Robert Samacher "Sur la pulsion de mort. Création et destruction au cœur de l’humain" par Pierrick Brient

Paris, Editions Hermann, 2009, 450 pages.

Ce livre prend pour point de départ la division fondamentale promue par la découverte freudienne et propose d’aborder des questions auxquelles confronte une expérience de clinicien et de psychanalyste : Qu’en est-il de la pulsion de mort et de la destruction ? Comment comprendre le rapport de l’humain au désir et à la jouissance ? Pourquoi la haine et la guerre ? La création artistique est-elle essentiellement sublimation ? Pour illustrer son propos, l’auteur se met délibérément en position de sujet clinique, témoignant de son histoire personnelle : Né à Paris en 1940, dans une famille juive d’origine polonaise, il s’est heurté d’emblée au monde hostile de la guerre. Son père fût déporté à Auschwitz en 1942 et revint en 1945, malade, décharné. Travaillant auparavant comme tailleur, il reprit son activité et devint confectionneur de vêtements. Son fils Robert débuta des études de psychologie et, dès la fin des années 60, dans le même temps qu’il commençait à travailler en tant que psychologue en psychiatrie et qu’il débutait une carrière universitaire, il s’engagea dans une démarche psychanalytique, qui lui fît rencontrer Pierre David, Françoise Dolto, les séminaires de l’Ecole Freudienne de Paris, Claude Dumézil, puis Solange Faladé, qu’il suivit dans ses élaborations cliniques et théoriques, participant à la vie de l’Ecole Freudienne qu’elle avait fondée, avec quelques autres, en 1983.

 

Samacher explicite ce choix délibéré de se positionner en tant que sujet clinique : Il évite ainsi de faire appel aux observations rencontrées dans sa pratique, préservant l’anonymat de ceux qui sont venus se confier à lui. Il s’agit là d’une position éthique et critique face aux trop nombreuses études de cas qui trahissent la parole et l’intime déposé dans le cabinet du psychanalyste. Il préfère faire appel aux œuvres littéraires, picturales, cinématographiques, fictions ou autobiographies qui apportent des effets de vérité et échappent à la fabrique du cas.

Les différentes questions abordées dans l’ouvrage sont traversées, de façon assez poignante, par l’histoire de l’auteur : celle de la haine, de la barbarie et du corps déporté, avec la guerre ; celle du lien à la langue maternelle oubliée, avec le souvenir du yiddish ; celles du passage à l’acte et du transfert psychotiques, avec la psychiatrie. Les textes, dont certains furent publiés dans des revues et sont ici retravaillés, deviennent des points d’appui qui construisent, pas à pas, un double questionnement autour de la création et de la destruction, à travers les problèmes de la sublimation et l’éthique.

A partir de la rencontre du nazisme et de la déportation, la partie intitulée « Des traces et des restes » explore notamment : La question de la transmission trans-générationnelle, via le roman de Philippe Grimbert, Un secret ; la relation au yiddish, langue marquée du souvenir des premières années, mais aussi langue cachée car, pendant la guerre, elle pouvait trahir ; la nostalgie des schmattès, ces déchets de tissu sous lesquels, dans l’atelier de confection de son père, Samacher enfant se cachait. Ces jalons introduisent un développement sur les notions de reste, de rebut et de déchet en psychanalyse et aboutissent à la question du statut de l’objet petit a : Reste de jouissance et cause du désir, l’objet a constitue et du même coup commémore l’être du sujet.

Les derniers chapitres de cette première partie tentent d’expliquer l’antisémitisme : En exterminant les corps, les bourreaux nazis ne visaient pas seulement à effacer la trace, mais aussi la destruction du yiddish et de la yiddishkeit, c’est-à-dire l’effacement de la lettre et du signifiant. Samacher rappelle alors comment l’être humain rencontre le langage et comment l’affect se lie au langage, et montre que si la destruction de la culture juive et du yiddish – cette langue « pourtant si proche, peut-être trop proche, de la résonnance et de la musicalité allemande ! »[1] – reste, par son ampleur et son organisation de mort industrielle, un événement unique dans l’histoire, le poids des Etats totalitaires, les positions négationnistes et l’intégrisme continuent à faire courir au monde entier des risques imprévisibles.

L’auteur reprend alors la question de la pulsion et s’appuie sur la dimension de la Chose, concept apporté par Lacan pour tenter de cerner le lieu de la jouissance première, de l’objet primordial, lieu qui va être évidé dans le même temps que le sujet émergent rencontre la Loi et l’interdit via l’inscription du signifiant du Nom-du-Père : « La Loi de l’interdit de l’inceste sépare de la jouissance de la mère, jouissance de l’Autre, et lui substitue la jouissance phallique liée à l’œdipe qui ordonne le désir du fait de la rencontre du manque dans l’Autre »[2]. Le sujet, pour s’intégrer à la réalité, doit en passer par les signifiants de la Loi qui tamisent et filtrent la jouissance, marquants celle-ci d’une perte. La pulsion de destruction se trouve dès lors tempérée et maîtrisée. Samacher questionne alors ce qui peut pousser l’humain vers la haine, la barbarie ou la perversion sado-masochiste, mises en acte qui montrent qu’il n’existe pas de dualité pulsionnelle, mais une continuité entre pulsion de vie et pulsion de mort.

Cette reprise de la dynamique pulsionnelle de Freud à Lacan se prolonge par une interrogation sur le passage à l’acte et la dangerosité. L’auteur évoque les débuts de son parcours de clinicien en psychiatrie, à une époque où la politique de secteur se mettait en place et où les conceptions idéologiques et politiques, notamment la psychothérapie institutionnelle, soutenaient l’approche soignante. Il dresse le constat des évolutions de la psychiatrie, caractérisée de nos jours par la « judiciarisation » de la folie et l’hospitalisation courte, soit un désengagement grandissant des pouvoirs publics qui poussent de plus en plus de patients vers la clochardisation. Revenant sur le crime des sœurs Papin, du Caporal Lortie ou des faits divers plus récents, Robert Samacher rappelle la difficulté qu’il y a à trancher entre responsabilité et irresponsabilité en matière de crime perpétré par un sujet psychotique, particulièrement si on ne prend pas en compte le rapport de celui-ci à la loi. Il souligne par là l’importance de la question de la structure – névrose, psychose ou perversion – dans la clinique rencontrée par le psychanalyste. L’opération d’aliénation/séparation permet de repérer des positions subjectives différentes. Cette opération rend compte de l’accès au langage, qui n’implique pas forcément l’entrée dans le discours : Le sujet psychotique ne rencontre pas le manque au champ de l’Autre et ne peut donc faire appel à un Nom-du-Père qui lui permettrait de symboliser la castration et l’inscription de l’interdit de l’inceste. La question de la structure peut aussi être envisager selon le rapport à la Chose et à son évidemment : Le sujet névrosé érige des barrières devant la Chose : Celles du Bien, du Beau, du narcissisme, de la douleur… Ce lieu reste pour lui marqué par la castration et l’interdit. Le sujet pervers tend à franchir ces barrières, comme le montre l’exemple de la maltraitance.

L’auteur en vient à préciser notamment les spécificités du transfert psychotique : Ce sont celles du négativisme, d’un espace sans distance, d’un temps éclaté, de la persécution et de l’érotomanie de transfert, spécificités qui soulèvent la question du traitement, qu’il soit institutionnel ou psychothérapique. En étudiant la relation de Louis Wolfson au yiddish, Samacher nous montre aussi comment un sujet psychotique peut se défendre contre l’envahissemen
t par la langue de la mère et trouver par l’invention – celle de procédés linguistiques chez Wolfson – des moyens de parer à l’intrusion de la jouissance.

L’auteur aborde par ailleurs le problème de la mélancolie : A quelle structure peut-on la rattacher ? Reprenant et discutant les travaux de Marie-Claude Lambotte, il éclaire, en se référant au Hamlet de Shakespeare, comment le fantasme peut, à certains moments, se décomposer chez le névrosé, pour donner lieu à une phase mélancolique, sans relever cependant de la structure psychotique.

De nombreux développements insistent sur l’importance de la création et débouchent naturellement sur la question de la sublimation. A partir des œuvres de Van Gogh ou du photographe David Nebreda, l’auteur propose l’hypothèse de « créations sans sublimation », d’artifices visant à suppléer au vacillement de la fonction du Symbolique chez certains artistes : Le créateur part du vide de la Chose, qu’il cherche à habiller, à sculpter, à peindre, et ce faisant qu’il approche, au risque de s’y perdre. Du fait du défaut de symbolisation du manque, le sujet psychotique se trouve confronté au lieu de la Chose et est forcé d’en interroger l’énigme, la création pouvant alors devenir un procédé de suppléance à l’absence du signifiant paternel.

L’auteur prolonge cette partie en s’intéressant aux limites de l’art contemporain, à travers le statut donné au corps biotechnologique chez l’artiste australien Philippe Stelarc. S’appuyant sur un rêve mégalomaniaque prônant le surhomme cybernétique, les performances de Stelarc exhibent un corps commandé par les appareillages technologiques, que ce soit à partir d’une greffe d’organe expérimental ou d’attente d’impulsions électriques donnée par des internautes alors mis en position d’objets d’un fantasme pervers masochiste. Samacher critique aussi par là les possibles dérives du scientisme et interroge le rapport du corps à la machine. De telles conceptions font écho à la psychopathologie de l’autisme ou de la psychose : Animés par les signifiants de l’Autre et dans l’incapacité de repérer l’enjeu du désir de l’Autre, certains enfants autistes, comme a pu le montrer Bettelheim, ne sont que les prolongements de l’Autre et fonctionnent comme des machines, ce qui fait aussi écho à l’aliénation du sujet psychotique, celle d’un Schreber par exemple, appareillé aux inventions orthopédiques de son père pédagogue.

La partie que l’auteur consacre à l’éthique dessine le socle de l’édifice façonné par la condition humaine d’être parlant. En questionnant la responsabilité du sujet du désir dans son rapport à l’interdit et au semblable, elle désigne en effet le point de tension vers lequel s’orientent les problématiques précédentes et posent des repères quant à l’acte psychanalytique et à son éthique. Ainsi, l’auteur décortique, par exemple, le refuge que constitue la position névrotique face à la castration : Par son symptôme, le névrosé est constamment traversé par le désir de l’inceste et n’arrive pas à régler sa distance à la Chose. Il préfère subir l’interdit qui maintient la jouissance, plutôt que d’encourir la castration, qui, donnant accès au désir, nécessite d’accepter une perte de jouissance. Il se défend de désirer, n’acceptant pas que son désir s’enracine dans le manque dans l’Autre, celui-là même qui a laissé le sujet devant un manque-à-être scellé par la rencontre de la Loi symbolique sous sa forme négativante (« Ne… pas »). Cette élaboration sur le rapport à la Chose trouve une application dans la proposition d’une lecture de la notion de respect : Celui-ci ne peut prendre sens qu’à partir de la reconnaissance du semblable, accepté en même temps comme différent, par opposition au rejet du radicalement autre ou à l’identification au même[3]. Samacher fait ici appel à la topique du miroir de Lacan et revient ensuite sur les fondements de la mise en acte de lois non barrées par l’interdit du meurtre et de l’inceste. L’auteur montre alors ce que la psychanalyse peut éclairer du politique, suivant l’exemple qu’avait apporté Solange Faladé à propos des prises de positions de Nelson Mandela et de Frédérik De Klerk, positions qui avaient pu aboutir à l’abolition de l’Apartheid en Afrique du Sud.

Ces divers éclairages ont pour finalité de « rendre compte de la position que doit tenir tout analyste pour qu’il y ait analyse »[4]. Ce dernier chapitre, le plus dense de l’ouvrage, se veut situer – à partir de la dimension tragique de l’acte psychanalytique – la position de l’analyste, le travail d’interprétation, la fin de l’analyse et la question de la passe, ce dans la perspective d’une éthique du désir. Le psychanalyste ne peut céder sur son désir s’il souhaite soutenir la position d’objet a, cause de désir, où vient le placer l’analysant dans le transfert. Par là, s’il opère aussi avec sa division, avec cet objet qui le divise et qu’en cela il diffère du sujet de la science qui, lui, suture l’objet qui pourrait le diviser, il a à maintenir pour l’analysant l’énigmatique de son désir d’analyste et est donc en position de faire semblant. Il ne peut donc y être qu’en ne pensant pas, avec le rejet de son propre inconscient et de sa division de sujet[5], sinon il court le risque de situer l’objet a au cœur de l’analysant, de se confronter à l’angoisse et de ne plus alors pouvoir mener la cure. Il a à accepter cette part de « faux être » où il est situé dans le transfert et à respecter les temps logiques du sujet qui vient se confier à lui, en faisant que sa réponse, si elle est marquée de la hâte parce qu’elle ne peut être manquée[6], n’a pas à se faire dans la précipitation. S’il ne veut pas engager l’analysant dans une impasse, ça ne peut être que sa vie même que le psychanalyste engage dans son acte…

 

Avec ce livre, nous avons indéniablement affaire à une somme, un peu en forme de mémoires, mais surtout de témoignages : D’une histoire personnelle, d’une expérience de clinicien, ainsi que d’une expérience de chercheur, investi dans les travaux de la psychologie et de la psychanalyse, particulièrement en questionnement sur la théorie psychanalytique nouée à la clinique et désireux de faire avancer celle-ci. L’ouvrage donne envie de discuter ou de critiquer divers points, là dessus il n’est pas en reste. On regrettera aussi certains passages assez abrupts du livre, qui nécessitent une familiarité avec l’œuvre de Lacan et ne font rien pour rendre l’apport de ce dernier facile. En résumant les passages qui nous ont retenus, notre recension ne fait peut-être qu’en rajouter dans cette lourdeur et nous ne pouvons qu’inviter à lire l’ouvrage pour préciser les points qui peuvent intéresser le lecteur. Selon nous, les chapitres sur le transfert dans la psychose ou l’acte psychanalytique, par exemple, posent des questions essentielles à la psychanalyse et c’est notamment en cela qu’il nous a retenu. Bien entendu, au fil de la lecture, il y manque toujours quelque chose. En cela, il rompt avec le discours universitaire, et le fait de situer la pulsion de mort au cœur de l’ouvrage, de même que de l’orner d’une vanité en couverture, le souligne : C’est un livre de psychanalyste.

 

 


[1] P. 86.

[2] P. 95.

[3] C’est-à-dire identification au petit autre (celle de la psychologie collective et du narcissisme de la petite différence) avec ce qu’elle emporte de tranchant mortel.

[4] P. 399.

[5] « Il est dès lors à avancer que le psychanalyste
dans la psychanalyse n’est pas sujet, et qu’à situer son acte de la topologie idéale de l’objet a, il se déduit que c’est à ne pas penser qu’il opère » J. Lacan, in « Comptes rendus d”enseignement. 1964-1968 », Ornicar ?, n°29, Paris, Navarin, 1984, p.20.

[6] « Le lion ne bondit qu’une fois »

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