SERGE SABINUS"un sexe qui ne serait pas du semblant"

Je suis insomniaque. Depuis mes plus lointains souvenirs d’enfant je suis insomniaque. Comme toute déclaration d’identité, c’est un symptôme. Ne dit on pas sans rire, je suis breton, juif, homme ou femme. Ne dit on pas plus tard – sans rire – je suis psychanalyste! (Dans le film « Casablanca », le commandant SS interroge perfidement le patron du bar, Rick, interprété par H. Bogard : « mais en réalité de quelle nationalité êtes vous ? – I’m alcoholoic !). Et de vouloir s’en dégager n’arrange guère les choses: Ecoutez plutôt cet autre célèbre interrogé, le Christ: accusé par Ponce Pilate de se prétendre le fils de Dieu, il lance à son accusateur une vigoureuse interprétation – « C’est toi qui le dis! ». On le sait, il s’en suivit une terrible et cruelle incompréhension qui dure encore !! Mais là est mon symptôme et ça me tient, alors moi, je vous le dis: « je suis insomniaque ».

       Au fil des années, au fil des décades, j’en ai tiré avec délices de nombreux bénéfices, dont je vous livre les trois derniers:

       1 – Ecouter les 31 variations Goldberg de JS Bach,

       2 – Ecrire le texte de cette intervention d’aujourd’hui, et,

       3 – Lire quelques contes des mille et une nuits qu’un hasard malin a glissé sur ma route.

       L’insomnie est une expérience de vérité. Par ces 3 moments – qui, je vous l’avoue, ne sont pas toujours à la hauteur de mes espérances, elle touche parfois à une épiphanie du Réel, de laquelle, enfin, le semblant paraît banni. Les yeux enfin ouverts, je crois voir, ce qui me distrait des illusions de voir pour croire.

       Les Anciens ont colporté ce savoir à travers les temps: Mort et Sommeil, sont deux jumeaux; ils gisent silencieux dans les chambres de nos âmes. Voilà sur quel seuil stationne l’insomniaque: entre Mort et sommeil, il reste à la porte! Oui, mais laquelle? « Sunt geminae somni portae ». Il y a, selon Virgile, ce grand latin aimé de Freud, 2 portes du sommeil, les portes jumelles du rêve, « sunt geminae somni portae ». « Au moment de m’endormir, j’ai parfois l’impression d’assister à ma mort » me dit un patient obsessionnel…

       Après avoir retrouvé Anchise, son père, et reçu de lui le savoir de sa destinée, Enée est conduit par la Sybille vers la sortie des Enfers. C’est là, rapporte Virgile, que sont les portes jumelles: l’une est la porte de corne, c’est l’issue dédiée aux ombres véritables, sources des rêves vrais, prophétiques malgré sa matière corruptible et vile. L’autre, toute de noblesse, est la porte d’ivoire, lieu de passage de ces illusions vaines charriées par les rêves trompeurs. Gérard de Nerval nous confie ceci, dans Aurélie: »Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu penser sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». De quoi est faite la réalité de la différence sexuelle? De corne et d’os, comme une ombre véritable, un mentir vrai, ou bien taillée dans l’ivoire pour mieux nous berner de ses évidences? Y a t il un sexe qui ne serait pas (enfin !?) du semblant? Quelle porte choisir? Virgile choisit avec Anchise, qui désigne à son fils la bonne porte, celle d’ivoire, la porte des vaines illusions, la porte des semblants, la porte des rêves trompeurs, celle que le regard égare. Mais moi, avec mon insomnie, je veux voir. « Je veux continuer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à voir » proclame le célèbre petit fils anglais de Sigmund Freud, Lucian Freud.

 

       Selon les musicologues contemporains, ce n’est qu’une fable. Peu importe, empruntons tranquillement encore la voie de la belle illusion, par la porte d’ivoire donc, pour écouter les 31 variations dites « Goldberg », intitulées en  1741par JS Bach « exercices pour clavier composées d’une aria et diverses variations pour clavecin ». Par leur sous titre ces exercices sont dédiés «  pour la récréation de l’âme des amateurs ». Selon la fable, le comte de Kayserling, dédicataire de l’oeuvre,  était sujet à  de longues et fréquentes insomnies. Chaque nuit, il réveillait alors son jeune employé de 14 ans, Johan Gottlieb Goldberg, pour lui jouer au clavecin ces sublimes variations. Aujourd’hui – à l’heure de la reproduction technique des œuvres d’art – il suffit de glisser un CD dans une machine pour que l’ombre du jeune Goldberg s’exécute une fois encore, à volonté. Etonné par le chatoiement visuel des kaléidoscopes, Gide leur avait inventé cette expression : « instruments de merveilles ».Tel est, pour l’oreille, le recueil de ces variations pour clavecin, un instrument de merveilles. 1741, pour JS Bach, le sommeil appelait son jumeau. Après des décades d’œuvres inspirées par l’Esprit Saint écrites pour la masse des humains, Bach écrit pour la Nuit. La mort approche. Loin des rituels sacrés destinés à la conjurer, les variations sont un art de l’intime, un art de la solitude, seule compagne de l’insomniaque en vérité. La récréation qu’évoque le sous-titre de l’œuvre est un art du « divertissement », au sens de Pascal et de Montaigne. Elever l’esprit et le regard dans un face à face avec la mort. Le regard se lève, les yeux cherchent en haut, vers le ciel, ce que nul n’a encore vu.

Ecoutons la variation 25: c’est un lamento qui évoque les grandes passions douloureuses mais ici réduites à la dimension de l’être dans sa solitude; être sans raison d’être. La rose, écrira Angelus Silesius, n’a pas de pourquoi. Au cœur de cet adagio, d’inquiétantes dissonances autour de 4 notes: Sib/la/do/Si naturel que la notation saxonne écrit B.A.C.H. Le nom de Bach se fait entendre, comme résonne l’interrogation dans l’insomnie, qui es-tu?

Mais après la douleur vient la consolation: la dernière variation (N°30) est un quodlibet. Un quodlibet, c’est quoi? C’est un mauvais jeu de mot, un éclat de rire (de là vient le quolibet), une plaisanterie où Bach trouve l’occasion de mêler 2 chansons populaires triviales, comme si après des décades d’ivoire venait enfin, naturellement, le temps de la corne: La 1ère chanson intitulée « voici bien longtemps que je n’ai pas été prés de toi » se tresse avec un second air « ah si ma mère avait cuisiné de la viande, je serai resté plus longtemps ». A la toute fin du cycle des variations, à la toute fin de sa vie, dans cette ultime variation, viennent la lumière et le rire comme une initiation: la vie est un voyage. Il faut quitter la mère et ses appâts! N’y a t il pas là de quoi en perdre le sommeil?

 

       Dans les cultures monothéistes de nombreuses légendes populaires portent encore les traces de ce qu’ont refoulé les récits imposés par les religions en tant qu’elles promeuvent la toute puissance du Père et de la Loi, à savoir les traces de monde maternel. Si le monde des humains a été, est et restera sexué, la différence sexuelle est un semblant en tant qu’elle se fonde et s’inscrit dans la parole. Un semblant dont le Réel est l’ombre, l’échec de l’appel aux sens, voir, toucher, sentir, la vanité de l’anatomie qui s’épuise à en fonder l’évidence. Je dirai, pour faire image, que la différence sexuelle parcourt tout rêve comme un fil rouge; les rêves sont la voie royale, ils empruntent ainsi la sublime porte d’ivoire. Mais n’y aurait il pas une autr
e interrogation possible, celle qui s’entend dans la 30ème variation, celle dont le secret gît peut être derrière l’Autre porte – la porte de corne des rêves vrais, celle qui ouvre les yeux de l’insomniaque sur la Nuit, n’y aurait il pas un sexe qui ne serait pas du semblant ?

       Ouvrir les yeux pour voir la Nuit, ouvrir les yeux pour savoir ce qui ne peut se croire… J’avais 4ans quand sournoisement je guidais innocemment mes petites voitures sous les jupes des clientes que ma mère, couturière, recevait au salon: «Ergo alte vestiga oculis! », chante Virgile encore au chant VI de l’Enéide: « Donc, que tes yeux le cherchent vers le haut! » s’écrie la Sybille. « Le regard se lève, les yeux cherchent en haut, vers le ciel, ce que nul n’a encore vu » disais je.  Je n’y voyais rien, ni Dieu ni sexe,  que la nuit noire! Comment croire alors? Et en quoi? L’enfant, pour penser n’a que le regard. L’enfant c’est l’insomnie de l’adulte et le psychanalyste celui qui fait profession de s’offrir (souffrir ?) à l’insomnie de son analysant. Pour moi, l’insomnie est un des noms de l’attention flottante, même et surtout s’il m’arrive parfois de m’endormir!

 

        Un sexe qui ne serait pas du semblant! Serait il celui de la mère!? L’imposition du conditionnel dans la phrase trahit-il une spéculation et une étrangeté dans le compte des sexes. Quand on compte les sexes y aurait-il un sexe homme, un sexe femme et un sexe mère, celui-ci ayant pour « condition » une existence séparée du sexe femme. Le père étant comme on le sait, une fonction, il n’y a pas de sexe père distinct, conditionné. Il en va autrement côté mère. La mère est un réel et non une fonction, alors je pose ici l’idée que son sexe est noué autrement au corps que pour la femme qui la conditionne. Il y a deux sexes et seulement deux (côté semblant, coté soleil, coté « sol ») et un seul sexe côté Réel (coté « ombre » d’un mot qui n’est pas sans résonnance, pour nos amis espagnols avec « hombre » !).

Revenons aux cultures populaires, celles de la nuit et de l’insomnie et, plus spécialement, à ces contes des 1001 nuits qui offrent une place de rêve au sexe de la Mère; Le conte que j’ai choisi occupe les nuits 606 à 624. Dans ce recueil perso musulman, vous le savez tous, l’insomnie sauve la vie de la gente féminine que le sultan a douloureusement expérimenté comme trompeuse ; comme son frère, il a vu ce qu’il ne devait pas voir. Un retour prématuré de la chasse et le voilà confronté au spectacle impensable de son épouse soumettant à ses caprices sexuels un superbe esclave noir. On ne peut pas se fier à une femme, il lui faut donc les épouser toutes et toutes ensuite les assassiner. C’est à ce vaste projet génocidaire, secrètement destiné à apporter une solution finale à la question de la différence des sexes que la belle Shâhârazade oppose vigoureusement une machine de langage, un conte par nuit, pour rester sauve et du même coup sauver le genre auquel elle appartient. Shâhârazade féministe, chienne de garde, « femen » de la toute première heure ! Il y a de la tromperie dans l’air entre les hommes et les femmes, mais qu’en est il de la mère? N’est elle pas celle qui détient la vérité du trésor caché ?

       Le conte : Jûdar est un modeste pêcheur aux filets désespérément vides. Un jour il apprend d’un Magicien que lui seul serait capable de s’emparer du fabuleux trésor des fils du Roi Rouge. Sa récompense comblera sa modeste vie auprès de sa mère et ses frères. Mais il doit, pour ce faire, franchir les 7 portes du lit de la rivière asséchée. Il est dit, dans le conte, que la première porte est d’or – voilà qui nous change de l’os et  de l’ivoire! A chacune des 6 premières portes il va devoir faire preuve de courage, accepter la mort réelle car, le magicien l’assure, les enchantements seront alors brisés et sa vie rendue: Jûdar, le modeste pêcheur, se soumet et s’approche de la porte:

       « tu entendras alors une voix demander qui cogne ainsi à la porte des trésors. Tu t’annonceras comme étant Jûdar le pêcheur, fils de ‘Umar, la porte s’ouvrira pour toi et tu verras sortir un être tenant un sabre qui te dira : Si tu es bien cet homme là, tends le cou que je te tranche la tête ! » Obéis sans rien craindre : dès qu’il lèvera son arme et t’en frapperas, il tombera et tu n’auras plus devant toi, un moment après,  qu’un corps sans vie. Le coup ne t’aura fait aucun mal, tu n’auras eu à souffrir de rien. Mais si tu refuses d’obéir, l’autre te tuera. Après avoir ainsi, par cette obéissance, brisé l’enchantement, tu entreras et arriveras à une autre porte et tu frapperas[1] ».

 

       Et, déjouant tous les sortilèges, ainsi va le conte avec Jûdar, de porte en porte. Puis ce fut la 614ème nuit,  la 7ème et ultime porte:

       «  Là, sa mère se présenta et lui dit : « salut à toi, mon enfant – Qui es tu donc ? répliqua Jûdar. Ta mère, à qui tu dois le respect pour t’avoir nourri et élevé : je t’ai porté neuf mois, mon fils. – Ôte tes vêtements ! – Toi, mon fils, tu voudrais me voir nue ? – Déshabille-toi, ou je te coupe la tête avec ce sabre ! « … L’affrontement dura et dura, mais à la fin, devant les menaces de plus en plus vives de Jûdar, elle se dévêtit un peu. « Enlève le reste ! » cria-t-il. L’affrontement reprit de plus belle, jusqu’à ce qu’elle ôtât une autre pièce de ses vêtements, et il ne cessa de la harceler, tandis qu’elle disait : « Ô mon enfant que reste t il de l’éducation que je t’ai donnée ? » A la fin elle n’eût plus sur elle que sa chemise, et elle s’écria : »Ô mon enfant, ton cœur est-il de pierre pour que tu me fasses cet affront là ? Découvrir ma nudité, mais c’est abominable ! – Tu as raison, répondit Jûdar. Restes-en là ! » A peine avait il prononcé ces mots, qu’elle hurla : »Ah quelle erreur ! Allez-y frappez ! » Les coups tombèrent sur Jûdar comme les gouttes de la pluie : tous ceux qui étaient au service du trésor lui infligèrent une bastonnade qu’il ne devait plus oublier de toute sa vie. Puis avec force bourrades, ils le jetèrent dehors, et les   portes du trésor se refermèrent…. ». Malheureux, s’écria alors le Magicien, « (667) ne t’avais je pas conseillé d’obéir à la lettre ? Regarde un peu le tort que tu nous as causé, à toi et à moi. Si cette femme avait ôté sa chemise nous aurions réalisé notre rêve. Tu n’a rien d’autre à faire maintenant qu’à rester chez moi jusqu’à l’an prochain, au même jour ».

 

       Oui, voilà, si cette femme avait ôté sa chemise, nous aurions réalisé notre rêve… de voir le sexe vrai de la mère! C’est la nuit suivante que le Magicien, par la voix rêvée de Shâhârazade,  redonne à Jûdar le pêcheur une chance de… réaliser notre rêve!! Un an plus tard donc- comme un anniversaire – Jûdar se présente de nouveau à la 7ème porte:

 »Si je commets la même erreur, dit Jûdar, je mérite d’être brûlé. » Jûdar descendit frapper à la porte, qui s’ouvrit, puis brisa au passage tous les enchantements pour se trouver enfin devant la femme qui lui dit : « Bi
envenue à toi, mon fils ! – Et d’où tiens-tu, maudite, répliqua Jûdar, que je sois ton fils ? Déshabille-toi ! » Elle entreprit de se dévêtir peu à peu, tout en essayant de ruser, jusqu’à ne plus avoir sur elle que sa chemise. «  Pose-la, maudite ! » cria Jûdar. Elle obéit et ne fut plus qu’une ombre sans vie
. «

 

 Et si Jûdar, celui qui a vu, peut alors pénétrer la chambre des Trésors et s’emparer des 4 objets merveilleux, le sabre, l’anneau, le planisphère et le coffre à khôl, nous resterons, nous pauvres enfants insomniaques, avec l’ombre sans vie de la proie à jamais disparue! 4 objets du Trésor voilà ce qui reste de notre désir de voir; ne souriez pas, Lacan nous a bien révélé les siens comme trésor du signifiant, ces fameux quatre objets dits « petit a »!

       Le Réel se défile, il laisse à la proie du regard l’ombre noire et vide. Le Réel du sexe de la mère est bien, pour l’enfant qui regarde, l’ombre vide de l’absence d’objet. Comme le Réel, le sexe de la Mère est sans mémoire ; le voir, c’est voir le Réel et dans l’instant l’oublier. Prenons garde de ne pas oublier ceci : le Réel est sans mémoire ! De n’entrer dans aucun compte (compte/conte !!), le sexe réel insiste et se répète comme une « toujours-déjà » première fois… Il y faut du courage : celui de regarder, le cou coupé, la mort en face – comme jûdar – pour voir filer l’ombre et s’emparer des 4 objets de rêve, le sabre, l’anneau, le planisphère et le coffre à khôl…

Que celles et ceux qui se sont assoupis ici et maintenant en soit récompensés! Ils ont peut-être rêvé en passant par la porte de corne! Ils savent à présent!

 

SERGE SABINUS

Octobre 2015

 


[1] Les mille et une nuits. II Nuits 327 à719.  Edition de la Pléiade, page 664 et suivantes.

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