Claude Breuillot. Intervention au congrès d’AF- 04octobre 2020
Claude Breuillot
Psychanalyste AF
Psychanalysebourgogne.wordpress.com
@cbreuillot
Paris le 4 octobre 2020
Intervention au Congrès de l’Association Analyse Freudienne
Spéculations autour de la Weltanschauung
L’amour, le bonheur, la bienveillance, le bien-être,
objets du fétichisme contemporain
« On reconnait le bonheur au bruit qu’il fait quand il s’en va ». Prévert
« Il n’y a pas d’amour heureux ». Aragon
[…] Rien n’est jamais acquis à l’homme, ni sa force
Ni sa faiblesse ni son cœur, et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix
Et quand il veut serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce […]
Nous pouvons entendre l’amour comme croyance.
Jean-Richard Freymann lors de son intervention d’octobre 2020 au Congrès International d’Analyse Freudienne (L’amour de transfert) évoquait la montée nette de l’érotomanie et de l’hypnotisme. Borch-Jacobsen, historien de la psychanalyse écrit, au sujet des premières publications de Freud sur l’hystérie : « Deux ans après son retour, c’est comme s’il était toujours à Paris, salpêtrisé, hypnotisé par le Patron. Le jeune Freud est encore à l’École, il ne voit que ce que la théorie lui dit de voir ». Freud avait écrit à sa fiancée : « Charcot est l’un des plus grands médecins qui soient et dont la raison confine au génie. […] Aucun homme n’a eu autant d’influence sur moi ».
Quand Jean-Richard Freymann évoque la montée nette de l’érotomanie, il nous rappelle que l’érotomanie ou syndrome de Clérambault est la conviction délirante d’être aimé. De la même manière que dans le délire de persécution paranoïaque où l’individu est persuadé d’être l’objet de malveillances imaginaires, l’érotomane est persuadé d’être l’objet d’une bienveillance amoureuse, tout autant délirante, de la part d’autrui. Cette bienveillance sue par tous les canaux de l’information et de la communication, et se fait slogan au sein des établissements de santé ou dans l’éducation avec l’école de la bienveillance prônant la psychologie positive comme jamais, associée au bouddhisteries du moine biologiste, insufflant la pleine conscience dès la maternelle, figure d’une psychose collective plus ou moins délirante. Si Lacan se décalait des linguistes en créant le néologisme linguisterie, nous créerons celui de bouddhisterie pour signifier l’essor de pratiques adossant le Bouddhisme et son image bienfaisante et non violente, aux politiques et stratégies nationales. La psychologie positive, c’est la revanche de Jung. À l’occasion du centenaire de la naissance de Freud, né le 16 mai 1856, ont été organisées à Paris des manifestations pour le commémorer. Jean Delay ouvre la séance. Lacan intervient avec cette conférence : Freud dans le siècle. « La science positive à laquelle appartiennent les maîtres de Freud, cette pléiade que Jones évoque très justement au début de son étude, toute dynamique du sens est, par pétition de principe, négligeable, fondamentalement superstructure. C’est donc une révolution de la science qu’apporte Freud. [1] » .
On ne sait plus vraiment éclairer ce qui fait traumatisme. Il est insidieux dans sa gangue positive. Pour rejoindre Foucault et sa théorisation de la biopolitique, tout est mis en œuvre pour consommer, et le dit bien-être est un trait du néo-libéralisme. Dans cette mouvance du Happy-Washing, Mc Donald, Google ou Zappos ont même inauguré une nouvelle fonction, celle du Chief Happiness Officer, ou Directeur Général du Bonheur, « jusqu’au moment où quelque chose de contingent s’inscrive en faux contre ce dire, et par bon heur – si je puis dire – bon heur, les deux mots séparés – s’écrive f (x, y), il y a une fonction qui noue le x et le y, et que ça a cessé de ne pas s’écrire. [2]» . Plus on exige le mot d’ordre « don’t worry, be happy ! » et plus on trouve la dépression et son mépris envers toute promesse de bonheur. Quelles sont nos ressources humaines pour lutter contre la tyrannie du bonheur ? L’économie politique emboite le pas avec son leurre de liberté sous condition, liberté de consommer : « Cette idéologie libérale-libertaire, fondée sur la légitimité de la jouissance et du profit, la prévalence de l’individualisme sur l’intérêt général, configurée dans un espace mondialisé où la scène des représentations et des identifications est confisquée par une minuscule élite médiatique. [3]» .
Le prix à payer en est la compétition, la concurrence économique subjective de tous contre tous, voire contre soi-même. Nous observons une radicalisation des thèmes généraux du libéralisme, appliquée aux individus, consacrée « à laisser la société se développer comme une société d’entreprise », et en miroir, une radicalisation de la société . « On se donne surtout la possibilité de ne pas les faire travailler, si on n’a pas intérêt à les faire travailler. On leur garantit simplement la possibilité d’existence minimale à un certain seuil, et c’est ainsi que pourra fonctionner cette politique néolibérale. [4]» .
Dans notre quotidienneté, ne sommes-nous pas sous influence perpétuelle ? Un retour à un monde de l’origyne comme l’écrit Lacan. Une aliénation primaire adressée à la foule, fabrication de la pensée de masse, perpétuée aujourd’hui par les algorithmes politiques qui font l’opinion, ou par des ONG chargées de construire l’image idéale de notre bonheur se traduisant par l’indice de positivité. Appuyés sur la segmentation de la société, ne construiraient-ils pas paradoxalement le communautarisme ? Ce qui nous permettrait d’écrire que l’algorithme c’est le populisme. Sans nier bien sûr quelques intérêts : capturer, capter à notre insu nos désirs les plus intimes, sans pouvoir résister au Grand Autre politique. Les perturbateurs endoctriniens ne manquent pas.
Si la psychanalyse s’est peu intéressée à l’idéologie, la définition donnée par Freud de la Weltanschauung correspond à ce qu’on appelle idéologie après Marx. Or c’est la position de Freud concernant le statut scientifique de la psychanalyse qui nous retient ici en premier lieu.
Que nous dit Freud de la Weltanschauung ?
L’article est peu commenté et pourtant il contribue à la compréhension du mouvement psychanalytique de l’entre-deux-guerres ainsi qu’à la place singulière donnée à la psychanalyse hors des idéologies, moment ou Freud subit une opération chirurgicale qui ne lui permis pas, lors de ces nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, de les prononcer.
Si l’intention était de « gérer l’opinion » des individus et leurs subversions, nous pourrions nous rendre compte de l’ « essence grandiose » de la religion « pour diriger leurs actions par des préceptes qu’elle soutient de toute son autorité » en leur « assurant protection et bonheur. [5]» écrit Freud. Nous entendons l’importance qu’acquiert l’économie de l’attention dans nos sociétés, particulièrement dans le champ optique.
« Malheureusement, [cette conception] n’est pas soutenable, elle participe à tous les traits nocifs d’une Weltanschauung absolument non scientifique et lui équivaut pratiquement. […] Des trois puissances qui peuvent contester à la science son territoire, seul la religion est un ennemi sérieux. L’air est presque toujours inoffensif et bienfaisant.[6] » écrit Freud.
La psychanalyse n’est en aucune façon, ni ne comporte une quelconque construction imaginaire totalisante, ce que Lacan explicite par la phrase : « Il ne s’agit pas, dans cette occasion, de quoi que ce soit qui ressemble à une Weltanschauung quelconque qui serait la mienne, et que j’essaierais de vous communiquer.[7] » Ce que l’expérience freudienne a opéré d’inédit, c’est l’introduction d’un nouveau discours. Alors : « La psychanalyse n’est ni une Weltanschauung, ni une philosophie qui prétend donner la clé de l’univers. Elle est commandée par une visée particulière, historiquement définie par l’élaboration de la notion de sujet. [8]» .
« C’est l’expérience psychanalytique en tant qu’expérience de discours qui a imposé à Freud cette notion.[9] » . Cela signifie que la théorie est commandée par la structure de discours de l’expérience.
Aujourd’hui nous avons l’alliance de la religion et du scientisme.
Cet hypnotisme et cette érotomanie peut nous interpeller au sein d’associations psychanalytiques ou d’autres institutions comme l’Éducation Nationale. L’identification hystérique à la voix de son maître peut en devenir le trait comme à la naissance du fascisme par l’identification au trait unaire de la petite moustache ou le radicalisme islamique à la barbe longue, comme communautarisme qui défraie particulièrement la chronique cet automne 2020..
« Le cerveau humain et la conscience d’être un, d’être soi-même, sont des produits de la relation à l’Autre, du langage et de la culture, écrit Nestor Braunstein, Pourquoi, alors, tous les consciencialistes à la Searle, qui prolifèrent aujourd’hui et mènent le bal de la psychologie et de la « philosophie de l’esprit (mind) », soutiennent-ils que la conscience soit causée par des processus neurobiologiques ? Veulent-ils ainsi fuir un état de fait évident et su depuis si longtemps, à savoir que l’être social de la conscience exige la médiation langagière ? [10]»
La psychanalyse nous apprend que la question de l’être se ramène à des identifications inconscientes. « L’immixtion de la conscience de soi n’est le plus souvent que celle de nos servitudes sociales. [11]» Immixtion à entendre comme dans une hérédité, un acte de disposition ou de jouissance valant acceptation tacite d’une succession. Non sans le corps, pétri dans les images des interprétations imaginaires relatives au désir de l’Autre.
Nous constatons un retour de l’hygiénisme, de l’attention politique au corps, par le biais des sciences cognitives en réseau avec le commerce du développement personnel cher au coaching de la vie même, et du bonheur ineffable articulé à ses indicateurs qui laissent à désirer. Nous nous référons à ladite énonciation d’un Indice de positivité créé par desdites ONG (Organisation Non Gouvernementale) comme celle dirigée par J. Attali : Positiv’Planète.
Les délires passionnels ne manquent pas dans l’école d’aujourd’hui ou à l’hôpital, sous le régime dictatorial du bien-être. Clairambault en 1921[12] avait répertorié dans l’érotomanie plusieurs thèmes dérivés et regardés comme évidents que nous adaptons à la relation maître-élève :
- L’élève ne peut avoir de bonheur sans son prof.
- L’élève ne peut avoir une valeur complète sans son prof.
- L’élève est indépendant. Ses parents ne sont pas valables. On assiste au meurtre symbolique de la fonction parentale.
Thèmes dérivés et qui se démontrent :
- Vigilance continuelle de l’enfant.
- Protection continuelle de l’enfant.
- Conversations indirectes avec l’enfant prenant le virtuel comme légitimité. (Pandémie)
- Conduite paradoxale et contradictoire de l’enfant. La fuite par la déscolarisation ou le décrochage scolaire.
La psychanalyse n’est en aucune façon, ni ne comporte une quelconque construction imaginaire totalisante, ce que Lacan explicite par la phrase : « Il ne s’agit pas, dans cette occasion, de quoi que ce soit qui ressemble à une Weltanschauung quelconque qui serait la mienne, et que j’essaierais de vous communiquer.[13] » Ce que l’expérience freudienne a opéré d’inédit, c’est l’introduction d’un nouveau discours. Lacan disait alors : « La psychanalyse n’est ni une Weltanschauung, ni une philosophie qui prétend donner la clé de l’univers. Elle est commandée par une visée particulière, historiquement définie par l’élaboration de la notion de sujet. [14]»
« C’est l’expérience psychanalytique en tant qu’expérience de discours qui a imposé à Freud cette notion.[15] » . Cela veut dire que la théorie est commandée par la structure de discours de l’expérience. Pour le dire encore autrement, la théorie relève chez Freud d’une éthique. Confondre la psychanalyse avec une Weltanschauung, ou lui en attribuer une, constitue sans doute une déviation, ou une interprétation, due à la « soif de sens » des « êtres de faiblesse. » que nous sommes.[16] Le remplacement du meneur par une idée, un idéal, une idéologie, un S1, nous amène à considérer que ce modèle est immanent à toute formation humaine qui s’inscrit sous le régime du discours du maître, discours politique privilégié.
[1] Lacan, J. (1955-1956), Le séminaire, Livre IV, Les psychoses, Édition ALI.
[2] Lacan, J. (1974), Le séminaire, Livre XXI, Les non-dupes errent, Édition ALI, Leçon du 15 janvier 1974.
[3] Hervoët, V. (2004), « l’Enjeu Symbolique – Islam, christianisme, modernité ( interprétation psychanalytique des fondements religieux, idéologiques et de leurs conflits), Éditions L’Harmattan, Collection « Psychanalyse et civilisations ».
[4] Foucault, M. (1978-1979), « Naissance de la biopolitique », Cours au Collège de France, Hautes Études, Gallimard, seuil, Leçon du 7 mars 1979, p. 213.
[5] Freud, S. (1933), « Sur une Weltanschauung », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, Folio Essais, 1984, p.215.
[6] Freud, S. (1933), Ibid.., p.214.
[7] Lacan, J. (1959-1960), « Le séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse », 1986, Seuil, p. 66.
[8] Lacan, J. (1964-1965), « Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Paris, Seuil, 1973, p. 73.
[9] Lacan, J. (1969-1970), Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, 1991, Seuil , p. 15-17.
[10] Braunstein, N. (2013), « Donne-moi ta dopamine – ta libido », Savoirs et clinique, 2013/1 (n° 16), p. 160-169.
[11] Safouan, M. (2017), « La question de l’Un », Le puits de la vérité, La psychanalyse et la science, Paris, Hermann, p. 35.
[12] Clérambault (De), G. (1921), « Les délires passionnels. Érotomanie, Revendication, Jalousie », http://psychanalyse-paris.com/835-Les-delires-passionnels.html
[13] Lacan, J. (1959-1960), op.cit., Leçon du 3 février 1960.
[14] Lacan, J. « 1964-1965), Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 73.
[15] Lacan, J. (1969-1970), op.cit., p. 15-17.
[16] Lacan, J. (1969-1970), op.cit., p.14.