Sylvie Lévy "Médée et le père"

(Table ronde de la Fédépsy)

Avant de commencer à vous présenter « Médée et le père » je voulais vous dire à quel point nombre de présentations faites ce matin m’ont rappelé Médée. Pendant la première intervention, je ne cessais de me

 

   dire : « Mais là on parle de Médée, c’est la même chose » Et je crois qu’on peut retrouver dans ce qui se passe actuellement quelque chose de ce qui a agi Médée.

Lorsque Jean-Richard qui organisait cette table ronde « La tiercité a-t-elle pris la place du père et du Nom-du-Père ? » m’a demandé de donner rapidement un titre, il m’est sorti « Médée et le père ». Devant ma surprise d’avoir lâché ce titre, j’ai essayé de comprendre pourquoi ce titre. Bien sûr la lecture des thèmes de ce colloque pouvait me poser quelques questions en rapport avec mon titre, en particulier l’argument suivant, je cite : « La crise sociale met en évidence certains effets suicidaires de la paternité : meurtres et suicides collectifs familiaux, stigmatisation de la fonction paternelle dans le champ social, incestes… » Passe-t-on du déclin de la fonction paternelle à sa disparition ? Suicides collectifs familiaux, comme si tout cela n’avait jamais existé.

J’étais les jours précédents tombée sur des articles de différents journaux, presse ou TV publiant des faits divers tels des pères tuant leurs enfants ou les transformant en torches vives à l’intérieur de leur véhicule qu’ils avaient arrosé d’essence. Etait-ce supprimer toute possibilité de transmission d’un nom ? Est-ce cela qui m’a évoqué Médée ? Etait-ce cela Médée ?

Naturellement à la lecture de ces différentes coupures de presse, l’histoire de Médée, l’histoire d’un infanticide peut resurgir. Le contexte était apparemment le même si ce n’est que là, ce qui me surprenait c’est la grande majorité de pères qui commettaient cet acte, ces meurtres. Il était plus souvent ajouté dans ces entrefilets, après séparation familiale ou sans raison autre que sociale, dettes, peur de l’avenir, misère, chômage. Des mères infanticides, on les voit aux Assises alors que ces pères ne s’effacent-ils pas ainsi que leur descendance de la carte du monde ? C’est ce qui me traversait à ce moment-là en convoquant Médée.

Mais peut-on parler de déclin et même de suppression de la fonction paternelle ? La fonction paternelle de qui ? Du père du père ? De quel père parle-t-on ? Que fait-on en parlant comme cela ? De la sociologie ? De la psychologie ? Pourquoi ce titre de « Médée et le père » ? Qu’a-t-elle à voir avec le père ?

Que faire d’un titre issu presque d’un rêve éveillé quand il faut le faire parler dans une table ronde dont le sujet n’a apparemment rien à voir : Toute l’ambiguïté est là… À la limite n’était-ce pas un appel au secours et une résurgence de tous ces films de guerre où le pilote de l’avion envoie comme appel désespéré « médé, médé »

Mais comme personne ne répondait à cet appel, il ne me restait plus qu’à me plonger dans Médée et ses différentes versions. Il s’agit plutôt de dire l’histoire de Jason et de Médée dont les prémisses, véritable épopée dans « Jason et les argonautes », avaient ravi mon enfance.

C’est ce que je fis dans un premier temps

L’histoire de Médée d’après Euripide

Euripide un des premiers a su nous conduire au bord de l’indicible, de l’innommable. Insupportable, bien souvent méconnu, voilé, censuré, atténué par d’autres auteurs.

On découvre « Médée la magicienne, Médée l’empoisonneuse, Médée qui connaît l’art de guérir de la stérilité, Médée qui a aidé Jason à conquérir la toison d’or et qui lui a donné deux beaux enfants et qui se trouve par lui répudiée parce qu’il choisit d’épouser la fille du roi Créon dans l’espoir d’avoir des enfants royaux ce que ne peut lui offrir Médée l’étrangère. »

Je rajoute qu’à l’époque en Grèce le mariage n’était valide que par la naissance d’un enfant. Médée était une étrangère, une barbare qui n’a eu ses enfants qu’une fois arrivée en Grèce.

« Médée l’amoureuse, la passionnée ne peut renoncer à Jason et décide de tuer sa rivale. Pour ce faire elle va ourdir un plan diabolique. Faisant mine de refuser l’exil pour ses enfants, elle demande à Jason d’intercéder » auprès de Créon si elle ne peut pas rester un jour de plus et en tout cas si l’exil de ses enfants peut ne pas avoir lieu. Et pour montrer sa bonne foi « elle fait don à la princesse d’une parure de mariage. Elle veut que ce soit ses enfants qui la lui apportent en mains propres » après avoir choisi d’empoisonner ce voile et cette couronne. Créüse meurt dans les flammes, et son père Créon qui veut la prendre dans ses bras pour la sauver meurt avec elle. « Ses enfants revenus chez elle, Médée va les tuer afin de leur éviter d’être victimes de représailles et pour punir Jason. Médée emportera sur son char ailé les cadavres de ses enfants empêchant à tout jamais Jason de les toucher ou de les enterrer. »

On découvre chez Euripide une mère qui, après avoir éliminé dans d’horribles souffrances sa rivale et le père de celle-ci, tue ses deux enfants en toute lucidité pour punir son mari parjure, mais qui ne se cache pas l’avoir fait également par amour-propre. Est-ce une simple modification dramatique d’un mythe ancien ou est-ce une intuition géniale qui traverse le temps jusqu’à nos jours ?

Trois lectures de Médée

Le discours de l’Autre s’est modifié, notre Umwelt s’est modifié. Ainsi que le dit Jean-Richard Freymann ce n’est pas notre domaine, c’est celui des ethnologues, des sociologues, des gens qui évoluent du côté de l’étymologie, de l’évolution des langues. C’est du domaine de la culture et non de la psychanalyse. Ces coupures de journaux ne font-elles pas partie de cette catégorie ? Et pourtant la normalité c’est une identification au discours de l’Autre. N’est-ce pas le rôle du chœur, du Choryphé d’indiquer à quel point l’environnement langagier modifie les différentes versions de Médée — Sénèque, Corneille etc. — dont aucune, celle d’Anouilh peut-être mise à part, n’atteindra comme Euripide cette force inquiétante en créant un malaise irrationnel. Euripide a-t-il posé le doigt sur un fait de l’inconscient qui résiste à toute étude rationnelle et qui ne peut que questionner le psychanalyste ?

J’avais commencé par étudier les différentes versions, les comparer, comment elles évoluent en me focalisant sur la relation Jason Médée, Créüse la rivale et
les deux enfants de Jason et Médée. D’où le texte donné à l’avance comme résumé de ma future intervention.

Mais à Lyon était-ce un congrès de littérature ou de psychanalyse ?

Car aussi étonnant que cela puisse paraître peu de psychanalystes se sont intéressés à Médée. Freud s’est intéressé à Œdipe, Lacan à Antigone, Jung lui s’est intéressé à Electre, mais pour Médée à part Jean-Richard qui a commis un texte autrefois et le texte cité de Marie Pesenti, il n’y a pas tellement de gens qui ont fait des textes sur Médée.

Je vais essayer de vous proposer trois lectures de ce mythe de Médée, pour aboutir à une visée psychanalytique

Ce sont les textes de Marie Pesenti qui m’ont ouvert une autre voie parmi celles de la psychanalyse.

« Car Euripide interroge la condition féminine pas tant au sens des conditions faites à la femme à quoi trop souvent on limite la pièce, mais à la condition de la femme en ce qu’elle est écartelée entre masculinité, amour maternel et folie infanticide tout entière suspendue à la jouissance de l’Autre.. »

Qu’est-ce que la masculinité ? La femme sera marquée toute sa vie par cette duplicité masculin féminin dans laquelle le féminin sera une visée difficile d’accès, toujours menacée par ce que Freud appelle le complexe de masculinité. La Médée d’Euripide nous dit au début de la pièce qu’elle se prépare au combat trouvant, je cite « plus facile, le métier des armes que celui d’enfanter ». Alors que Créon et surtout Jason, héros bien fatigué, sont d’une triste humanité, lâches, opportunistes et calculateurs.

Mais, d’après cette version, « Médée est tout entière au service de la passion qu’elle sert, c’est pour cette cause qu’elle a trahi, tué son frère pour assurer la gloire de Jason et c’est pour cette cause qu’elle assassinera ses enfants ».

Car la pièce n’est pas tant la mise en scène de la jalousie. Même le meurtre de la rivale ne suffit pas à en faire une tragédie. Le tragique de Médée c’est ce qui la déchire en elle et dont elle se plaint dans de longs monologues entre l’amour qu’elle a pour ses enfants et la nécessité de les tuer, de faire le sacrifice de sa maternité pour avoir perdu ce qui la faisait femme à savoir de servir la jouissance de Jason.  

« Ne pourrait-on faire de l’égarement infanticide de Médée cette part du féminin chez la mère? Loin d’être la meurtrière folle qui est dépeinte, Médée endosserait le meurtre de l’enfant de n’être pas toute mère », pas seulement mère, pas entièrement mère.

D’ailleurs, c’est d’une manière décidée qu’elle va tuer ses enfants. Ce n’est pas un accès de folie. Et ça on le voit particulièrement dans le film de Pasolini sur Médée où à la fin quand Médée va tuer ses enfants, on sent que c’est une décision mûrement réfléchie qu’elle organise, qu’elle met en scène tel un sacrifice aux dieux obscurs.

Généralement on interprète la tragédie de Médée comme le déferlement d’une jouissance mortifère, la dévastation de la toute puissance maternelle, d’une jouissance d’un Autre primordial. Et là on peut retrouver ce que Lacan dit à propos du crocodile : s’il n’y a pas le bâton pour mettre dans la gueule du crocodile, clap ! Ça se refermera et la mère dévorera ses enfants.

Donc la deuxième version qu’on pourrait donner est celle d’interpréter Médée comme toute puissante par rapport à ses enfants, ayant sur eux droit de vie et de mort.

Mais on peut aussi l’interpréter d’une autre manière comme la fureur d’une passion blessée, une manière d’attenter au père, de détruire le blason de Jason par le biais de ses enfants. Les tuer pour qu’il n’y ait pas de nom qui survive. C’est bien la plainte de Jason à la fin de la pièce quand il dit « Je ne peux même pas les toucher » et encore moins les enterrer. Lui Jason voulait les garder en Crête et en faire ses futurs héritiers. Comme en plus Médée a tué Créüse, sa femme qu’il avait épousée en secret avant les noces officielles, il n’y a pas de descendance possible pour Jason.

Il faut donc à Médée dans cette première version un Jason qui va la reconnaître à la fois comme mère et comme amante. En perdant l’amour de Jason, elle perd tout « Il n’y a pas de limites dit Lacan dans Télévision aux concessions que chacune fait pour un homme : de son corps, de ses biens, de son âme. » Telle est Médée. En perdant Jason elle n’est plus ni amante ni mère.

« Car ce qui ravage Médée c’est d’une part l’Autre femme, celle qui prend ici figure de la rivale, celle qu’elle envie de pouvoir servir la jouissance de Jason et d’autre part les enfants qui redoublent ce premier ravage occasionné par l’Autre femme qu’elle va finir par sacrifier »

En quoi cette histoire intéresse le psychanalyste ?

Avant tout à chaque fois, dans cette histoire, on se trouve face à la filiation d’un père mise en échec par un défaut de parole

L’histoire de Médée interroge la filiation, la transmission entre les générations.

Médée est l’étrangère. Elle est dans l’errance. Cela la rend « hors soi » par sa haine et la furor. Elle cherche un « chez soi ».

Mais comme je crois dit Lacan, toute femme n’est-elle pas étrangère à elle-même?

Au cœur de sa problématique il y a la castration. Sa réponse à Jason est sur le même registre : anéantir toute la maison de Jason, le priver de ses enfants et de ceux à venir.

Quand le Coryphée lui demande si elle osera tuer ses enfants, elle répond que son mari sera touché au vif. Elle châtre Jason, n’assume pas sa propre sexuation.

Médée, comme je vous le disais, nous évoque aussi ces mères de nos cauchemars tel ce crocodile dont parle Lacan. Bien qu’elle aime ses enfants le reste prime : la furor, priver Jason de toute descendance, éteindre sa race, et par l’acte combattre la mélancolie dont elle était selon la description de la nourrice, la proie au début de la pièce.

Cet homme lui apportait la jouissance. Or la jouissance d’une femme n’est pas toute phallique. Il y a la jouissance Autre. Elle s’est intégralement vouée à cet homme qu’elle aime passionnément. Mais cette jouissance Autre n’est pas branchée sur le Nom du Père. Les noms du père ne répondent pas quand il y a rupture du lien. Quand c’est non tamponné par l’acte entre la mère et la femme, le fantasme « mère phallique » ne marche pas, l’exclusivité ne marche pas. Ce n’est pas renvoyé du côté du clivage si bi
en que le fantasme ne répond pas.

Médée est au bord de la rupture. Il y a encombrement par l’objet ce qui entraîne une prise de conscience de ce manque qui manque.

Mais on pourrait se poser la question suivante : qu’en est-il de ces mères qui sacrifient leur enfant, ces mères qui partent, qui abandonnent ? S’il n’y a pas eu de fonction paternelle dans l’histoire de la mère, (je parle de son père à elle et non du père de l’enfant) comment va-t-elle pouvoir réagir à cette situation ? Parce que le réel du corps entre en jeu. Ce sont ces mères que vous rencontrez en maternité, dans les services de prématurés ou quand vous recevez des enfants tout petits avec leur mère. Elles ne peuvent pas, n’osent pas toucher leur enfant. Elles n’ont pas besoin de le tuer, elles n’arrivent juste pas à entrer en contact avec lui. Ce sont aussi ces mères qui, après une séparation, quittent brutalement le domicile et abandonnent leur enfant au père.

Cette histoire du réel du corps a sa part dans le transfert analytique. Il y a toujours une part du transfert qui tient au lien corporel. C’est un décollement qui pourrait permettre qu’on puisse approcher l’autre.

Je parlais au début de cette intervention de l’Umwelt, du discours de l’Autre dans lequel on est plongé en disant que ce n’était pas véritablement du domaine de la psychanalyse. Et pourtant on est soumis au discours de l’Autre qui a une certaine forme.

Quel non discours se tient si les gens ont accès au discours des symptômes qui tiennent à l’Umwelt ? Cela entraîne des signes cliniques. Il y a des effets du discours de l’Autre même dans ces symptômes. Il y a eu métaphore

Cela a des conséquences actuellement. Comme le disait hier Jean-Richard, on prend pour

névrosés de grands fous. Le discours apparent a l’air tout à fait normal, celui d’un bon névrosé, c’est le discours de l’Autre et tout à coup surgit le discours propre, lequel est tout fou. Il y a toute une clinique du discours de l’Autre : c’est la névrose de l’Autre.

L’analyse va produire du symptôme. Il faut se méfier des fonctions paternelles qui viennent de l’autre.

Pour résumé, on peut dire que c’est une clinique du clivage.

Finalement Médée nous a permis d’approcher un symptôme actuel qui touche à la fonction paternelle chez la mère. Ce symptôme est presque plus celui de ces mères qui partent, qui abandonnent, que celui de ces mères pour qui l’enfant est une partie de leur propre corps ou bien encore ces enfants qui sont des objets, des morceaux de viande servant à anéantir toute transmission.

Merci.

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