinthome ; séance du 17 février 1976).
Le monde de Benjy est un monde d’objets en lieu et place des mots, comme ses sensations qui remplacent le sens, la causalité, la temporalité. Les évènements arrivent sans leurs liens logiques, ils sont déchaînés, disjoints dans le temps (time is out of joint/Macbeth) et pourtant d’une justesse, d’une vérité qui les rapportent à un Réel sans les encombrements, les bigarrures et les extravagances de la réalité. Evénements disjoints comme les bouts de corps. La disjonction emporte l’anatomie, la physiologie, les cénesthésies. Chaque mouvement du corps, chaque sensation cherche à tâtons, en vain un sujet nommable qui pourrait en répondre.
La vivacité insistante, serpentine, de la sexualité incestueuse traverse chacun des membres de la famille. Mais l’idiot en est l’acteur majeur, celui pour lequel et par lequel la sexualité, et plus exactement celle qui jouit dans l’inceste, est toujours au plus nu, à vif. Il y a un réel incestueux non dans le drame oedipien mais dans le « drive » de la pulsion en direction du Réel aux prises avec le sinthome. Lacan encore : « le sinthome c’est très précisément le sexe auquel je n’appartiens pas ». Mais cette formulation simple, simpliste, idiote, se complète de ce que B, l’idiot, va dramatiquement mettre en acte : « C’est dans la mesure où il y a sinthome qu’il n’y a pas équivalence sexuelle, c’est-à-dire qu’il y a rapport. Car il est bien sûr que si nous disons que le non rapport relève de l’équivalence, c’est dans la mesure où il n’y a pas équivalence que se structure le rapport. Il y a donc à la fois rapport sexuel et pas rapport. A ceci près que là où il y a rapport, c’est dans la mesure où il y a sinthome. » (Le sinthome ; séance du 17 février 1976).
Benjamin est enfermé dans la maison et ne sort jamais seul dans le jardin. Un domestique le surveille. Benjamin adorait aller attendre sa sœur au retour de l’école. Tous les soirs il courait à la barrière et regardait passer les petites filles en gémissant. Ce qu’on pourra reconstituer des différents récits, diffractés dans le temps et le texte par plusieurs personnes, mais jamais raconté car trop proche de l’aveu, est le drame de Benjamin. Un soir, échappant à son jeune gardien, il réussit à se glisser par le portail laissé entr’ouvert. Gémissant, rugissant dans la brume électrique de sa conscience, il agresse alors une petite écolière. Son « souvenir » de l’agression laisse place à la fraîcheur de sa connexion métonymique : « Caddy a enlevé sa robe et l’a jeté sur la rive. Et puis, il ne lui est plus resté que sa chemise et sa culotte, et Quentin lui a donné une claque, et elle a glissé, et elle est tombée dans l’eau. (« Le bruit et la fureur » pp 37).
Les hurlements, les cris, les geignements correspondent toujours à la mise en excitation d’un bout de souvenir, d’un bout de corps, d’une sensation, d’une odeur. La pulsion partielle règne en maître. Ce qui donne à celle-ci chance de converger c’est ce qui manque à Benjamin, l’handicapé, cette métaphore ordonnatrice du symbolique [Claude Conté : « Quelque chose vient lier en un faisceau plus ou moins convergent l’assemblage hétéroclite des pulsions partielles, mais ce quelques chose est d’ordre symbolique, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas comme tel au champ de la pulsion].
Mais ce matin là, nu devant le miroir il regarde sans voir, sans comprendre, saisi de sanglots silencieux. Ce ne sont plus les hurlements de rage ou d’angoisse mais une détresse sourde, comme une nostalgie de ce qu’il n’a jamais connu et ne connaitra jamais. Son regard se voile et il se met à pleurer sans comprendre ce corps nu, qu’il devine être le sien sans pouvoir n’en rien lire. La mutilation n’a pas de nom, pas de mot. Ce n’est qu’à demi-mot, que nous comprendrons que Benjamin, s’il a évité alors l’enfermement, c
’est au prix d’une castration thérapeutique et punitive pour l’agression de la petite voisine.
A plusieurs reprises William Faulkner dira sa passion têtue pour son premier grand livre, le plus célèbre, le plus difficile à pénétrer, le plus attachant, « Le bruit et la fureur ». On connaît la citation de MacBeth :
» Eteins-toi petite chandelle !
La vie n’est qu’une ombre en marche, un pauvre acteur
Qui s’agite pendant une heure sur la scène
Et alors on ne l’entend plus ; son récit
Conté par un idiot, plein de bruit et de fureur,
Ne signifiant rien » (acteV scène5).
A plusieurs reprises, il dira son attachement à ses personnages et surtout l’impossibilité pour lui d’en finir avec cette histoire ; il n’aura de cesse « d’essayer de dire », comme chacun des protagonistes, essayer de dire le splendide échec d’une émotion d’enfant. Ce splendide échec, autre façon d’être traversé par ceci qui « ne cesse pas de ne pas s’écrire », reconduisant l’écriture dans un espoir vain, ce splendide échec est bien celui de Benjy, le handicapé qui, ouvrant le roman, l’inscrit dans l’impossible. W.Faulkner saisit au plus près le mode de pensée de l’idiot, dans un régime où le mot pèse de son poids de chose et où la sensation constitue le mode associatif majeur. Il se décrivait comme un « ouvrier des lettres » ; ouvrier acharné à décrire le mode de pensée de l’infantile comme celui qui s’appuie sur l’opération métonymique, un mode de pensée toujours empli de l’infans mais aux prises avec le dire, avec le « trying to say ».
Dans le séminaire « L’insu… » Lacan nous propose ceci : « D’après Saussure, la langue est le produit d’une maturation, quelques chose qui se cristallise dans l’usage…la poésie relève d’une violence faite à cet usage » L’ouvrier des lettres engage cette violence fondatrice de l’acte d’écrire dans le roman lui-même, et cette violence traverse avant tout celui qui est privé du dire, tout en ayant a faire à la parole (William Faulkner fait dire un « je » doublement fictif à Benjamin, fiction dans la fiction comme Shakespeare jouait du théâtre dans le théâtre !). Il me semble que l’on peut reconnaitre un trait de l’idiot, une marque du handicap dans cette suspension du dire dans la parole. Le handicapé souffre d’avoir affaire à la parole et c’est bien ce qui en fait notre prochain ! Les mots de sa « parole » sont saturés par la sensation et liés par la métonymie.
Ce que Faulkner réussit par son « most splendid failure » en nous présentant l’idiot, est une suppléance importante (évoquant celle que Lacan invente avec le sinthome) : écrire les mots qui manquent à dire en inventant par son écriture même un lecteur, déchiffreur d’énigme, qui n’a pas d’autre choix que de lire les mots impossibles à dire par l’idiot en tant que, comme sujet, il défaille. « L’écriture, dit Lacan dans le Sinthome, ça peut toujours avoir quelques chose à faire avec la façon dont nous écrivons le nœud. »
Pour le handicapé, l’infantile est engagé dans une métaphore qui ne fonctionne pas, le placage des choses, le nouage du Réel bégaie, s’atrophie, se mime dans la détresse. L’idiot est souvent décrit par la famille comme « pas bien fini » ; il reste en plan comme un bout d’humain, un trognon disait Céline (« ce qui m’intéresse chez l’homme c’est le trognon ») un trognon bien humain comme en témoigne Lacan le 16 mars 76 : « Nous ne pouvons atteindre que des bouts de Réels… le Réel est toujours un bout, un trognon. Un trognon certes autour duquel la pensée brode, mais son stigmate, à ce Réel, comme tel, c’est de ne se relier à rien » Voilà exactement ce qui nous égare dans le roman, au plus prés de sa difficulté à le lire, c’est ce du trognon qui ne se relie à rien…
Et ce trognon est agité par les assauts du sexuel. Un trognon ça jouit, et ça jouit sur toute la trogne, pas moyen de faire taire cette jouissance pour que le sujet parle. La fiction fait bord au Réel, et la castration imaginé du roman a tout son poids de vrai : j’ai le souvenir d’une mère qui avait le projet de faire castrer sa fille mongolienne lorsque ses premières règles sont survenues. Elle était tout-à-fait déterminée et pourtant acceptait par sa présence aux entretiens que je tienne la place de celui qui refusait (en l’occurrence de lui donner une adresse). Bien sûr, je ne refusais rien, mais dans le suspens je la laissais se confronter aux embrouilles du vrai. En effet, elle avait la ferme intention de ne rien dire à sa fille et de prétexter une banale appendicite. Elle voulait me faire comprendre sa bonne volonté de mère, ce n’était pas la sexualité qu’elle refusait, elle comprenait parfaitement qu’à cet âge là… mais elle voulait cette castration, elle voulait la lui cacher et surtout elle voulait en faire une ablation de l’appendicite. Alors ça l’énervait que moi je ne comprenne rien, « vous n’êtes pas idiot pourtant ! » mais moi ce que je voulais comprendre, ce que je voulais qu’elle m’explique, c’est idiot, c’était l’appendicite !
Certes l’idiot est tombé de tout son corps dans la pliure entre métaphore et métonymie. Mais, en fait, en est il autrement pour l’analyste auquel justement il est bien recommandé de ne pas comprendre, de se méfier du sens qui jouit dans l’oreille au bord de la langue et de se tenir à l’écart des métaphores et leurs merveilleuses chimères, « les métaphores, écrivait Kafka, me font désespérer de la littérature ». Etre analyste, c’est faire l’idiot pour avoir quelques chance de faire entendre dans les histoires de bruit et de fureur qu’on lui impose l’énigme du désir en proie à la jouissance. Faire l’idiot, certes, n’est pas facile et puis ce n’est pas bien malin de produire une énigme en réponse à une demande de sens poliment formulée. C’est dans l’accueil des parents, l’écoute des histoires mêlées, que s’entend le handicap non plus comme une fatalité, un destin, mais comme un symptôme, ou plutôt, comme sinthome.
Serge SABINUS
Séminaire des Enfants
14 mai 09