« Toute croyance ne repose-t-elle pas, en son fond, sur un déni ou désaveu (verleugnung)?Philippe Woloszko. Sem Paris 20/03/2024.

Toute croyance ne repose-t-elle pas, en son fond, sur un déni ou désaveu (verleugnung)?

Que croire. Sem Paris 24.

Mon propos de ce soir est de montrer la grande prévalence du déni ou désaveu ou démenti, d’une part dans le fait de croire et d’autre part dans le quotidien de chacun d’entre nous, dans la vie comme dans la conduite des cures.

Si la question « que croire » se pose cette année à Analyse freudienne, cela sous entend comme acquis que croire est nécessaire pour le sujet. C’est dire qu’au moins une croyance est nécessaire à la constitution du sujet. Ceci dans la perspective où le sujet n’est pas constitué une fois pour toute, mais qu’il ne cesse de se constituer. Il m’est apparu que poser ainsi la question de croire, permet de resituer « que croire » dans le champ analytique et pas dans un champ sociologique, linguistique, psychologique ou autre. Autrement dit, à quoi ça sert au sujet de croire? Quelle est la place, la fonction de la croyance afin qu’il y ait du sujet? (Le sujet étant ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant et n’est rien d’autre que cela).

Je vais amener deux éléments permettant d’y réfléchir. Tout d’abord sur la formation du sujet en m’appuyant sur le texte de Freud: « Die Verneinung », la dénégation. Ensuite pour que le sujet puisse continuer à traverser les aléas de la vie, c’est-à-dire affronter le réel, je vais m’appuyer sur la notion de Verleugnung, le déni ou désaveu.

Il peut paraître paradoxal, à côté de la doxa, d’évoquer la question du sujet avec des textes de Freud. A ceci je répond que d’une part, c’est ma façon de travailler. Je m’appuie essentiellement sur les textes de Freud et ceux de Lacan pour réfléchir à ma pratique et mes élaborations théoriques. Je pense que Freud et Lacan ne sont pas contradictoires mais en continuité, et que l’un éclaire l’autre. D’autre part, bien que Freud n’ai jamais formalisé le sujet en tant que tel, vous verrez que dans le texte: « Die Verneinung » il introduit la question du sujet en parlant de subjectivité, préparant ainsi le terrain à Lacan, qui en a donné bien des développements passionnants.

Mon hypothèse, ce que je crois, à propos du texte sur la dénégation consiste à penser que la bejahung, l’affirmation primordiale, dont parle Freud peut être lu comme une formalisation de la constitution du sujet. avant d’y arriver, revenons à Lacan qui dans le séminaire XI, « Les quatre concepts.. », amène l’aliénation-séparation comme constituante du sujet, avec le couple de signifiants S1 et S2. Or, S1 est dit-il, le trait unaire, einziger zug chez Freud. Ce qui me semble être un point essentiel est celui du passage du trait unaire qui est au départ un signe (la coche pour un animal tué) au statut de signifiant. Alors comment se produit ce passage du signe au signifiant? Il dit que c’est le sujet lui-même qui se repère, qui se situe à partir du trait unaire[1]. Ainsi, le sujet se détermine lui-même comme sujet. Il s’agit d’un acte. C’est là le point précis qui concerne la question de croire, là où « le sujet lui-même se repère[2] », « se situe en tant que sujet[3] ». Car cet acte repose sur un déni et une croyance. J’y reviendrai avec Lacan quand il parle de l’acte analytique.

Et comment le sujet procède-t-il? C’est là mon hypothèse, qui m’amène à revenir à Freud et son texte sur la dénégation (Die verneinung). Il le fait avec la double affirmation de la bejahung, que Freud décrit dans le texte sur la dénégation. Il est tout à fait remarquable que Freud parle de l’affirmation lors d’un texte sur la négation. En effet, nier quelque chose suppose déjà son existence. Il y faut alors une seconde affirmation pour fonder cette existence. C’est ce que Freud développe en mettant en place deux affirmations ou plutôt deux jugements. Le jugement d’attribution et le jugement d’existence, qui sont chez Freud la genèse de la subjectivité[4]. Je vais en donner ma lecture.

Le jugement d’attribution attribue à un objet le caractère d’être bon ou mauvais. C’est-à-dire qu’il sera gardé au sein du moi-plaisir ou rejeté au dehors. Cela implique qu’il ait déjà été intégré au moi-plaisir, il ne pourra être rejeté que dans un temps second. Comme l’écrit Freud: « Le mauvais, l’étranger au moi, ce qui est au dehors, lui est tout d’abord identique [5]».  On peut noter que dans cette phrase de Freud, il y a toute la genèse du racisme, de la peur et de la haine de l’autre, au fondement de la constitution même du sujet. Ainsi, le jugement d’attribution implique une représentation. C’est le premier temps de la bejahung.

Le second temps est celui du jugement d’existence, c’est l’épreuve de la réalité. Il s’agit de retrouver, non pas de trouver mais de retrouver, par la perception, ce qui a déjà été représenté dans le moi. Donc ce qui est déjà passé par le jugement d’attribution. Il s’agit, précise Freud, nécessairement d’un objet perdu. Il écrit: « le non-réel, l’uniquement représenté, le subjectif, n’est représenté que dedans; l’autre, le réel, l’est aussi dans le dehors[6] ». Il note que la reproduction de la perception dans la représentation n’a pas besoin d’être fidèle, il peut y avoir des modifications. L’épreuve de la réalité détermine les limites de ce qui va pouvoir être admis dans le subjectif, comme objets perdus, ayant permis autrefois une satisfaction. Cela détermine la limite entre le subjectif et le réel. Ainsi, pour Freud, ce qui est perçu et qui ne peut pas faire une identité de perception avec une représentation déjà là, n’existe pas. C’est, déjà, la structure du déni ou désaveu, qui est énoncée ici.

La lecture que je fais de ce jugement d’existence, en termes lacaniens, est celle-ci: le jugement d’existence détermine ce qui pour un sujet est sa réalité. La réalité n’est rien d’autre que la réalité psychique, celle qui est encadrée par le fantasme. Cela ne recouvre pas du tout ce que Freud nomme réel et non-réel. Ce qui n’est pas dans le cadre du fantasme est le réel, dans la conception lacanienne du réel[7].

Ainsi, en partant de Freud, il apparaît que le réel est constitué d’une part de ce qui n’a pas été soumis au jugement d’attribution, de ce qui n’a pas de représentation. C’est ce qui n’a pas été perçu, ce qui ne peut pas exister pour le sujet et ne peut même pas être conçu comme étant le monde extérieur. C’est l’impossible dont il n’existe aucune trace dans le psychisme d’un sujet, aucune trace dans le symbolique. Et d’autre part, le réel est aussi constitué de ce qui a passé le jugement d’attribution, qu’il ait été accepté ou pas, donc de ce qui a une représentation, qui a donc été perçu; mais qui a été réfuté par le jugement d’existence[8]. C’est ce qui a été éjecté du symbolique par la forclusion pour réapparaître dans le réel. Il existe donc pour un sujet une trace de ce réel dans le symbolique. Cette trace persiste dans le symbolique en tant que signifiant dans l’Autre, mais ne représente plus ou pas le sujet pour un autre signifiant. Ce n’est plus ou pas un signifiant du sujet. Il en reste une représentation, celle de la perception d’une satisfaction, qui ne renvoie à rien pour le sujet.

Alors, pour conclure ce développement concernant la verneinung, la dénégation, il apparaît que pour la constitution du sujet une croyance est nécessaire: c’est celle en la bejahung. Cela va dans le sens de ce que nous dit Gilbert Poletti. En suivant le chemin que je vous ai proposé, il y aurait  peut être même deux croyances nécessaires: celle au jugement d’attribution et celle au jugement d’existence. Nous pourrons en discuter tout à l’heure. Toujours est-il que cette ou ces croyances permettent d’arrimer le symbolique au réel, ce qui est la thèse soutenue par Gilbert Poletti. Si cette première croyance ne se fait pas, il n’y a pas de sujet. Cela me semble cohérent avec ce que Cristina Kupfer nous a amené concernant l’autisme, où il n’y aurait pas eu de bejahung. Sans cette affirmation, et sa croyance, il n’y aurait pas d’entrée dans le langage possible pour le sujet. Quant au second jugement, le jugement d’existence, l’épreuve de réalité, il détermine la réalité (psychique), et c’est très précisément là qu’intervient la verleugnung, le déni.

Il est difficile de traduire « Verleugnung ». Diverses traductions ont été proposées: « Déni », « déniement », « reniement », « désaveu », « démenti », « louche refus ». J’ai retenu celle proposée par Guy Rosolato[9] de « désaveu » qui rend compte de la double opération de reconnaissance et de refus de la réalité (mais ne s’agit-il pas plutôt du réel?) d’une perception ou d’une absence[10].  Ainsi, cette perception d’une présence ou d’une absence est réfutée par l’épreuve de la réalité, jugement d’existence, après avoir passé le jugement d’attribution. Rappelons que l’épreuve de réalité réfute ce qui est perçu et qui ne peut pas faire une identité de perception avec une représentation déjà là, cela revient à ce que cette perception n’existe pas pour le sujet. On peut dire, en langue commune, que cette perception ne fait pas sens pour le sujet. C’est de cette façon que le déni ou désaveu se manifeste.

Ce mot, verleugnung, renvoie à la question de la vérité, de l’affirmation du vrai. En effet, le verbe lügen, mentir (die Lüge, le mensonge; der Lügner, le menteur) fait aussi partie de l’univers étymologique de Verleugnung. Verleugnung est utilisé par Freud à partir de 1923 en un sens spécifique, dans des contextes où il est question, directement ou non, de croyances en relation avec la castration[11]. Après 1927, Freud parle du déni en prenant pour exemple le fétichisme, donc les perversions. Mais Freud en parle essentiellement à la toute fin de son oeuvre dans deux textes: « Le clivage du moi dans le processus de défense[12] » écrit en 1938 et paru en 1940, et juste après il écrit son ultime texte: l’« abrégé de psychanalyse[13] » paru aussi en 1940, après sa mort. Il nous lègue ainsi le déni et le clivage du moi.

La question du déni ou désaveu a fait l’objet de très peu de publications, ce qui a motivé mon intérêt à en parler ce soir. Par contre celle du clivage du moi a été reprise par Lacan avec la division du sujet, qui n’est qu’indirectement articulée au déni[14]. Pour lui, c’est la division qui est constituante du sujet.

Pour en revenir à Freud, dans le texte « Le clivage du moi dans le processus de défense[15] » il écrit, à propos du clivage du moi: « C’est donc un conflit entre la revendication de la pulsion et l’objection opposée par la réalité[16] ». Il s’agit donc, à nouveau, d’un conflit entre l’intérieur et l’extérieur. Ici, il convient d’entendre que l’intérieur est la réalité, réalité psychique et que c’est la pulsion qui vient de l’extérieur, du réel. On peut en déduire que le déni ou désaveu se trouve toujours à la limite du réel, à la frontière entre réel et symbolique. Ce qui est l’objet du déni est une perception démentie afin de préserver la réalité psychique. Le jugement d’existence refuse la réalité de la perception. Ceci, dit Freud, « au prix d’une déchirure dans le moi[17] » en précisant que « seule la mort est pour rien[18] », il n’y a que la mort qui n’a pas de conséquence ultérieure pour le sujet, qui ne se paye pas. Si dans ce texte, il décrit ce mécanisme comme pervers, dans « l’abrégé » il va orienter tout d’abord cela vers la psychose: « Deux attitudes psychiques, au lieu d’une seule, se sont formées, l’une qui tient compte de la réalité, l’attitude normale, et une autre qui, sous l’influence pulsionnelle, détache le moi de la réalité. Les deux coexistent. L’issue dépend de leurs forces relatives. Si la seconde est ou devient la plus forte, la condition de la psychose est donnée. Si le rapport s’inverse, il se produit une guérison apparente de la maladie délirante[19] ». Ainsi, dans le délire, on peut dire que la verwerfung (forclusion) l’emporte sur la verleugnung (déni ou désaveu)[20]. On se trouve bien entre réel et symbolique. C’est, finalement, le déni ou désaveu que l’on observe si souvent chez des patients délirants qui maintiennent la certitude délirante tout en sachant, par ailleurs, qu’il bien s’agit d’un délire ou d’une hallucination. Une patiente dit que lorsqu’elle fume, les voisins font des commentaires, elle y croit comme une certitude sans équivoque et d’un autre côté elle doute fortement de la véracité de ce qu’elle entend. Le clivage du moi est bien installé chez elle. Comme Freud, je pense que le déni ou désaveu est présent chez les névrosés et les psychotiques, bien que chez les uns et les autres, les notions de réel et de réalité psychique ne se recouvrent pas.

Puis Freud dit que ce désaveu, et sa conséquence de clivage du moi, est aussi un mécanisme fort fréquent dans la névrose. Il écrit: « De tels dénis surviennent assez souvent, pas seulement chez les fétichistes, et là nous nous trouvons en situation de les étudier, ils s’avèrent être des demi-mesures, des tentatives imparfaites pour assurer le détachement d’avec la réalité. Cette récusation est chaque fois complétée par une reconnaissance: il s’instaure toujours deux attitudes opposées, indépendantes l’une de l’autre, qui produisent cet état de fait qu’est le clivage du moi[21] ». Il y a ainsi deux croyances opposées et indépendantes qui cohabitent.

Alors quelles sont les modalités de cette colocation de l’espace psychique? Comment le formaliser avec nos outils théoriques après Lacan? Ces deux croyances ne sont pas les mêmes. L’une répond aux exigences de la réalité, réalité psychique, et l’autre répond aux exigences de la pulsion, dit Freud, donc de la réalité extérieure, c’est-à-dire du réel et donc rend compte de la jouissance. Freud nous indique que dans la psychose, c’est le réel qui impose la conduite du sujet. Celui-ci vit son délire, vit dans son délire qui envahit sa conscience et qui tient lieu de réalité psychique pour lui. Il n’est peu ou pas affecté par la « réalité », qui intervient comme une norme à laquelle il va s’efforcer de correspondre. Je pense que c’est de cette façon que se manifeste le déni, lorsque celui-ci touche le ou les noyaux psychotiques d’un sujet. En effet, le mécanisme du déni ou désaveu, crée un trou partiel dans le symbolique, dans le sens où un signifiant est détaché de la chaîne signifiante, où il ne représente pas le sujet pour un autre signifiant.

Ce trou, partiel, aura des effets différents pour un sujet en fonction de sa localisation. S’il est trop proche d’un signifiant maître du sujet, le déni peut entraîner un délire, une déliaison du sujet. Si le déni touche un signifiant tout à fait quelconque chez un sujet, il ne produira que très peu d’effet dans la constitution du sujet. Ainsi, pour un sujet où l’organisation névrotique prédomine, il agira dans le cadre de sa réalité psychique, dans le cadre de son fantasme, sans que le reste de sa personnalité ne soit affectée par le déni, par la coexistence de ces deux croyances opposées et indépendantes.  La croyance ayant trait au réel est niée, elle n’affecte pas le sujet, elle est là mais n’existe pas pour lui. Elle ne fait pas sens. Par exemple, il pourra parfaitement affirmer et croire que la terre est plate ou que dieu existe, tout en étant un scientifique compétent et reconnu. Ce clivage de son moi n’affectera pas ou très peu ses qualités scientifiques. J’y reviendrai à propos du clivage de l’analyste. Ce qui compte pour un tel sujet c’est de maintenir, de préserver sa vision du monde, sa weltanshauung, à l’intérieur de son cadre fantasmatique. L’importance de ses discordances me semble probablement proportionnelle à la fragilité de ce cadre et du symbolique, qui peut alors à tout moment être emporté par le tsunami du réel et de sa jouissance. C’est peut être ce qu’il s’est produit pour le Pr Raoult au décours de la dernière pandémie, où il a basculé. A moins que cela ne soit un effet secondaire de l’hydrodxychloroquine, dont il aurait abusé.

Il apparaît ainsi que la verleugnung est un mécanisme permettant d’éviter une effraction du réel, une effraction du fantasme par le réel, donc un traumatisme pour le sujet. Le déni rend alors le réel inoffensif. Il est réduit à une perception qui n’est pas subjectivée, qui ne fait pas partie de la réalité psychique d’un sujet. Ceci au prix de ce que Freud nomme le clivage du moi, et ce que j’appellerais un trou dans le symbolique, une fragilité accrue du symbolique. Ainsi, chaque sujet possède une capacité singulière d’intégrer plus ou moins d’éléments de réel dans sa réalité. Le jugement d’existence va pouvoir se régler, s’ajuster à la capacité de chacun à supporter l’intrusion du réel. Ce qui n’est rien d’autre que la capacité à supporter les variations de jouissance. C’est-à-dire de l’objet a en tant que plus de jouir, à entendre aussi, ici, comme plus de jouir, perte de jouissance. Ce concubinage de la jouissance et du déni avec son corollaire de croyance, ce dont j’ai parlé ailleurs (Madrid), indique la si grande stabilité des dénis et des croyances qui en découlent. J’en donnerai tout à l’heure un long exemple.

Quant à la perversion, car c’est à ce titre que Freud a introduit le déni. Je pense que le déni de l’absence de pénis chez la mère, puisque c’est ainsi que l’on définit la perversion, est constituante du fantasme même du pervers. C’est ce déni ou désaveu qui tient lieu de fantasme pour lui. Cela rend ce tenant-lieu de fantasme particulièrement rigide, solide et consistant, si je puis dire. Ce qui tient lieu de fantasme est une articulation de réel et de symbolique, indépendants et opposés, qui cohabitent en un même lieu, celui de la place du fantasme.

Ainsi, si on s’accorde avec ma thèse qui prétend que la verleugnung est un mécanisme visant à rendre le réel inoffensif, on peut penser que tout le monde est amené à produire sans cesse des dénis ou désaveux face au bombardement du réel. Dès que le réel amène ne serait-ce qu’une petite contrariété, on s’en défend en produisant un déni. Cela peut être quotidien.

Par exemple, je pense à l’idée que la possession d’un nouvel objet (un téléphone, une voiture ou ce que vous voulez, pourquoi pas d’une femme?) va faire que l’on aille bien, que cela va résoudre le mal-être fondamental de l’être humain, c’est-à-dire de la division du sujet, alors que l’on sait que cela ne marche pas. Ou de cette femme qui lors d’une rencontre amoureuse perçoit et dénie la violence chez celui qu’elle choisit, alors qu’elle a déjà si souvent vécu la même scène. Le déni lui permet de ne pas intégrer cette perception, ainsi que le réel de la violence qu’elle va vivre et qu’elle a déjà vécu. Elle peut ainsi continuer à vivre dans sa réalité psychique, donc d’une certaine manière mettre en acte son fantasme, sans être trop perturbée par le réel pourtant bien présent.

Trois exemples cliniques: le premier dont j’ai déjà parlé ailleurs. Une femme qui est dans un refus de sa grossesse. Elle sait qu’elle est enceinte mais elle réfute cette grossesse. Les dénis de grossesse se manifestent d’une façon particulièrement spectaculaire, aucun des signes physique de grossesse n’apparaît: la bascule du bassin ne se fait pas, les seins et le ventre ne gonflent que très peu etc. De telle sorte qu’il arrive assez fréquemment qu’un homme reçoive un coup de téléphone de sa compagne lui annonçant qu’il est devenu père alors qu’il avait passé la nuit avec elle et n’avait rien remarqué. Ce qui montre que le déni est contagieux, quand une réalité est occultée, refusée, elle n’apparaît que difficilement pour l’entourage. Par exemple de ne pas remarquer l’absence de règles pendant neuf mois. J’y reviendrai avec MeToo. Donc cette femme accepte au cours d’une séance sa grossesse. Quasi instantanément, les signes de grossesse apparaissent. Elle sort de mon cabinet et croise sa meilleure ennemie, qui la regarde et lui dit à, son grand désarroi: tu es enceinte! Cet exemple montre bien la puissance du déni ou désaveu et ses effets sur le corps et aussi sur sa physiologie. J’ai rencontré une femme qui lors de son déni de grossesse avait eu ses règles tous les mois.

Le second exemple est celui d’un homme qui a été deux fois greffé d’un rein. Depuis quelques mois, il remarque la dégradation de son greffon, et me dit à quel point l’idée d’avoir à reprendre une dialyse rénale est épouvantable, mais il n’en tire aucune conséquence. Il raconte qu’il a rencontré une connaissance qui a des difficultés comparables avec son rein greffé, mais moins graves que lui. Il s’est déjà inscrit sur la liste d’attente pour une nouvelle greffe. Mon patient, pris dans un déni du réel de son rein, n’a lui entrepris aucune démarche, tant pour soigner son rein que pour une nouvelle greffe. Il continue à vivre comme si de rien n’était, le réel ne vient aucunement perturber son quotidien, aucune modification de sa jouissance ne s’est produite.

Le troisième m’a été raconté aujourd’hui. Lorsque la mère de cet analysant est morte, elle était aveugle suite à un glaucome. Elle agissait comme si elle n’était pas aveugle, protestant contre le kinésithérapeute qui lui faisait faire un exercice dont elle était incapable, car aveugle. Probablement, elle avait formé un déni ou désaveu de cette cécité. Or, aucun des enfants ni des membres du personnel hospitalier n’avait remarqué qu’elle était aveugle, au moins pendant longtemps. Cela montre la prévalence de ce que j’appelle la contagiosité du déni.

Je pense également, que lors des traumatismes, comme un viol, le déni se met en place et vient atténuer la violence du traumatisme, du réel. La question se pose de savoir si dans cette situation, ce qui est dénié n’est pas le réel du corps. Des femmes témoignent être détachées de leur corps, comme si ce n’était pas le leur, un corps où elles ne se reconnaissent pas, un corps dont la jouissance, l’appartenance a été dénié. On sait également par notre expérience, et le mouvement MeToo le met en évidence, quelles sont les difficultés qu’un sujet peut avoir à reconnaître ce réel et à faire face à l’excès de jouissance qui en découle. Cela montre à quel point il est difficile de renoncer à un déni qui protège le sujet du réel. On peut également remarquer que MeToo a mis en évidence, comme on l’a vu récemment dans le monde du cinéma avec Judith Godrèche, que des pratiques courantes de viols ou d’abus sexuels sont communes. On le sait, mais on fait comme si cela n’existait pas, comme si cela n’avait aucune signification ni importance. Une fois que cela a été dit, il faut encore beaucoup de temps et de travail pour que ces dénis ou désaveux communs ou partagés soient véritablement remis en question, que l’on accepte de percevoir l’horreur de ces pratiques. Le milieu analytique n’est pas logé à meilleure enseigne. La récente mise au jour des pratiques de Gérard Miller le montre. On sait bien que certains collègues couchent avec leurs analysants ou analysantes. Ils sont parfaitement tolérés et appréciés, la plupart du temps, dans leurs institutions analytiques et leurs collègues. Il en va de même lorsque certains font des mélanges, des pratiques qui confondent les genres, ou qui soutiennent « ce qui ne se fait pas ». Le déni ou désaveu est ici à l’oeuvre. Qui peut soutenir d’avoir pris une position cohérente après l’affaire Catherine Millot? Tout le monde analytique fait comme si d’aucune façon, cela n’avait de conséquence sur les apports de Lacan.

Le déni ou désaveu se manifeste aussi dans la conduite des cures. A quel point on est tenté, lors des si nombreuses surprises qui se produisent lors de ces cures et qui viennent déranger nos présupposés théoriques, de dénier les implications de ces surprises et de les ranger quelque part. Sans vouloir accepter ce réel. Nous savons tous quels efforts sont nécessaires pour accepter de telles surprises et d’être dérangés dans nos croyances.

Avant d’exposer un exemple historique qui m’a paru intéressant, je vais reprendre rapidement ce que j’avais indiqué tout à l’heure, à propos de ce que Lacan a pu dire concernant l’acte psychanalytique et le déni ou démenti. En effet, le séminaire XV, « L’acte psychanalytique » a été interrompu par les événements de mai 68. Il n’a pas pu développer comme il le souhaitait la fin de son séminaire, en particulier à propos de la verleugnung. Il va le conclure par une conférence peu connue le 19 juin 1968. Et là, il dit ceci: « Donc, cette année, à propos de l’acte psychanalytique, j’en étais au moment où j’allais vous montrer ce que comporte d’avoir à prendre place dans le registre du sujet supposé savoir, et ceci justement quand on est psychanalyste, non pas qu’on soit le seul mais qu’on soit particulièrement bien placé pour en connaître la radicale division. En d’autres termes, cette position inaugurale à l’acte psychanalytique qui consiste à jouer sur quelque chose que votre acte va démentir. C’est pour cela, j’avais réservé pendant des années, mis à l’abri, mis à l’écart le terme de Verleugnung qu’assurément Freud a fait surgir à propos de tel moment exemplaire de la Spaltung du sujet; je voulais le réserver, le faire vivre là où assurément il est poussé à son point le plus haut de pathétique, au niveau de l’analyste lui-même [22]». Je ne ferais que quelques commentaires sur cette citation qui pourrait en appeler bien d’autres.

C’est à propos de ce déni, verleugnung, que Lacan a pu dire que le psychanalyste avait horreur de son acte. C’est également là que Lacan met en rapport la verleugnung avec la division du sujet: il dit même : « la radicale division ». En quoi consiste ce déni ou désaveu? D’un côté, « le sujet supposé savoir c’est justement ce sur quoi il (le psychanalyste) se reposait, à savoir le transfert considéré comme un don du ciel[23] », on est donc là du côté que j’ai nommé la réalité psychique de l’analyste, le côté confortable et rassurant. De l’autre côté, dit Lacan: « l’analyste lui, ne sait pas s’il y a un sujet supposé savoir, et sait même que tout ce dont il s’agit dans la psychanalyse, de par l’existence de l’inconscient, consiste précisément à rayer de la carte cette fonction du sujet supposé savoir. C’est donc un acte de foi singulier que ceci qui s’affirme de faire foi précisément à ce qui est mis en question, puisqu’à simplement engager le psychanalysant dans sa tâche, on profère cet acte de foi, c’est-à-dire qu’on le sauve [24]». Il s’agit donc pour l’analyste de rayer de la carte ce sur quoi il repose: le sujet supposé savoir. C’est bien un acte que doit produire le psychanalyste, un acte de foi, de croyance, pour occuper cette place d’objet a, cette place vide, représenter le manque. Alors que le psychanalyste est de l’autre côté satisfait, consistant dans sa position de sujet supposé savoir. Ce qui me semble si pathétique dans ce déni ou désaveu chez le psychanalyste, est que d’un côté il est mis par l’analysant dans cette position de savoir quelque chose sur la vérité de l’analysant et que de l’autre côté il dénie ce savoir sur la vérité pour produire son acte, même s’il en sait quelque chose, à savoir qu’il n’en sait rien. Car cette vérité se trouve dans le réel[25]. Comme je l’ai amené plus tôt, ce qui est dénié est rejeté du symbolique pour reparaître dans le réel. Ainsi, le déni ou désaveu est présent constamment dans la cure pour l’analyste. Au moins quand l’analyste arrive à y tenir sa place, ce qui n’est pas confortable du tout, car ce qui est rejeté dans le réel est le savoir, savoir qu’il n’a pas, savoir qu’il ne peut pas subjectiver. C’est ce « savoir refusé[26] », savoir dénié ou désavoué, qui permet d’accéder à la vérité. Je cite une dernière fois Lacan: « La vérité, c’est ce que nous apprend la psychanalyse, elle gît au point où le sujet refuse de savoir [27]». Ainsi, apparaît toute l’importance du déni ou désaveu, importance déniée.

Mon dernier commentaire sur cette phrase de Lacan, est pour dire que le déni ou désaveu fait bien le nid à une ou des croyances qui viennent boucher ce trou ainsi créé dans le symbolique. Lacan parle même ici d’acte de foi.

Pour terminer, je vais vous raconter l’histoire singulière de Jean-Claude Pressac. Je me suis appuyé sur deux de ses publications que j’ai pu retrouver, un article du Monde du 26 septembre 1993 et Wikipedia. Au décours d’un travail sur une forme de déni ou désaveu qu’est le négationnisme, un ami a attiré mon attention sur cet homme. Il est né le 3 mars 1944 à Villepinte et est mort le 23 juillet 2003. D’une famille de militaires, il échoue à intégrer l’école militaire de Saint Cyr, il devient pharmacien et s’installe dans le Doubs. Il s’est toujours intéressé aux camps d’extermination, aux camps de la mort. Il va se rapprocher de négationnistes comme Faurisson, Pierre Guillaume et des thèses négationnistes de Paul Rassinier. Afin de prouver l’inexistence des chambres à gaz, il va aller à plusieurs reprises à Auschwitz-Birkenau, où il va effectuer des recherches d’historien, pour lesquelles il obtiendra la reconnaissance d’une partie de la communauté des historiens. Il se fait aider par le conservateur du musée d’Auschwitz: Tadeusz Iwaszko, qui le forme aux méthodes scientifiques. Comme les documents sur l’extermination des juifs ont été soit brûlés soit récupérés par les soviétiques, il a l’idée originale de travailler sur les documents concernant la construction et la réalisation des chambres à gaz et des fours crématoires, qui ont été conservés. Il montre que les entreprises de travaux publics ne recouraient à aucun langage codé pour parler des chambres à gaz. « Il n’y a jamais eu camouflage, contrairement à ce que l’on dit [28]» dit-il. Il va alors prouver l’existence des chambres à gaz. Il déclare à ce propos être passé « de l’espoir fou, en se disant que la thèse de Faurisson était bonne, à une claque historique et magistrale administrée par Tadeusz[29] (le conservateur du musée d’Auschwitz-Birkenau) ».

Ainsi, le déni qui l’animait ne semble ne plus tenir, au contraire il obtient une reconnaissance tant des milieux scientifiques que de personnalités comme Serge et Beate Klarsfeld et Georges Wellers, directeur de la revue: « Le monde juif ». On verra par la suite qu’il n’abandonnera jamais tout à fait ce déni, qui l’avait fait intégrer la sphère négationniste. C’est ce même Georges Wellers, qui va lui offrir la possibilité de sa première publication, qu’il a préfacée[30], et où il met des réserves sur ce qui a été écrit. En effet, Pressac écrit: « Alors, une évidence s’impose : LES KREMATORIUM IV ET V N’ONT PAS ETE CONÇUS COMME INSTRUMENTS CRIMINELS, MAIS ONT ETE TRANSFORMES A CETTE FIN[31]». Il va, tout au long de ses publications conserver cette thèse négationniste, ce déni ou désaveu, en l’argumentant. Il prétend que la décision de construire des chambres à gaz homicides à Auschwitz ne remonte pas à l’été 1941 mais aux mois de mai et juin 1942[32]. Alors que le gazage avait commencé en 1939 pour les malades mentaux, que l’extermination des juifs le fut à l’été 1941 par les fusillades et que la conférence de Wannsee a eu lieu le 20 janvier 1942. De plus il a calculé que les chambres à gaz d’Auschwitz-Birkenau n’auraient pas pu exterminer plus de 750 000 personnes. Le déni est manifeste, et cela se perçoit de la façon dont il en parle. Il envisage une histoire de la mise à mort comme un processus technique et dit-il: « Le drame, c’est que l’histoire de l’extermination ne reposait que sur des témoignages. Or beaucoup ne tiennent pas, explique-t-il. Il ne faut pas dire que les gens mentent. Il faut prendre en compte un coefficient personnel d’émotion. Les chercheurs se sont tus pour conserver leurs précieux fauteuils. Il y a eu une couardise universitaire et les révisionnistes en ont profité pour nier. Personnellement, j’ai fait un travail de base. N’importe qui, avec du bon sens, pouvait le faire [33]». Ou, ce qu’il dit de Serge Klarsfeld: «  Je n’accepte pas la démarche consistant à traîner devant les tribunaux des vieillards gâteux parce qu’ils ont participé ou furent les auteurs de « crimes contre l’humanité » définition hautement aléatoire de certaines actions générées par la guerre [34]».

J’ai pris l’exemple de Jean-Claude Pressac pour montrer que face à l’évidence, il a pu, en y trouvant de fortes compensations, d’importantes jouissances, revenir sur une partie du déni. Mais que le déni est resté présent dans toutes ses productions (publications, déclarations). In fine, le déni ou désaveu reste un mécanisme psychique extrêmement solide, surtout lorsqu’il vient toucher des éléments proche du fantasme d’un sujet. Le travail nécessaire à la levée d’un déni peut s’avérer très difficile et long, et parfois impossible lorsqu’il s’approche de signifiants fondamentaux pour un sujet. Pour ce personnage, la solution finale a été accidentelle ou inhérente à la guerre, et n’était aucunement prévue au départ, même dans la conception des chambres à gaz. Il n’a jamais pu accepter la réalité de la conception longuement pensée à l’avance de la Shoah, de ce génocide de six millions de juifs. Il a maintenu ce déni ou désaveu jusqu’à la fin de ses jours.

Philippe Woloszko

Paris, le  20 mars 2024.

[1] Sem XI. Les quatre concept fondamentaux de la psychanalyse; Version Valas. P217. Et que c’est à partir de ce trait unaire, dont le sujet est d’abord marqué, dont le sujet lui-même se repère, et d’abord et avant tout comme tatouage, premier des signifiants que le sujet secondement, quand cet « 1 » est institué, le compte c’est un « 1 ».

Et c’est au niveau, non pas de l’Un mais du un « 1 » qu’il a d’abord, lui, à se situer comme sujet.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Bernard Baas. Séminaire de J.-R. Freymann du 24 juin 2016. Fedepsy.  http://fedepsy.org/wp-content/uploads/2017/09/Baas-B.-La-dénégation-Sém.du-mardi-24-06-2016.pdf

[5] S. Freud.Die verneinung. OC T XVII. P.U.F. P169.

[6] Ibid.

[7]  Ce que Freud appelle, le réel est ici constitué par les objets réels qui ont une représentation, qui ont passé l’épreuve de la réalité, ils sont inclus dans la réalité psychique. Le non-réel est lui constitué par les représentations qui n’ont pas trouvé d’objet admis par l’épreuve de la réalité.

[8]  Donc ce que Freud nomme le non-réel.

[9] Cité par Roland Gori. In Logique des passions. Denoël. 2002. P189.

[10]  Roland Gori. Op. Ci. P189.

[11] S. Freud. L’organisation génitale infantile », 1923, in La Vie sexuelle, Paris, 1969.

[12] S. Freud. Le clivage du moi dans le processus de défense. O.C. T XX.

[13] S.Freud. Abrégé de psychanalyse.O.C. T XX. P.U.F.

[14] Il en parle dans le séminaire: « L’acte psychanalytique » en 1968. Voir plus loin.

[15] Op. Cit.

[16] Op. Cit. P 221.

[17] Op. Cit. P222.

[18] Ibid.

[19] Abrégé P300. Op; Cit.

[20] Rappelons que Freud définit trois formes de négation: le refoulement (verdrängung), le déni (verleugnung) et la forclusion (verwerfung).

[21]  Ibid. P302.

[22] J. Lacan. La « Conférence du mercredi 19 juin 1968 » fut publiée dans le Bulletin de l’Association freudienne n° 35 page 3 à 9 en novembre 1985 avec la précision suivante : « Lors du travail sur l’Acte analytique au cours de la semaine d’été 1989, Claude Dorgeuille a fait connaître et a commenté une conférence peu connue, prononcée par Jacques Lacan le 19.06. 68. In Pas-tout-lacan. Site ELP. P1205.

[23] J. Lacan. Séminaire XV. L’acte psychanalytique. Version Valas. Séance du 7 février 1968. P 199.

[24] Ibid.

[25] J. Lacan. « Conférence du mercredi 19 juin 1968. Op. Cit. P 1208. « La vérité, c’est ce que nous apprend la psychanalyse, elle gît au point où le sujet refuse de savoir. Tout ce qui est rejeté du symbolique reparaît dans le réel. Telle est la clé de ce qu’on appelle le symptôme. Le symptôme, c’est ce nœud réel où est la vérité du sujet ».

[26] Ibid. P1209.

[27] Ibid. P 1208.

[28] Le Monde: Un chercheur amateur révèle la machinerie des crématoires d’Auschwitz Les plans de la mort. Le Monde. Le 26 septembre 1993.

[29] Cité par Wikipedia.

[30] Pressac, Jean-Claude. « Les « Krématorien » IV et V de Birkenau et leurs chambres à gaz. Construction et fonctionnement », Le Monde Juif, vol. 107, no. 3, 1982, pp. 91-131.

[31] Ibid. En lettres majuscules dans le texte original.

[32] Le Monde. Op. Cit.

[33] Ibid.

[34] Entretien avec Valérie Igounet. Cité par Wikipedia.

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