« Un savoir ignorant ». Radjou Soundaramourty Séminaire Janvier 2021

Un savoir ignorant

Séminaire sur le thème de l’année:  » Aux prises avec le réel de la mort: la passion de l’ignorance ».

 

Voici donc le troisième volet du triptyque, de la trilogie ou plus précisément une des trois passions de l’être nouées entre elles quel que soit leur ordre : la haine, l’amour et donc l’ignorance.

Je commencerai par un premier rappel : dans le séminaire Les écrits techniques de Freud[1] , le 30 juin 1954 (pp 297 à 315), Lacan parle des trois passions de l’être. Ne disposant pas encore du nœud borroméen, il use d’un petit diamant, un dièdre à 6 faces et énonce : « C’est dans la dimension de l’être que se situe la tripartition du symbolique, de l’imaginaire et du réel, catégories élémentaires sans lesquelles nous ne pouvons rien distinguer dans notre expérience ». Puis, « Un tel schéma vous présentifie ceci – c’est seulement dans la dimension de l’être, et non pas dans celle du réel, que peuvent s’inscrire les trois passions fondamentales – à la jonction du symbolique et de l’imaginaire, cette cassure, si vous voulez cette ligne d’arête qui s’appelle l’amour – à la jonction de l’imaginaire et du réel, la haine – à la jonction du réel et du symbolique, l’ignorance. »

 

 

 

 

 

 

 

 

Si on met ce séminaire et ce polyèdre (SIR) en regard avec le nœud borroméen (RSI) tel que Lacan le présente dans La troisième à Rome (novembre 74 – la deuxième est du 15 décembre 67 : De Rome 53 à Rome 67 : La psychanalyse. Raison d’un échec), on voit que la haine se situe bien à l’endroit de la Jouissance de l’Autre, celle dont Lacan dit (p 56 de Encore[2], 72-73) : « comment allons-nous exprimer ce qu’il ne faudrait pas à son propos, sinon par ceci – s’il y en avait une autre que la jouissance phallique, il ne faudrait pas que ce soit cela. » … « s’il y en avait une autre, mais il n’y en a pas d’autre que la jouissance phallique – sauf celle sur laquelle la femme ne souffle mot, peut-être parce qu’elle ne la connaît pas, celle qui la fait pas-toute (Jouissance Autre). Il est faux qu’il y en ait une autre, ce qui n’empêche pas la suite d’être vraie, à savoir qu’il ne faudrait pas que ce soit celle-là. ». C’est cela qui est visé dans ces passions de l’être.

À la jonction du réel et du symbolique, l’ignorance. C’est là que Lacan situera 20 ans plus tard la jouissance phallique. Qu’est-ce que la jouissance phallique ? Dans Encore (P75), « Qu’est-ce que c’est ? – sinon ceci, que l’importance de la masturbation dans notre pratique souligne suffisamment, la jouissance de l’idiot. » ou (p 13) « je vais un peu plus loin – la jouissance phallique est l’obstacle par quoi l’homme n’arrive pas dirai-je à jouir du corps de la femme, précisément parce que ce dont il jouit, c’est de la jouissance de l’organe » et pour rappeler que la jouissance phallique n’est pas toute, Lacan indique que « l’être c’est la jouissance du corps comme tel, c’est-à-dire comme asexué, puisque ce qu’on appelle la jouissance sexuelle est marqué, dominé par l’impossibilité d’établir comme tel, nulle part dans l’énonçable, ce seul Un qui nous intéresse, l’Un de la relation « rapport sexuel » ».

Deuxième rappel, car de même que RSI sont noués et que l’un ne peut être envisagé sans les deux autres, l’ignorance comme passion de l’être ne peut être envisagée sans la haine et sans l’amour :

  • L’agressivité n’est pas la haine. L’agressivité s’adresse de façon singulière à un autre imaginaire, un alter ego, un autre du miroir, au semblable, au petit autre, à une femme, un psychanalyste, un noir, un arabe, un juif, un homosexuel.
  • La violence peut s’adresser à ce qui fait différence symboliqueet différend plus généralement : le féminin, la race, l’autre sexualité, l’autre discours. Au travers d’une femme manifester une violence contre le féminin, s’en prendre à un homme noir pour manifester l’insupportable d’un autre différent et qui menace, tabasser un homosexuel pour casser du PD.
  • La haine concerne le réel de l’Autre essentialisé et universalisé, qui rappelle les vérités indomptables[3]: il n’y a pas de rapport sexuel, L femme n’existe pas, il n’y a pas d’Autre de l’Autre, pas l’objet adéquat, ni de métalangage.

Concernant la haine, il faut aussi préciser que :

  • La haine s’adresse à toute entité qui viendrait menacer l’Un, non barré, et qui pourrait le menacer. Il s’agit alors d’essentialiser cette entité comme Autre essentialisé : le Musulman, le Transsexuel, le Juif, le Tutsi. Les caricatures par exemple entament l’Autre non barré, Dieu comme Un et soulignent que cet Autre est nécessairement manquant. Il faut effacer de la surface de la terre tous ceux qui rappellent cette barre sur l’Un. Ce n’est pas Samuel Paty qui a été décapité, c’est à travers lui tout ce qui rappelle que Dieu n’est pas UN.
  • La haine peut aussi s’adresser à un Autre non barré identifié à l’Un dont nous serions exclus : l’État, les capitalistes dont nous sommes exclus. Au travers de la haine pour Macron c’est une figure paradigmatique, essentialisée du grand capital qui peut être attaquée.

 

La haine peut être mortifère, radicalement destructrice mais selon Lacan elle est aussi à situer sur ce qui vient rappeler avec l’hainamoration ce qui fait coupure dans l’Un. Lacan situe donc la haine dans la lunule entre l’Imaginaire et le réel, hors sens et hors symbolique, là où il situe la jouissance de l’Autre, J(A), dans le vrai trou qui indique qu’il n’y a pas de rapport sexuel.

De même, pour l’amour, il s’agit de distinguer :

  • L’amour comme passion imaginaire version Aristophane, là où le sujet loge dans l’autre l’objet a cause de son désir.
  • L’amour comme don actif qu’il constitue sur le plan symbolique : « aimer c’est aimer un être au-delà de ce qu’il apparaît être. Le don actif vise l’autre non pas dans sa spécificité mais dans son être ».
  • Enfin, il y a une troisième façon d’aimer dans la dimension du réel de l’amour, en lien avec ce que Jean Allouch nomme la deuxième analytique du sexe[4]. Le 11 juin 1974 Lacan fait en effet cette proposition, celle d’être dupe de son inconscient, d’aimer son inconscient, ce savoir emmerdant. Après une analyse, l’analysant a rencontré dans le transfert, la vraie amour, celle qui mène à la hainamoration, à la décomplétude de l’Autre. Averti de cette deuxième analytique du sexe en fin de partie, le sujet analysant n’est-il pas en mesure d’aimer comme jamais ? Aimer en prenant en considération ces vérités indomptables, qu’il n’y a pas de rapport sexuel, qu’il n’y a pas l’objet, pas d’Autre de l’Autre, etc.

 

Cela c’était pour les deux années précédentes. J’ai aujourd’hui décidé de parler un peu autrement. C’est parce que certains m’avaient reproché d’être trop théorique que je veux rappeler que cet exposé prend place dans un séminaire, dans le cadre des enseignements d’Analyse freudienne. Ceux-ci ont la prétention de ne pas s’enfermer dans un Discours Universitaire ou un Discours du Maître même s’ils peuvent s’y engager aussi. L’enjeu est finalement de transmettre de l’analytique. Ce que je vais vous dire est un effet de dispositifs moins voyants mais qui sont le fondement d’Analyse freudienne et en font le style. Il s’agit du tripode (dispositif sur la pratique, passe et dispositif institutionnel) où de l’analysant qui s’y exprime il s’agit d’en faire passer en extension quelque chose aujourd’hui. Transmaître donc ! Il s’agit que le Discours du Maître ou le Discours Universitaire tournent par quart de tour, de tenter de montrer en quoi on peut s’inscrire par exemple dans une structure obsessionnelle et se retrouver dans le Discours de l’Hystérie. C’est du passage d’un discours à l’autre que du discours de l’analyste se produira peut-être, sans garantie pourtant.

La censure c’est quand l’autre nous veut ignorant et que nous y cédons dans la servitude volontaire (La Boétie), la soumission à l’autorité (Milgram) ou pas. Samedi dernier de grandes manifestations ont eu lieu contre l’article 24 de la loi sur « la sécurité globale » qui vise à interdire de filmer les violences policières. De même un directeur tentait la semaine dernière de changer les mots pour changer la chose : pour ne plus qu’il y ait de liste d’attente, appelons-les autrement, pour ne plus qu’il y ait de violences policières ne les filmons plus. Il y a dix jours lors d’une coordination de l’Inter-associatif Européen de Psychanalyse nos collègues chinois du Centre Psychanalytique de Cheng Du nous ont informé que nous ne pouvions pas communiquer avec eux par Zoom, car le pouvoir chinois n’autorisait pas Zoom. Nous devions utiliser Voov, technologie chinoise performante et gratuite (contrairement à Zoom) mais contrôlée par le pouvoir chinois. Les mots « Hong-Kong » « Ouighours » ou « état totalitaire » étaient à proscrire, car ils pouvaient être repérés par des moteurs de recherche étatiques et donc créer des problèmes importants à nos collègues. Alors de quoi pouvions-nous parler ? « De clinique » nous ont-ils répondu. C’est dire comment à parler parfois de « clinique » on passe à côté de la Chose, dans une ignorance assumée … et pas seulement en Chine !

Foucault a montré comment les dispositifs de sexualité ou encore les biopouvoirs étaient agissant à notre insu, partout et dans toutes les sociétés.

Philippe Wolosko enfin nous a indiqué comment la verdrängung, la verleugnung, la verwerfung, la verneinung et autres mécanismes de défense contre l’angoisse ou l’effroi du réel permettent de se protéger de ses effets.

Mais, ce n’est pas cette valence de la notion d’ignorance, celle qui censure, nous dirige à notre insu ou nous protège d’une vérité ou d’un réel insupportable que je vais développer, mais d’une autre dont il s’agira maintenant : celle d’un savoir ignorant.

Il y a quinze jours, Robert Lévy nous parlait de prostituées, victimes, maltraitées et usant de mécanismes dissociatifs pour se protéger de cette violence répétitive qu’elles avaient à subir. J’avais alors évoqué, dans la discussion, ma surprise en écoutant des adolescentes de 13 à 15 ans qui parlaient du fait qu’elles avaient été escort ou qu’elles avaient michetonné et que cela avait été pour elles une façon de découvrir les hommes et leurs désirs, d’éprouver le pouvoir qu’elles avaient sur eux, que c’était des expériences où elles avaient découvert que c’était possible de se laisser aller à avoir du plaisir et de gagner de l’argent en plus, d’approcher quelque chose d’une vérité sur le sexe et sur elle-même. Cela rejoignait ce que j’avais lu de Virginie Despentes dans King Kong théorie[5] qui avait pendant l’année où elle s’était prostituée découvert des hommes fragiles, qui n’avaient pas besoin de se cacher derrière les apparences dans lesquelles ils étaient habituellement enfermés. Jacquemine Latham Kœnig avait alors attribué à Virginie Despentes la publication récente d’un livre sur un monde sans homme. Il ne s’agissait pas de Virginie Despentes, mais d’Alice Coffin, conseillère de Paris et de son livre « le Génie lesbien » où elle est très rude avec les hommes. « Qu’ils dégagent » écrit-elle. Dans le même temps paraissait dans le Magazine du Monde un long article sur Valérie Solanas.

Valérie Solanas a publié par ses propres moyens en 1967 puis en 1969 et en traduction française en 1971, SCUM Manifesto[6]. Scum veut dire la lie, le déchet, mais c’est aussi

Valérie Solanas est connue pour avoir tiré sur Andy Warhol auquel elle avait confié le manuscrit d’une pièce de théâtre et qui disait l’avoir égaré. Dans son livre que certains lisent au second degré comme une fiction politique et d’autres comme un véritable délire paranoïaque, sa description du pouvoir machiste et du monde masculin est cruelle et souvent juste. En 1973 dans la revue Topique n°13, Micheline Enriquez[7] écrit un article où il est question de la paranoïa à partir de séminaires de Piera Aulagnier (Quatrième Groupe). L’étude s’étaye sur Freud, un rappel précis du cas Schreber ou d’un « Cas de paranoïa en contradiction avec la théorie ». Elle écrit que son propos n’est pas de considérer ce que dit Valérie Solanas dans son livre, mais de traiter de ce cas clinique (malgré quelques précautions où elle indique bien qu’elle ne l’a jamais rencontrée et que c’est une entreprise qui a ses limites). Elle démontre qu’il s’agit d’une paranoïaque. Elle déplie son analyse de la paranoïa appliquée à Valérie Solanas en écartant d’emblée ce qu’elle dit d’inédit. Prendre en considération ce que Valérie Solanas peut dire n’est pas la question.

Anne-Lise Stern  à propos d’un autre livre écrit quant à elle dans le Nouvel Observateur un article intitulé : « Comment, tu es contestataire et tu dis la vérité … sur mon divan ? ».

Ce livre, L’univers constestationaire ou les nouveaux chrétiens[8] d’un certain André Stéphane, pseudonyme de Janine Chasseguet-Smirgel et Béla Grunberger est un ouvrage de psychanalyse appliquée sur les événements de mai 68, où les auteurs instrumentalisent et dévoient la psychanalyse en utilisant à tour de bras des concepts analytiques pour interpréter ce qui se passe de façon très générale en 68.

Béla Grunberger a aussi écrit avec Pierre Dessuant en 1997 Narcissisme, christianisme, antisémitisme : Étude psychanalytique publié à Actes Sud qui est un texte quasi délirant qui décrit la paranoïa narcissique de Jésus Christ, créateur de religion.

Anne-Lise Stern toujours dans le Savoir-déporté[9] dit quant à elle de façon toujours singulière la difficulté, voire l’impossibilité pour ses collègues analyste d’entendre ce qu’elle disait et ce qui dans sa passe en 71 n’est pas passé. Un réel impossible à entendre, trop cru, catalogué de critique politique qui recouvre toute énonciation de la passante Anne-Lise Stern. Elle parle le réel des camps qu’elle a rencontré à Auschwitz-Birkenau, et pas de façon générale en y plaquant des concepts psychologisants.

Comment entendre l’inouï sans se précipiter vers la ratiocination psychologisante ou psychiatrisante d’un réel insupportable ? Dans son dernier livre Transmaître, Jacques Lacan et son élève hérisson[10], Jean Allouch évoque les livres de Marguerite Duras Ah ! Ernesto[11] et La Pluie d’été[12]. La décision d’Ernesto de ne plus retourner à l’école parce qu’à l’école on lui apprend ce qu’il ne sait pas, plonge les adultes dans la perplexité. Son instituteur vient rencontrer Ernesto, car ses certitudes d’instituteur sont ébranlées et cela lui ouvre un autre rapport au monde et au savoir.

Dans Un Amour de Lacan, Francis Hofstein[13] nous parle de Lacan, celui des autres, le maître, le chef d’École et surtout de Lacan, son analyste. Il nous parle de nombreuses choses dans ce livre passionnant et surtout de cet homme faillible qu’est Jacques Lacan. Celui-ci n’a pas acquiescé dans l’enthousiasme à la fin d’analyse (en 1972) de Francis Hofstein, mais ne s’y est pas opposé. C’est finalement dans l’après-coup de sa fin d’analyse et de sa passe que Francis Hofstein note ce qui l’a amené à terminer son analyse et à quitter son analyste. Lacan, qui aurait pu être comblé par son succès, disait à Francis Hofstein en 76 au congrès de l’EFP à Strasbourg qu’il manquait de manque. Mais cinq ans plus tard, au lieu de dissoudre et de laisser sans suite, il décida ou accepta de refonder une nouvelle école. « L’histoire peut s’interpréter comme le remplacement d’une institution lacanienne où du pouvoir couraient des signifiants, par une institution de gestion du corpus lacanien au pouvoir signifié, ou comme le passage d’une affaire encore juive à une entreprise proprement chrétienne. » Francis Hofstein montre ce passage d’une manière complètement autre que celle des auteurs de L’univers contestationnaire (P .33). Il montre comment le scandale est dans cette liberté des juifs à la lecture polyphonique, polysémique, interprétative et s’oppose de façon irréconciliable avec le christianisme illustré par leur rapport à la représentation (p.28). Il poursuit en soulignant comment il s’agit de quitter une joie, « cette forme de plaisir qui indique que l’on est du côté du désir et non du côté de la jouissance, c’est-à-dire, à suivre Lacan, du côté du Dieu chrétien. » (P.38). « La dit-mension de l’obscénité, voilà ce par quoi le christianisme ravive la religion des hommes » (Lacan, séminaire Encore), par cette exhibition de la souffrance et de l’extase mystique, « ce ruissellement de représentations de martyrs ». Ceci s’oppose en effet à la joie brouillonne et bruyante des offices juifs. (p. 38), un joyeux bordel pour qui y a un jour assisté. Il rappelle comment (p.35) la Torah ne cesse de fustiger avec une dureté sans pareille « les constantes insoumissions de ce peuple ingrat, à la nuque raide » : idolâtrie, lapidation des prophètes, répudiation de l’Alliance… le Livre n’a rien d’apologétique (et s’oppose à l’idéal de pureté chrétien) et on retrouve dans les « fautes qu’énumère la prière de Kippour » quelque source à cette dilection juive du Witz et à la conception par Freud de son instinct de destruction et de cette pulsion de mort que refusent les psychanalystes positivistes et activistes. (p.35).

Cette thèse est aussi mise en avant par Janine Chasset-Smirgel et Grunberger mais d’une tout autre manière, par des généralisations et une instrumentalisation des concepts psychanalytiques pour défendre une idéologie en pathologisant de façon caricaturale.

Dans La passe, le camp et le réel écrit en mars 2020, Francis Hofstein rappelle que Lacan pose le camp de concentration comme représentation du réel dans le champ psychanalytique, malgré les attaques et critiques parfois violente[14]. Dans la première version de la proposition d’octobre 167 sur la passe, Lacan met en effet le juif au point de concours, à une place centrale dont dépend la solidarité des trois anneaux du nœud borroméen, ce qui disparaît cependant dans la deuxième version. « Reste que le réel des camps n’a réellement rien à voir avec le réel de la passe » précise Francis Hofstein (P.143). En effet dans la passe « l’engagement y est libre et la résistance possible », tandis que bien évidemment personne n’a jamais choisi de se rendre dans un camp de la mort ! Là réside le trouble produit par le principe de l’analogie. « Bien qu’il n’y ait aucune commune mesure entre l’instauration concentrationnaire d’un univers de jouissance, cet au-delà du plaisir dont la légalisation a pour corollaire la dénégation, et l’espace policé de la psychanalyse, une même chose semble ne pouvoir se dire, qui tient à la représentation que l’espèce humaine se fait, ou ne se fait pas de la mort » (p.149). Comparaison n’est pas raison, toute chose égale par ailleurs, les précautions de langage quand il s’agit d’user d’analogie sont légion. L’analogie porte sur un trait, une similitude au risque de laisser penser qu’il s’agit du même. L’inconscient procède fréquemment par analogie, non pas pour inscrire une fois pour toute le point d’analogie, mais pour tenter de l’approcher, précisément quand les mots n’y suffisent pas, quand il s’agit d’un point de réel. Ce réel qui est déjà là. N’est-ce d’ailleurs pas une facilité de langage de parler du « réel des camps », du « réel de la passe » ou du « réel de la mort », puisqu’il n’y aurait que des bouts de réel, des effets de réel ou de vérité qui ne sauraient l’un comme l’autre se dire tout ou toute.[15] Ce point me semble central dans ce que Francis Hofstein nous dit de Lacan, de son enseignement, de Lacan son analyste, du maître Lacan, et de son rapport au réel et à la psychanalyse.

En effet, Francis Hofstein indique dans la note 3 (p. 146) que Gallimard et le Seuil refusèrent d’éditer La Passe de Lacan[16] « parce que le rapport entre camps, juifs et psychanalyse leur semblait hors sujet. Pourquoi Lacan a-t-il donc insisté à faire figurer ce réel des camps ? « Pour Lacan, introduire le camp comme réel dans la Proposition apparaît comme la garantie que la vérité pouvait être dite toute. Or tout se passe comme si l’effacement des juifs entre la première et la deuxième version ramenait la vérité au mi-dire. » (P.146) De même, Francis Hofstein écrit (p.149) que « Lacan n’arrive pas à ne pas croire. Un Dieu sans lequel il semblerait que ne soit représentable ni le réel des camps, ni le réel de la passe. Un Dieu dont il faudrait démontrer l’existence pour que puisse se dire ce réel, soit la vérité entière. » La déception de Lacan à l’égard de la passe n’est-elle pas du même ordre ? Quand il déclare que ce fut un échec « sous le prétexte que du réel, dans les passes, rien ou presque ne fut dit. Alors qu’en fait, c’est à ce rien et ces presque rien qu’aucun accueil ne fut proposé ». (p.150). « Transformer l’insatisfaction en échec, c’est alors la facilité destructrice à laquelle se laissèrent aller Lacan et son entourage en 1980. », à rabattre l’impossible sur l’impuissance. C’est là que Francis Hofstein a décidé de ne pas le suivre. N’est-ce pas aussi sur ce point où Lacan ne peut se résoudre à son désir de parvenir d’attraper le réel en mathème ou dans la passe que quelque chose a chu dans le transfert de la cure de Francis Hofstein avec Lacan ? Le réel comme impossible n’empêche pas qu’à cet impossible l’analyse est tenue. « Porté à témoigner sans cesse sinon d’une vérité, au moins d’un réel suffisamment ancré au symbolique et à l’imaginaire pour que puisse peut-être, n’en déplaise à Lacan (face à ce qu’il nomme l’échec de la Passe à transmettre l’intégralité du réel) ou à Primo Levi (pour qui « les vrais témoins des camps ne seraient pas les survivants » [p.148]), (il s’agit de ne pas renoncer à témoigner afin qu’il puisse) s’en entendre quelque chose de vivant … ». (p.152) comme Imre Kertész[17] le soutient lui aussi.

Comme je l’ai rappelé au début de mon intervention, Il n’y a pas d’au-delà de la haine, mais je soutiens qu’il y a un au-delà de l’agressivité. L’agressivité s’adresse aux petits autres, là où la haine s’adresse à l’Autre essentialisé, le Juif, le Noir, le Capitaliste, le Musulman, L femme, le Pédé etc. Il ne s’agit pas d’une haine des juifs, mais du Juif et c’est à cette essence-là que la haine s’adresse. J’ai avancé que ce qui cause la haine est soit la trop grande complétude de ce grand Autre essentialisé dont le sujet se sent exclu, soit que certaines figures essentialisées viennent au contraire lui rappeler l’incomplétude de cet Autre auquel il se réfère. Ce qui provoque la haine est l’insupportable du non rapport sexuel.

 

Chez les analystes, chez les analysants, là où il y a au début un amour de transfert, l’illusion que tout sera possible cède progressivement la place aux vérités indomptables. Il me semble qu’une psychanalyse a comme fin de rencontrer, qu’il n’y a pas, qu’il n’y a pas l’objet, qu’il n’y a pas de rapport sexuel etc. C’est cela sans doute qu’un analysant peut rencontrer au cours et surtout à la fin d’une analyse. Quand quelqu’un qui a fait une analyse, qui a vécu dans le transfert cette question de la haine (par l’hainamoration qui décomplète l’Autre) la rencontre à nouveau, cela ne se passe pas de la même façon que pour ceux qui sont pris dans la passion de l’ignorance de ces vérités indomptables, qui cherchent à se protéger à tout prix de tout effet de vérité, qui dès que quelque chose de l’incomplétude leur est rappelé le vivent d’une façon absolument insupportable.

La haine, l’amour ou l’ignorance visent à refuser toute rencontre avec cet Autre barré, manquant, incomplet qui renvoie aux vérités indomptables. C’est en revanche l’hainamoration dans le transfert qui vient participer à décompléter cet Autre, aimé, haï et qui permet au sujet de se confronter à ces vérités indomptables. C’est ce qui participe du processus de la cure quand quelque chose de l’analyste tombe, et que la question du grand Autre barré s’actualise. C’est ce qui permet au sujet d’ex-sister, c’est-à-dire de sortir de cette place à laquelle il est assigné, a-sujetti en s’identifiant à l’objet du désir de l’Autre ou ce qui viendrait compléter l’Autre. Radicalement, il n’y a pas de rapport sexuel, l’Autre est incomplété. C’est cette hainamoration rencontrée dans le transfert qui permet pour un sujet analysant en fin de cure d’appréhender ces vérités indomptables sans céder à l’idéologie Une, de l’amour Un, de la religion Une etc., pour se protéger de tout effet de vérité.

Lacan fait une proposition quant à l’amour le 11 juin 1974. Avant le deuxième discours de Rome le 15 décembre 67, il y eut la « Proposition d’octobre 67 sur le psychanalyste de l’école » (sur la passe). Avant de prononcer la Troisième (sa troisième conférence de Rome le 1er novembre 1974) il y eut ce que Jean Allouch (chapitre XXIII de l’amour Lacan) appelle la proposition du 11 juin 1974. C’est là une troisième façon d’aimer.

C’est lors de la dernière séance du séminaire « Les non-dupes errent » qui reprenait dix ans après son séminaire « Les Noms du père » interrompu après la première et unique séance du 20 novembre 1963, ayant été lâché par ceux de ses élèves de la Société Française de Psychanalyse qui ont cédé aux directives de l’IPA.

« Pour la première fois dans l’histoire, il vous est possible, à vous, d’errer, c’est-à-dire de refuser d’aimer votre inconscient puisqu’enfin vous savez ce que c’est : un savoir emmerdant. ». Je vous rappelle rapidement que la dupe selon le Bloch et Wartburg est un animal stupide, une huppe portant ses plumes sur la tête, dupe de ce plumet phallique. Les non-dupes sont ceux qui s’affranchissent de cet apparat phallique, de cette référence phallique et qui erre. Errance ayant cette double valence au XVI siècle d’errer (au sens négatif de se tromper, d’aller ici et là sans but) et d’iterare (voyager avec un sens plus positif). Soit on était dupe de la famille, de la patrie, du travail, d’une place sociale et l’on n’errerait pas. Soit pour différentes raisons, on n’y était pas ou plus captif, dupe du semblant phallique et c’était l’errance dans sa dimension de voyage idéalisé ou/et d’erreur. Mais en fin de séminaire, ce 11 juin, Lacan avance quelque chose de nouveau. Il s’agit d’être dupe, possiblement du semblant phallique jusqu’à la stupidité de la huppe, mais aussi (là est la nouveauté) dupe de son inconscient, d’un savoir emmerdant.

Le 12 mars 1974 Lacan avait formulé le vœu qu’à l’amour soit donné sa règle du jeu et que le discours analytique pourrait, voire devrait, produire le savoir de cette règle. « Pour la première fois dans l’histoire, il vous est permis de ne plus souffrir ». Freud disait au contraire qu’une condition nécessaire pour que quelqu’un vaille comme analyste était de se dispenser de fournir au patient quelque règle de vie que ce soit, moins encore sa propre règle de vie. En outre, n’est-ce pas stupide de prescrire l’amour ?

L’amour sur un registre imaginaire est donc une façon d’aimer, l’amour comme donc actif est cette façon d’aimer dans un registre symbolique, puis Lacan met en évidence cet autre façon d’aimer : aimer son inconscient.

La passion de l’ignorance peut être une passion de ne rien savoir, tout comme la passion de l’amour ou celle de la haine tentent de préserver le sujet des vérités indomptables. Il est cependant une autre façon d’appréhender cette ignorance. Un savoir ignorant peut être ce que l’analysant acquiert quand les certitudes ratiocinantes, voire délirantes de certains analystes peuvent vaciller, quand la question de l’analyste nécessairement défaillant se pose en fin d’analyse. Cette ignorance peut être rencontrée par l’analysant et par l’analyste. Ce savoir ignorant se rencontre et se constitue quand cette défaillance renvoie à la castration de l’analyste, à une barre sur l’Autre, l’analyste supposé savoir ou au savoir, mais aussi tout Autre, idéal, dieu ou vérité suprême. Ce dont nous parle Francis Hofstein est du désir fou de Lacan qui ne renonce pas à cerner le réel tout, la vérité toute, quoiqu’il en dise. Pourtant il en accepte quelque chose dans la cure de Francis Hofstein. Je considère que cela est de la responsabilité de l’analysant en Ernesto, celui qui ouvre les oreilles de son analyste et qui lui permet à chaque fin d’analyse, toujours singulière, d’être en mesure non pas de quitter son analysant, ni d’être quitté, ni même de se faire quitter (factitif du troisième temps de la pulsion) mais de se voir être quitté comme Cyrille Deloro se référant à Pichon a pu nous le faire remarquer. C’est ce moment de désêtre qui permet une fin d’analyse, c’est ce réel dont la passe peut témoigner, réel qui voisine ce réel des camps. Anne-Lise Stern qui (à sa connaissance) est la seule rescapée des camps que Lacan ait eue sur son divan aurait soufflé à Lacan ce terme de « réel des camps ». Elle dit aussi dans Le savoir déporté qu’il faudrait ajouter aux trois métiers impossibles (éduquer, psychanalyser et gouverner) un quatrième qui serait celui de témoigner. À l’impossible nul n’est tenu sauf peut-être l’analyste et l’analysant dans une cure, à ne pas reculer sur le réel d’une cure. C’est comme cela qu’un analysant est averti du non rapport sexuel et de ces vérités indomptables. C’est pour l’avoir pratiqué et rencontré qu’il peut tirer un savoir qui ne soit pas une connaissance, un énoncé docte, mais un savoir in-su qu’il sait repérer chez lui et chez ces analysants s’il se décide à occuper une fonction d’analyste. Un savoir ignorant qui est davantage un savoir y faire avec l’inconscient, le désir et la jouissance.

[1] Jacques Lacan, Le séminaire, Livre I (1953-1954), Les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975

[2] Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XX (1972-1973), Encore, Seuil,

[3] Les non-dupes errent, séance du 9 avril 1974, inédit : « Ce dont témoigne pour nous l’expérience analytique, c’est que nous avons affaire, je dirais, à des vérités indomptables, à des vérités indomptables dont nous avons à témoigner, pourtant comme telles. […] Ce sont les seules qui peuvent nous permettre de définir comment, dans la science, ce qu’il en est du savoir, du savoir inconscient, […] peut constituer un bord […]. Si ce que j’avance pour vous répond à quelque chose, je veux dire que vous m’ayez assez attendu [entendu ?], avant, de ce que j’énonce de ce qu’il n’y a pas de rapport sexuel, c’est ça que ça veut dire. » cité dans Jean Allouch, L’Autre sexe, Epel, 2015, p. 113.

[4] La première analytique du sexe concerne l’objet a, tandis que celle de la deuxième analytique du sexe relève du non rapport sexuel. Jean Allouch, Nouvelles remarques sur le passage à l’acte, Epel, 2019, p.122

[5] Virginie Despentes, King Kong théorie, Grasset, Paris, 2006

[6] Valérie Solanas, SCUM Manifesto association pour tailler les hommes en pièce, Mille et une nuits, Paris 2005

Voici les premières lignes de l’ouvrage : Vivre dans cette société, c’est au mieux y mourir d’ennui. Rien dans cette société ne concerne les femmes. Alors, à toutes celles qui ont un brin de civisme, le sens des responsabilités et celui de la rigolade, il ne reste qu’à renverser le gouvernement, en finir avec l’argent, instaurer l’automation à tous les niveaux et supprimer le sexe masculin.

Grâce au progrès technique, on peut aujourd’hui reproduire la race humaine sans l’aide des hommes (ou d’ailleurs sans l’aide des femmes) et produire uniquement des femmes ; conserver le mâle n’a même pas la douteuse utilité de permettre la reproduction de l’espèce.

Le mâle est un accident biologique ; le gène Y (mâle) n’est qu’un gène X (femelle) incomplet, une série incomplète de chromosomes. En d’autres termes, l’homme est une femme manquée, une fausse couche ambulante, un avorton congénital. Être homme c’est avoir quelque chose en moins, c’est avoir une sensibilité limitée. La virilité est une déficience organique, et les hommes sont des êtres affectivement infirmes. L’homme est complètement égocentrique, prisonnier de lui-même, incapable de partager, ou de s’identifier à d’autres ; inapte à l’amour, à l’amitié, à l’affection, la tendresse. Cellule complètement isolée, incapable d’établir des relations avec qui que ce soit, ses enthousiasmes ne sont pas réfléchis, ils sont toujours animaux, viscéraux, son intelligence ne lui sert qu’à satisfaire ses besoins et ses pulsions. Il ne connaît pas les passions de l’esprit ni les échanges mentaux ; il ne s’intéresse qu’à ses petites sensations physiques. Il n’est qu’un mort-vivant, un tas insensible, et pour ce qui est du plaisir et du bonheur, il ne sait ni en donner ni en recevoir. Au mieux de sa forme, il ne fait que distiller l’ennui, il n’est qu’une bavure sans conséquence, puisque seuls ont du charme ceux qui savent s’absorber dans les autres. Emprisonné dans cette zone crépusculaire qui s’étend des singes aux humains, il est encore beaucoup plus défavorisé que les singes parce que, au contraire d’eux, il présente tout un éventail de sentiments négatifs – haine, jalousie, mépris, dégoût, culpabilité, honte, blâme, doute – pis encore, il est pleinement conscient de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas.

 

 

 

 

[7] « Fantasmes paranoïaques : différence des sexes, homosexualité, loi du père » dans Topique n°13,La réalité et ses interprétations, Épi, 1974.

[8] André Stéphane, L’univers contestationnaire ou les nouveaux chrétiens, Étude psychanalytique, Payot, 1969

[9] Anne-Lise Stern, Le savoir-déporté, camps, Histoire, psychanalyse, Seuil, 2004

[10] Jean Allouch, Transmaître, Jacques Lacan et son élève hérisson, Epel, 2020

[11] Marguerite Duras, Ah ! Ernesto, Thierry Magnier, 2013 (première publication 1971)

[12] Marguerite Duras, La pluie d’été, POL éditeur, 1990

[13] Francis Hofstein, Un Amour de Lacan, Éditions le Retrait, 2020

[14] 1967-10-09 PREMIERE VERSION DE LA PROPOSITION DU 9 OCTOBRE 1967 SUR LE PSYCHANALYSTE DE L’ECOLE

La mise en marge de la dialectique œdipienne qui en résulte, va toujours plus

s’accentuant dans la théorie et dans la pratique.

Or, cette exclusion a une coordonnée dans le réel, laissée dans une ombre profonde.

C’est l’avènement, corrélatif de l’universalisation du sujet procédant de la science, du

phénomène fondamental, dont le camp de concentration a montré l’éruption.

Qui ne voit que le nazisme n’a eu ici que la valeur d’un réactif précurseur.

La montée d’un monde organisé sur toutes les formes de ségrégation, voilà à quoi la

psychanalyse s’est montrée plus sensible encore, en ne laissant pas un de ses membres

reconnus aux camps d’extermination.

Or c’est là le ressort de la ségrégation particulière où elle se soutient elle-même, en tant

que l’I.P.A. se présente dans cette extra-territorialité scientifique que nous avons accentuée,

et qui en fait bien autre chose que les associations analogues en titre d’autres professions.

À proprement parler, une assurance prise de trouver un accueil, une solidarité, contre la

menace des camps s’étendant à l’un de ses secteurs.

L’analyse se trouve ainsi protéger ses tenants, – d’une réduction des devoirs impliqués

dans le désir de l’analyste.

(23)Nous tenons ici à marquer l’horizon complexe, au sens propre du terme, sans lequel

on ne saurait faire la situation de la psychanalyse.

La solidarité des trois fonctions majeures que nous venons de tracer, trouve son point

de concours dans l’existence des Juifs. Ce qui n’est pas pour étonner quand on sait

l’importance de leur présence dans tout son mouvement.

Il est impossible de s’acquitter de la ségrégation constitutive de cette ethnie avec les

considérations de Marx, celles de Sartre encore bien moins. C’est pourquoi, pourquoi

spécialement la religion des Juifs doit être mise en question dans notre sein.

Je m’en tiendrai à ces indications.

 

[15] Il n’y a pas de réel universel disait Robert Lévy samedi dernier, mais il y a une universalité du réel et des parlêtres qui ont à faire à ce Réel qui ne cesse pas de ne pas se laisser appréhender  autrement que par ces effets de réel, ces bouts de réel.

[16] Francis Hofstein, la passe de Lacan, Éditions du félin, 2017

[17] Imre Kertész, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, Actes Sud, 1995

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